
Chapitre I :
« A mesure que
devient réalisable la libération à l'égard de la misère, contenu
concret de toute liberté, les libertés liées à un stade inférieur
de productivité perdent leur contenu originel. L'indépendance de
pensée, l'autonomie, le droit à l'opposition politique sont privés
de leur fonction essentiellement critique dans une société qui, par
son organisation, semble chaque jour plus apte à satisfaire les
besoins individuels.Une telle société peut exiger l'acceptation de
ses principes et de ses institutions ; il faut débattre des
alternatives politiques et les rechercher à l'intérieur du status
quo , c'est à cela que se réduit l'opposition. Que ce soit un
système autoritaire ou un système non autoritaire qui pratique la
satisfaction progressive des besoins, ne joue pas beaucoup à cet
égard. Dans ces conditions où le standard de vie est croissant, ne
pas se conformer au système n'a aucune utilité sociale apparemment,
d'autant moins quand cela entraine des inconvénients économiques et
politiques sensibles et menace le bon fonctionnement de l'ensemble.
Pourquoi la production et la distribution des biens devraient-elles
subir la concurrence des libertés individuelles alors que des
nécessités vitales sont en jeu ?
Au début déjà la
libre entreprise ne constitue pas une réussite complète. La liberté
c'était travailler ou mourir de faim et c'était le labeur,
l'insécurité et l'angoisse pour la majeure partie de la population.
Si l'individu n'avait plus désormais à se produire sur le marché
du travail en tant que sujet économique libre, la disparition de
cette sorte de liberté représenterait en fait une des plus grandes
réalisations de la civilisation. Les processus technologiques de
mécanisation et d'uniformisation pourraient ouvrir à l'énergie
individuelle un champ de liberté insoupçonné, au delà des
besoins. La structure même de l'existence humaine serait
transformée ; l'individu serait libéré d'un travail qui lui
impose des besoins et des projets aliénants ; il réintégrerait
sa vie. Si l'appareil productif pouvait être organisé et dirigé en
fonction des besoins vitaux, son contrôle pourrait être facilement
centralisé et ce contrôle favoriserait l'autonomie individuelle au
lieu de lui porter atteinte.
La « fin »
de la rationalité technologique est un objectif qui pourrait
réaliser la société industrielle avancée. C'est la tendance
contraire qui s'affirme actuellement : l'appareil fait peser ses
exigences économiques, sa politique de défense et d'expansion sur
le temps de travail et sur le temps libre, dans le domaine de la
culture matérielle et intellectuelle. De la manière dont elle a
organisé sa base technologique, la société industrielle
contemporaine tend au totalitarisme. Le totalitarisme n'est pas
seulement une uniformisation politique terroriste, c'est aussi une
uniformisation économico-technique non terroriste qui fonctionne en
manipulant les besoins au nom d'un faux intérêt général. Une
opposition efficace au système ne peut pas se produire dans ces
conditions. Le totalitarisme n'est pas seulement le fait d'une forme
spécifique de production et de distribution, parfaitement compatible
avec un « pluralisme » de partis, de journaux, avec la
« séparation des pouvoirs » , etc. »
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