Le front
unique ou « unité de front » est la tentative proposée par
certains organismes d'avant-garde d'opposer à la force organisée du
capitalisme de bataille, la force organisée du travail. Cette
expression « front unique » est relativement récente, puisqu'elle
ne date que de l'époque où les forces du travail se divisèrent non
seulement dans leurs organisations, mais surtout en raison des moyens
de lutte préconisés et employés par les différentes écoles
sociales et révolutionnaires. Nous avons à maintes reprises déclaré
qu'à notre avis le triomphe du prolétariat sur la bourgeoisie ne
pouvait être consécutif qu'à l'union de tous les travailleurs sur
le terrain économique, de manière à pouvoir opposer à la
puissance capitaliste un bloc compact susceptible de résister à ses
attaques. C'est dire assez qu'en principe, l'unité de front, ou le
front unique, nous apparaît comme une condition sine qua non,
indispensable à la victoire prolétarienne. Il faut cependant
étudier dans quelle mesure ce front unique est réalisable. Les
facteurs qui, au lendemain de la guerre, déterminèrent la division
des forces prolétariennes, subsistent encore en 1927, et quelle que
soit sa nécessité, le front unique ne semble pas pouvoir se
réaliser avant longtemps. D'autre part il convient de remarquer que,
dans l'esprit de quantité d'individus qui le réclament avec
intensité, le front unique n'est qu'un pis-aller qu'il ne faut pas
confondre avec l' « Unité » tout court. Les différentes
organisations qui président aux destinées de la classe ouvrière
considérant qu'en raison même des principes qui leur servent de
base, l'unité organique est matériellement impossible, certaine de
ces organisations préconise le « front unique », c'est-à-dire
l'union momentanée, circonstancielle, occasionnelle, pour un but
déterminé, de tous les travailleurs, quelle que soit l'organisation
à laquelle ils appartiennent. Présenté sous un tel jour, le front
unique paraît évidemment souhaitable, et bien fol serait celui qui,
sincèrement révolutionnaire, refuserait de s'associer à une telle
tentative. Mais avant de s'engager idéologiquement et pratiquement
dans une aventure, il est prudent de rechercher si telle proposition
qui à première analyse paraît généreuse, n'est pas une façade
destinée à cacher des buts inavoués ; si seul l'intérêt de la
classe ouvrière anime les parties susceptibles de s'associer et
enfin si, en certaines circonstances, le « front unique » loin
d'être un facteur d'unité, ou plutôt de réconciliation
prolétarienne, n'est pas un facteur de désagrégation ouvrière. On
trouve, autre part, dans cette même encyclopédie, l'étude sur le
mouvement prolétarien en France, son évolution, et plus
particulièrement l'historique de la « Confédération Générale du
Travail » et de la « Confédération Générale du Travail Unitaire
» (Voir ces mots).
En 1926 se
forma, en France, un troisième organisme prenant le nom de
Confédération Générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire,
qui, se réclamant des vieux principes du syndicalisme
révolutionnaire, se traça comme tâche de regrouper les
travailleurs qui, lassés de la collusion existant entre le mouvement
syndical et le mouvement politique, ne trouvaient pas place dans les
deux premières Confédérations. Bien que déplorant la naissance
continuelle de nouveaux organismes, ce qui caractérise
l'affaiblissement des classes laborieuses, les anarchistes
communistes qui vécurent les heures troubles de 1920 à 1926 - tout
au moins ceux des anarchistes qui considèrent le syndicalisme comme
un facteur révolutionnaire crurent devoir applaudir à la création
de la C.G.T.S.R. C'est qu'en réalité il est encore préférable de
voir les travailleurs groupés en plusieurs organisations que de les
voir absolument désorganisés. Il faut avouer pourtant que la
création de nouvelles organisations prolétariennes rend plus
difficile à résoudre le problème de l'unité et du front unique.
Ce problème semble insoluble en vertu même des nombreuses
contradictions qui éloignent les travailleurs les uns des autres. Or
une question se pose : les contradictions qui divisent la classe
ouvrière sont-elles réelles ou superficielles? Ne sont-elles pas
savamment entretenues pour éviter la reconstitution d'un bloc
prolétarien? Une chose est certaine : c'est que tous les
travailleurs, organisés ou non - et c'est ce qui devrait être leur
force - quelles que soient leurs opinions politiques ou
philosophiques, ont un intérêt commun indéniable, incontestable :
c'est l'affaiblissement progressif des classes dirigeantes qui doit
déterminer finalement la chute définitive du capitalisme et la fin
de l'exploitation de l'homme par l'homme. Même pour ceux qui ne
veulent pas s'embarrasser des problèmes d'avenir et qui envisagent
l'action et le mouvement social simplement dans le présent et pour
les bénéfices immédiats que l'on peut en tirer, les chances de
succès des travailleurs, dans la lutte quotidienne qu'ils mènent
contre le capitalisme, sont relatives à la puissance de ce dernier.
Or nous sommes convaincus que l'affaiblissement du capitalisme de
bataille ne peut être obtenu que par la lutte sur le terrain
économique, et l'expérience, et toute l'histoire du passé est à
ce sujet significative et ne permet aucun doute. Comment se fait-il,
alors, qu'animés par les mêmes désirs, luttant pour un but
identique, la réalisation d'un front unique et par la suite d'une
unité organique de tous les travailleurs, paraisse impossible ? Nous
disons que jamais une amélioration, une transformation, une réforme
- favorables naturellement à la classe productrice - ne furent le
résultat d'une intervention spécifiquement politique. La politique
et les politiciens peuvent trouver un bénéfice dans la lutte
économique des travailleurs, jamais les travailleurs n'ont acquis et
n'acquerront des avantages par leurs luttes politiques. Mais chaque
fois qu'une action prolétarienne fut couronnée par un succès, des
politiciens, par d'habiles subterfuges, une fois le travail accompli,
se présentèrent comme les provocateurs de la victoire, pour en
récolter les bénéfices moraux. De cette tradition, il résulte
que, malgré les nombreux exemples qui illustrent l'histoire
politique et sociale des classes laborieuses, le prolétariat est
encore, par préjugé et par ignorance, et aussi par paresse,
étroitement attaché à tout ce qui touche à la politique. Il est
fermement convaincu que les faibles améliorations qu'il obtient sont
dues à l'intervention de ses politiciens et l'on peut dire qu'il
accorde une plus grande confiance à la suite politique qu'à la
lutte économique. C'est cet état d'esprit qui fut une cause de
division et qui est encore aujourd'hui une entrave à l'unité et au
front unique. S'il était possible d'effacer toute trace de politique
dans les organisations syndicales, l'unité serait un fait accompli.
Nous, n'en sommes malheureusement pas là et nous savons que les
ravages exercés par la politique au sein des associations ouvrières
s'étendent de plus en plus. Et pourtant, plus que jamais, l'union de
tous les travailleurs est nécessaire. L'impérialisme se développe
avec une rapidité déconcertante et menace chaque jour d'entraîner
l'humanité vers de nouvelles catastrophes. Des foyers d'incendies
couvent aux quatre coins du monde ; à peine terminée l'aventure
marocaine, à laquelle participèrent la France et l'Espagne,
l'Angleterre et les Etats-Unis développent leur action dans la
Chine, en pleine période d'évolution. Mussolini a lès regards
fixés sur la Yougoslavie, et le besoin d'expansion italienne est une
épée de Damoclès suspendue sur l'Europe. Plus qu'en 1914 la guerre
est là qui nous guette et ce ne serait pas trop de toute l'énergie
et de toute la volonté de tout le prolétariat pour résister au
terrible fléau que nous prépare le capitalisme. Mais comment
réaliser ce front unique, comment réunir les forces éparses des
travailleurs, et qui donc entrave l'accomplissement d'une telle
œuvre? La politique encore et toujours. Nous avons dit plus haut
qu'un anarchiste ne pouvait pas, s'il était révolutionnaire, ne pas
être partisan de l'unité de front contre les forces déchaînées
du capital ; mais faut-il encore que ce front unique ne soit pas un
tremplin destiné à servir les appétits d'une minorité de
parasites qui spéculent sur le mouvement ouvrier. Souventes fois,
les anarchistes, malgré les désaccords profonds qui les séparaient
de certains partis politiques, consentirent à faire cause commune,
pour un but déterminé, avec certains de leurs adversaires, dans
l'espoir de voir la classe ouvrière sortir triomphante de la
bataille. Hélas! L’expérience ne fut pas heureuse, et chaque fois
la classe ouvrière fut détournée de son chemin, malgré tous les
efforts des révolutionnaires sincères. L'on est donc obligé de
constater que, parfois, ceux qui réclament 1'organisation du front
unique, ne le font que pour empêcher certains éléments
d'entreprendre une action qui pourrait gêner une autre tentative
préconçue et inavouée, et que dans de telles conditions le front
unique, loin d'être profitable à la classe ouvrière, lui est
néfaste. Le front unique ne peut se réaliser que si une profonde
sincérité, sans aucune arrière pensée, anime ceux qui sont
chargés de l'organiser. Or une telle garantie ne nous est nullement
fournie par les hommes qui sont actuellement à la tête des deux
grandes organisations ouvrières, liées l'une et l'autre à des
associations politiques. Faut-il donc désespérer de voir la classe
ouvrière unifiée et capable de se dresser menaçante devant la
folie meurtrière du capitalisme? Devons-nous espérer que le front
unique s'organisera automatiquement à l'heure du danger et que,
devant la terrifiante réalité, les travailleurs, dans un éclair de
raison, briseront les barricades qui les séparent? Il est difficile
de répondre, et pour celui qui a assisté à la désorientation des
éléments révolutionnaires de 1914, il est douteux qu'en l'état de
chose actuel il en soit différemment. Les travailleurs ne semblent
pas avoir appris grand-chose de la guerre, ils se laissent encore
guider comme par le passé par des formules sentimentales qui ne sont
plus d'actualité. Cependant que le capital profite de toutes les
expériences et s'organise pour parer à toutes les difficultés, le
prolétariat reste stationnaire et s'imaginé qu'en changeant les
noms et les mots il change les choses. Il n'est pas suffisant de dire
que les chefs qui le dirigent sont corrompus, car en vérité lui
seul est responsable de cette corruption. C'est à lui de savoir
choisir ses hommes et de s'organiser de façon à pouvoir être prêt
à répondre à toutes les attaques du capital. L'organisation
instantanée du front unique est une utopie qui ne se réalisera
jamais, et même en supposant qu'un tel phénomène se produise, le
prolétariat serait encore victime des malins et des audacieux qui
chercheraient et réussiraient à le détourner de son action. Le
problème à nos yeux est entier. Ce n'est pas le front unique qu'il
faut provoquer, c'est l'unité de la classe ouvrière, et cela est un
travail de longue haleine. C'est tout le problème du syndicalisme
qui se pose à nouveau ; c'est le syndicalisme qu’il faut organiser
sur de nouvelles bases, car dans le syndicalisme seul résident
toutes les aspirations prolétariennes. Seul le syndicalisme, détaché
de toute emprise philosophique et politique, est susceptible
d'accomplir le tour de force qui consiste à renfermer dans une
organisation unique tous les exploités à quelque catégorie qu'ils
appartiennent. C'est dans le syndicalisme que nous devons placer
toutes nos espérances, mais nous ne concevons pas le syndicalisme
ainsi que nombreux de nos camarades anarchistes qui lui prêtent une
idéologie révolutionnaire. Ce qui, selon nous, a justement nui au
développement du syndicalisme dans les pays latins, c'est son
esprit. Le syndicalisme est un mouvement de masse ; or la masse n'est
pas révolutionnaire dans son esprit mais elle, le devient dans son
action. Le syndicalisme est donc révolutionnaire, ou plutôt le
devient selon les circonstances, même s'il se réclame du plus pâle
réformisme. Et cela est tellement vrai, que même des organisations
syndicales chrétiennes, voire fascistes, furent entraînées parfois
dans l'action révolutionnaire en raison des circonstances et des
événements. La première nécessité du syndicalisme et sa première
force est le nombre. Si les organisations syndicales anglaises ou
américaines obtiennent des succès, c'est grâce à leur force
numérique. Or, jamais cette force numérique ne pourra être
atteinte dans nos pays latins si nous n'abandonnons pas cette
prétention de vouloir donner au syndicalisme une idéologie
révolutionnaire. Et nous le remarquons dans toutes les campagnes de
recrutement syndical. Bon nombre de travailleurs refusent d'adhérer
à la C.G.T.U. parce que cette dernière est animée par un esprit
politicocommuniste, comme ils refuseraient d'adhérer à une
organisation d'inspiration anarchiste ou socialiste. Le travailleur
qui entre dans une organisation n'a aucun programme d'avenir, il a
des besoins immédiats. C'est pour les soutenir, les défendre, qu'il
s'associe à ses frères de misère. Il n'a pas d'autre but. Quant à
nous, anarchistes, il me semble que ce but nous doit paraître
suffisant et que nous ne pouvons pas concevoir un syndicalisme
suffisant à tout, sans quoi nous ne serions pas anarchistes. C'est
justement, ainsi que l'a déjà lumineusement développé il y a
longtemps notre vieux camarade Malatesta, parce que nous considérons
que le syndicalisme ne suffit pas à tout, que nous voyons la
nécessité de nous organiser entre anarchistes et que nous menons
une action particulière, une action anarchiste en dehors des cadres
syndicaux. Sur le terrain syndical, uniquement syndical, débarrassé
de tous les parasites qui le rongent, les travailleurs peuvent
reconstituer leurs forces. Et que l'on ne pense pas que ce serait
amoindrir le rôle du syndicalisme, ce serait l'étendre au
contraire. Il est possible de faire quelque chose avec des forces
compactes, il est impossible de faire quoique ce soit avec des forces
éparses. Que les travailleurs y songent. Leur avenir est entre leurs
mains et c'est d'eux que dépendent leur vie et leur mort. Toute
lutte du travail contre le capital est révolutionnaire. Chaque
amélioration, aussi faible soit-elle, que le travailleur arrache à
son exploiteur, est une partie de la victoire, une partie de la
révolution. La révolution est de chaque jour, de chaque heure, de
chaque minute. Que les travailleurs s'organisent sur le travail et
pour le travail et le front qu'il opposera à ses maîtres sera
unique et puissant.
- J. CHAZOFF
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