samedi 15 juin 2019

Lignes N°58 Migrance contre frontières




Migrer, une condition d'existence du vivant !

Par collectif

Biologistes, écologues, généticiens et paléontologues s'accordent sur un point : les animaux et les végétaux répondent aux changements environnementaux en s'adaptant ou en ajustant la distribution spaciale de leurs populations. Un tel ajustement, opéré par une fraction juvénile apte à la dispersion, procède d'une migration souvent imperceptible et continuer, parfois soudaine, qui refaçonne les cartes du vivant, en transgresse les frontières et en brasse les populations. Les invasions biologiques ont, en ce sens, toujours représenté une chance pour le maintien de la vie, face aux sédentarités mortifères. Les migrations sont une condition de l'existence. L'évolution même est une forme de migration du vivant, en quête de formes et de fonctionnalités nouvelles, mieux ancrées à un monde qui, toujours, se recompose.

Cette vérité première vaut-elle cependant pour les hommes ? La biologie n'est pas la politique, et l'analogie avec les migrations humaines en cours est piégeuse. Ces dernières sont rarement déclenchées par une dégradation progressive des habitats usuels, mais la plupart du temps des catastrophes les rendant brutalement invivables. Les peuples contraints à migrer, aspirant à des conditions de vie tolérables, partent non pas vers des espaces familiers équivalents mais vers l'ailleurs et l'inconnu de mondes possiblement meilleurs. Rien de tel, pour être exact, chez les bêtes et les plantes qui, à l'instar des grenouilles et des chênes au cours des dernières glaciations, ont suivi tant bien que mal le glissement de leurs milieux.

Il y a pour autant davantage qu'une analogie entre les déplacements opérant chez les non-humains et les humains. Il y a notamment la promesse d'une richesse dans la refonte de notre regard sur les « migrants », terme ô combien réducteur. Pas plus qu'il n'existe d'espèce vivante migrante en tant que telle, il n'existe de population humaine migrante en soi. Toute migration vivante n'est que l'expression temporelle d'une contingence. La penser comme autonome, ce serait précisément en faire une abstraction, voire assimiler certains peuples malmenés à des porteurs de gilets de sauvetage. Derrière le terme de migrant, il n'y a rien. Derrière l'homme que le terme désigne, il y a une traversée du monde. Et derrière toute jungle, quel que soit l'objet que désigne ce terme, il y a l'émergence même d'un monde en devenir.

Plus que de migration, il est affaire de milieux que l'on quitte, d'autres que l'on découvre et contribue à refaçonner, de confrontation entre populations, de postures hostiles ou accueillantes. Il est affaire de contextes, de nuances auxquelles l'idée anxiogène du grand remplacement ou de l'anéantissement possible de nos socles ne résiste pas un instant. Il est aussi affaire de richesses nouvelles, de recombinaisons, de forces conjointes générant des plans de recomposition. Il n'y a que des devenirs, écrivait Jean Borreil dans La raison nomade. Ce sont eux qu'il faut voir.

Le monde d'aujourd'hui est un vaste jardin créole dont nous sommes déjà les fruits. Nous pouvons tenter d'en retarder l'avénement, d'en dissimuler les manifestations, de taire les souffrances qu'il recouvre. Nous pouvons aussi alimenter la sidération, fétichiser nos frontières, nous crisper dans des identités que contredisent nos existences multiples, et céder aux dictatures idéologiques contemporaines qui, elles, menacent sérieusement d'anéantir le monde. Nous pouvons en revanche, face à un mouvement constitutif du vivant et que rien ne saurait endiguer, accompagner les transformations en cours en faveur d'un monde vivable pour tous. Chez les plantes et les animaux, la migration assistée d'espèces peu mobiles et l'enrichissement de la diversité locale sont déjà entreprises pour faciliter l'adaptation du vivant à un futur que le changement climatique rend incertain. Penser les migrations humaines, c'est aussi penser l'accompagnement du vivant. Les migrations humaines exigent un dépassement de soi, de la part des hommes qui s'embarquent comme de ceux qui voient l'inconnu s'échouer sur leuyrs rivages. Les expériences réjouissantes dont témoignent nos concitoyens accueillants des « migrants » résultent aussi d'un tel dépassement. Il n'est ni prudent ni fécond de prendre à rebours le fil même de la vie.

Les migrations invitent à refonder notre monde au-delà de toute indignation, et à faire commun sans faire comme un, c'est-à-dire sans céader à aucune hégémonie de la peur. Ce dont nous avons peur aujourd'hui n'est que le mécanisme le plus banal de l'histoire de la planète et de ses habitants. Il importe désormais de réintroduire du passé dans notre futur, de même que du futur dans notre passé. Avec le changement climatique, le glissement des milieux qui a opéré dans le passé se rejoue sous nos yeux : il emportera plantes, bêtes et homo sapiens, sans distinction. Au bout du compte, un même constat s'impose : comme pour tous les autres être vivants, qui ne peuvent survivre que dans un milieu qui, d'une manière ou d'une autre, en accepte et intègre la présence et le devenir, l'hospitalité s'avère le seul milieu propice au devenir de notre espèce.

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