Migrer,
une condition d'existence du vivant !
Par
collectif
Biologistes, écologues, généticiens et paléontologues
s'accordent sur un point : les animaux et les végétaux
répondent aux changements environnementaux en s'adaptant ou en
ajustant la distribution spaciale de leurs populations. Un tel
ajustement, opéré par une fraction juvénile apte à la dispersion,
procède d'une migration souvent imperceptible et continuer, parfois
soudaine, qui refaçonne les cartes du vivant, en transgresse les
frontières et en brasse les populations. Les invasions biologiques
ont, en ce sens, toujours représenté une chance pour le maintien de
la vie, face aux sédentarités mortifères. Les migrations sont une
condition de l'existence. L'évolution même est une forme de
migration du vivant, en quête de formes et de fonctionnalités nouvelles, mieux ancrées à un monde qui, toujours, se recompose.
Cette vérité première vaut-elle cependant pour les
hommes ? La biologie n'est pas la politique, et l'analogie avec
les migrations humaines en cours est piégeuse. Ces dernières sont
rarement déclenchées par une dégradation progressive des habitats
usuels, mais la plupart du temps des catastrophes les rendant
brutalement invivables. Les peuples contraints à migrer, aspirant à
des conditions de vie tolérables, partent non pas vers des espaces
familiers équivalents mais vers l'ailleurs et l'inconnu de mondes
possiblement meilleurs. Rien de tel, pour être exact, chez les bêtes
et les plantes qui, à l'instar des grenouilles et des chênes au
cours des dernières glaciations, ont suivi tant bien que mal le
glissement de leurs milieux.
Il y a pour autant davantage qu'une analogie entre les
déplacements opérant chez les non-humains et les humains. Il y a
notamment la promesse d'une richesse dans la refonte de notre regard
sur les « migrants », terme ô combien réducteur. Pas
plus qu'il n'existe d'espèce vivante migrante en tant que telle, il
n'existe de population humaine migrante en soi. Toute migration
vivante n'est que l'expression temporelle d'une contingence. La
penser comme autonome, ce serait précisément en faire une
abstraction, voire assimiler certains peuples malmenés à des
porteurs de gilets de sauvetage. Derrière le terme de migrant, il
n'y a rien. Derrière l'homme que le terme désigne, il y a une
traversée du monde. Et derrière toute jungle, quel que soit l'objet
que désigne ce terme, il y a l'émergence même d'un monde en
devenir.
Plus que de migration, il est affaire de milieux que
l'on quitte, d'autres que l'on découvre et contribue à refaçonner,
de confrontation entre populations, de postures hostiles ou
accueillantes. Il est affaire de contextes, de nuances auxquelles
l'idée anxiogène du grand remplacement ou de l'anéantissement
possible de nos socles ne résiste pas un instant. Il est aussi
affaire de richesses nouvelles, de recombinaisons, de forces
conjointes générant des plans de recomposition. Il n'y a que des
devenirs, écrivait Jean Borreil dans La raison nomade. Ce
sont eux qu'il faut voir.
Le monde d'aujourd'hui est un vaste jardin créole dont
nous sommes déjà les fruits. Nous pouvons tenter d'en retarder
l'avénement, d'en dissimuler les manifestations, de taire les
souffrances qu'il recouvre. Nous pouvons aussi alimenter la
sidération, fétichiser nos frontières, nous crisper dans des
identités que contredisent nos existences multiples, et céder aux
dictatures idéologiques contemporaines qui, elles, menacent
sérieusement d'anéantir le monde. Nous pouvons en revanche, face à
un mouvement constitutif du vivant et que rien ne saurait endiguer,
accompagner les transformations en cours en faveur d'un monde vivable
pour tous. Chez les plantes et les animaux, la migration assistée
d'espèces peu mobiles et l'enrichissement de la diversité locale
sont déjà entreprises pour faciliter l'adaptation du vivant à un
futur que le changement climatique rend incertain. Penser les
migrations humaines, c'est aussi penser l'accompagnement du vivant.
Les migrations humaines exigent un dépassement de soi, de la part
des hommes qui s'embarquent comme de ceux qui voient l'inconnu
s'échouer sur leuyrs rivages. Les expériences réjouissantes dont
témoignent nos concitoyens accueillants des « migrants »
résultent aussi d'un tel dépassement. Il n'est ni prudent ni fécond
de prendre à rebours le fil même de la vie.
Les migrations invitent à refonder notre monde au-delà
de toute indignation, et à faire commun sans faire comme un,
c'est-à-dire sans céader à aucune hégémonie de la peur. Ce dont
nous avons peur aujourd'hui n'est que le mécanisme le plus banal de
l'histoire de la planète et de ses habitants. Il importe désormais
de réintroduire du passé dans notre futur, de même que du futur
dans notre passé. Avec le changement climatique, le glissement des
milieux qui a opéré dans le passé se rejoue sous nos yeux :
il emportera plantes, bêtes et homo sapiens, sans distinction. Au
bout du compte, un même constat s'impose : comme pour tous les
autres être vivants, qui ne peuvent survivre que dans un milieu qui,
d'une manière ou d'une autre, en accepte et intègre la présence et
le devenir, l'hospitalité s'avère le seul milieu propice au devenir
de notre espèce.
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