dimanche 9 juin 2019

Journal de la Commune


Paris, le 14 avril 1871.

Citoyen rédacteur,

Vous avez rarement des nouvelles des départements ; j’ai eu la bonne fortune de recevoir, par un ami arrivé du nord, des renseignements et des journaux, que je m’empresse de vous communiquer.
Le gouvernement de Versailles a besoin d’ombre et de silence ; il a peur de la lumière, du grand jour, et, dans l’espoir de tromper le pays, il a organisé le silence.
Pour peu qu’ils ne se montrent pas hostiles à la Commune, les journaux de Paris sont saisis dans les wagons-poste et confisqués ; le Siècle et le Temps euxmêmes, qui sont pourtant les adversaires de la Commune n’ont pas échappé à cet ostracisme. Les journaux étrangers sont arrêtés à la frontière ; le Peuple belge, qui compte un grand nombre de lecteurs dans les départements voisins de la Belgique, dans le Nord, la Somme, le Pas-de-Calais, l’Aisne et les Ardennes, a eu l’honneur de se voir fermer l’entrée en France par un décret spécial. Il avait commis le crime de dire, dans des correspondances datées de Paris, la vérité sur les intrigues monarchiques qui s’ourdissent à Versailles.
Pas plus que les journaux, les lettres de Paris n’arrivent pas à destination. Le cabinet noir est scandaleusement rétabli ; des agents versaillais forcent les malles du courrier, trient les lettres, saisissent et ouvrent celle qui leur déplaisent.
Par surcroît de précaution, pour empêcher lettres et journaux de circuler dans les poches ou dans les bagages des voyageurs, le gouvernement versaillais a organisé un système complet d’espionnage, qui mériterait les éloges de Piétri et de ses agents. A quelques lieues de Paris, un commissaire de police visite minutieusement les bagages ; les journaux sont impitoyablement confisqués, et les voyageurs sommés de remettre les lettres dont ils sont porteurs.
Je dois à la vérité de déclarer que jusqu’à présent on n’a pas encore fusillé les voyageurs trouvés nantis de lettres et de journaux !
La province n’a donc de nouvelles de Paris que celles que veut bien lui faire expédier Versailles. Grâce à ces mesures, le gouvernement de Versailles trompe impudemment la province et répand sur Paris les calomnies les plus mensongères et les plus infâmes.
Il y a un plan bien combiné ; trois moyens sont entre les mains de M. Thiers : les circulaires aux préfets, — l’agence Havas, — les journaux de Versailles.
Les circulaires officielles de MM. Thiers et Picard mettent en circulation, sous le couvert officiel, les mensonges les plus avérés ; les journaux qui se publient à Versailles ont pour mission de semer les bruits, les plus fâcheux sur les membres de la Commune, de les traîner dans la boue, de leur attribuer toutes sortes de vilenies et de sottises. C’est un vilain métier, mais on paye si bien à Versailles ! Un seul journal, très ami de l’ordre, très énergique défenseur de l’Assemblée et du gouvernement, l’Echo français, n’a pas voulu se prêter à ces petites infamies ; il a été saisi par ordre de M. Picard, ministre et propriétaire de l’Electeur libre.
L’agence havas est chargée d’une besogne particulière. Tous les jours, elle expédie des télégrammes aux journaux des départements et de l’étranger ; elle alimente la presse des mensonges les plus révoltants.
C’est elle qui annonce aux populations épouvantées que la Commune a fait fusiller M. Assy et emprisonné M. Delescluze ; que M. Amouroux est arrêté ; que l’abbé Deguerry est mort des coups de crosse de fusil qui lui ont donnés les gardes nationaux qui le conduisaient au dépôt ; que la Commune exige une rançon d’un million pour mettre l’archevêque de Paris en liberté ; que dans Paris les citoyens pillent et massacrent les passants à tous les coins de rue ! Ces mensonges, et bien d’autres, expédiés de Versailles par le télégraphe, s’étalent chaque matin dans les journaux de Belgique, de Suisse et des départements.
Ce système a déjà porté ses fruits : la population des départements, terrifiée, n’ose plus venir à Paris ; un de mes amis quittait Lille avant-hier, sa famille l’a supplié de ne pas entreprendre un voyage aussi périlleux. Quand il est monté en wagon, ses amis l’ont traité d’imprudent et même d’insensé.
Un autre, revenant de Saint-Omer, a été prévenu officiellement par un gendarme qu’il ne pourrait pas entrer dans Paris, et que si par hasard, il y entrait, il n’en pourrait sortir !
L’épouvante est si grande que le train de Calais, arrivé hier soir en gare de Paris, contenait… un voyageur !
Encore paraissait-il fort peu rassuré !
La province est tenue ainsi dans les ténèbres, et le gouvernement, par ces moyens coupables, entretient et envenime les vieilles rancunes des départements contre Paris. Voilà l’œuvre de M. Thiers et de ses complices. En dépit de ces manœuvres si habilement calculées, la province n’est trompée qu’à demi, elle sent instinctivement qu’il y a dans Paris autre chose que ce que lui révèlent les dépêches de M. Thiers, de l’agence Havas et des journaux de police.


A Lille, le conseil municipal, dans la séance du 5 avril, a voté l’adresse suivante :

CONSEIL MUNICIPAL DE LILLE
Séance du mercredi 5 avril 1871.
Présidence de M. Catel-Béghin, maire.

DÉLIBÉRATION

A Monsieur le chef du pouvoir exécutif de la République française
A Monsieur le président de l’Assemblée nationale

Représentation librement élue d’une grande cité, le conseil municipal de Lille, en même temps qu’il exprime hautement la douleur qu’il a ressentie à la nouvelle de la lutte fratricide engagée aux portes de Paris, considère comme un devoir d’affirmer les vœux que, dans l’intérêt supérieur de la patrie, il forme en faveur d’une conciliation basée sur de sages concessions.
« Malgré les lamentables événements de ces derniers jours, malgré cette explosion à jamais maudite de la guerre civile, le conseil municipal conserve la conviction que, si tout le monde, s’élevant au-dessus des passions et des haines, consent à entendre la voix du patriotisme et de la raison, l’apaisement peut s’opérer, mais sous certaines conditions essentielles. « Il faut, sans plus de retard, consacrer les vœux unanimes du pays par une loi municipale qui rendra à toutes les communes, petites et grandes, le droit de choisir leur maire, et par une loi électorale qui permettra aux villes d’échapper à l’oppression des majorités rurales et d’avoir, elles aussi, leur représentation.
Il faut, en même temps et par-dessus tout, rechercher au milieu de tous les désaccords l’affirmation politique qui groupera le plus grand nombre de volontés communes. Cette affirmation existe : c’est l’affirmation de la République.
Menacer la République ou continuer à laisser planer des doutes sur la durée de son existence, ce serait tout remettre au hasard et jeter dans le pays de nouveaux brandons de discorde.
Asseoir la République sur des bases inébranlables, c’est entrer dans la voie de la concorde et du salut ; c’est assurer à la France, dans le présent comme dans l’avenir, l’ordre et la liberté.
Vive la France !
Vive la République !

À Saint-Omer, cet exemple a été suivi, et un groupe de citoyens vient de publier dans l’Indépendant du Pas-de-Calais l’arrêté suivant, qui se couvre de signatures :

Au chef du pouvoir de la République Française, Le président de l’Assemblée nationale.

Le comité républicain et les habitants de Saint-Omer soussignés, désireux d’obtenir par une sage conciliation la fin de la guerre civile qui désole la France, s’associent complètement à l’adresse qui vous a été envoyée par le conseil municipal de Lille. Comme lui, ils pensent qu’il faut, sans plus de retard, consacrer les vœux unanimes du pays par une loi municipale qui rendra à toutes les communes, petites et grandes, le droit de choisir leur maire, et par une loi électorale qui permettra aux villes d’échapper à l’oppression des majorités rurales, et d’y avoir, elles aussi, leur représentation.
Ils pensent qu’il faut en même temps et par-dessus tout rechercher, au milieu de tous les désaccords, l’affirmation politique qui groupera le plus grand nombre de volontés communes. Cette affirmation existe : c’est l’affirmation de la République.
Ils affirment que menacer la République ou continuer à laisser planer des doutes sur son existence, serait tout remettre au hasard et jeter dans le pays de nouveaux brandons de discorde, et que si l’on veut entrer dans la voie de la concorde
et du salut et assurer à notre chère patrie, dans le présent comme dans l’avenir, l’ordre et la liberté, il faut assurer la République sure des bases inébranlables.

Vive la France !

Vive la République !
Saint-Omer, le 9 avril 1871.
(Suivent les signatures).

D’après les renseignements que me donne mon ami, le mouvement s’accentue dans tout le nord, et il montre bien combien sont vaines les précautions prises par M. Thiers et Cie pour arrêter l’épidémie révolutionnaire.
Elle marche, elle marche, et sous peu aura envahi toutes les grandes villes. A vous de cœur ;

CH. QUENTIN.

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