Paris,
le 14 avril 1871.
Citoyen
rédacteur,
Vous
avez rarement des nouvelles des départements ; j’ai eu la bonne
fortune de recevoir, par un ami arrivé du nord, des renseignements
et des journaux, que je m’empresse de vous communiquer.
Le
gouvernement de Versailles a besoin d’ombre et de silence ; il a
peur de la lumière, du grand jour, et, dans l’espoir de tromper le
pays, il a organisé le silence.
Pour
peu qu’ils ne se montrent pas hostiles à la Commune, les journaux
de Paris sont saisis dans les wagons-poste et confisqués ; le Siècle
et le Temps euxmêmes, qui sont pourtant les adversaires de la
Commune n’ont pas échappé à cet ostracisme. Les journaux
étrangers sont arrêtés à la frontière ; le Peuple belge, qui
compte un grand nombre de lecteurs dans les départements voisins de
la Belgique, dans le Nord, la Somme, le Pas-de-Calais, l’Aisne et
les Ardennes, a eu l’honneur de se voir fermer l’entrée en
France par un décret spécial. Il avait commis le crime de dire,
dans des correspondances datées de Paris, la vérité sur les
intrigues monarchiques qui s’ourdissent à Versailles.
Pas
plus que les journaux, les lettres de Paris n’arrivent pas à
destination. Le cabinet noir est scandaleusement rétabli ; des
agents versaillais forcent les malles du courrier, trient les
lettres, saisissent et ouvrent celle qui leur déplaisent.
Par
surcroît de précaution, pour empêcher lettres et journaux de
circuler dans les poches ou dans les bagages des voyageurs, le
gouvernement versaillais a organisé un système complet
d’espionnage, qui mériterait les éloges de Piétri et de ses
agents. A quelques lieues de Paris, un commissaire de police visite
minutieusement les bagages ; les journaux sont impitoyablement
confisqués, et les voyageurs sommés de remettre les lettres dont
ils sont porteurs.
Je
dois à la vérité de déclarer que jusqu’à présent on n’a pas
encore fusillé les voyageurs trouvés nantis de lettres et de
journaux !
La
province n’a donc de nouvelles de Paris que celles que veut bien
lui faire expédier Versailles. Grâce à ces mesures, le
gouvernement de Versailles trompe impudemment la province et répand
sur Paris les calomnies les plus mensongères et les plus infâmes.
Il
y a un plan bien combiné ; trois moyens sont entre les mains de M.
Thiers : les circulaires aux préfets, — l’agence Havas, — les
journaux de Versailles.
Les
circulaires officielles de MM. Thiers et Picard mettent en
circulation, sous le couvert officiel, les mensonges les plus avérés
; les journaux qui se publient à Versailles ont pour mission de
semer les bruits, les plus fâcheux sur les membres de la Commune, de
les traîner dans la boue, de leur attribuer toutes sortes de
vilenies et de sottises. C’est un vilain métier, mais on paye si
bien à Versailles ! Un seul journal, très ami de l’ordre, très
énergique défenseur de l’Assemblée et du gouvernement, l’Echo
français, n’a pas voulu se prêter à ces petites infamies ; il a
été saisi par ordre de M. Picard, ministre et propriétaire de
l’Electeur libre.
L’agence
havas est chargée d’une besogne particulière. Tous les jours,
elle expédie des télégrammes aux journaux des départements et de
l’étranger ; elle alimente la presse des mensonges les plus
révoltants.
C’est
elle qui annonce aux populations épouvantées que la Commune a fait
fusiller M. Assy et emprisonné M. Delescluze ; que M. Amouroux est
arrêté ; que l’abbé Deguerry est mort des coups de crosse de
fusil qui lui ont donnés les gardes nationaux qui le conduisaient au
dépôt ; que la Commune exige une rançon d’un million pour mettre
l’archevêque de Paris en liberté ; que dans Paris les citoyens
pillent et massacrent les passants à tous les coins de rue ! Ces
mensonges, et bien d’autres, expédiés de Versailles par le
télégraphe, s’étalent chaque matin dans les journaux de
Belgique, de Suisse et des départements.
Ce
système a déjà porté ses fruits : la population des départements,
terrifiée, n’ose plus venir à Paris ; un de mes amis quittait
Lille avant-hier, sa famille l’a supplié de ne pas entreprendre un
voyage aussi périlleux. Quand il est monté en wagon, ses amis l’ont
traité d’imprudent et même d’insensé.
Un
autre, revenant de Saint-Omer, a été prévenu officiellement par un
gendarme qu’il ne pourrait pas entrer dans Paris, et que si par
hasard, il y entrait, il n’en pourrait sortir !
L’épouvante
est si grande que le train de Calais, arrivé hier soir en gare de
Paris, contenait… un voyageur !
Encore
paraissait-il fort peu rassuré !
La
province est tenue ainsi dans les ténèbres, et le gouvernement, par
ces moyens coupables, entretient et envenime les vieilles rancunes
des départements contre Paris. Voilà l’œuvre de M. Thiers et de
ses complices. En dépit de ces manœuvres si habilement calculées,
la province n’est trompée qu’à demi, elle sent instinctivement
qu’il y a dans Paris autre chose que ce que lui révèlent les
dépêches de M. Thiers, de l’agence Havas et des journaux de
police.
A
Lille, le conseil municipal, dans la séance du 5 avril, a voté
l’adresse suivante :
CONSEIL
MUNICIPAL DE LILLE
Séance
du mercredi 5 avril 1871.
Présidence
de M. Catel-Béghin, maire.
DÉLIBÉRATION
A
Monsieur le chef du pouvoir exécutif de la République française
A
Monsieur le président de l’Assemblée nationale
Représentation
librement élue d’une grande cité, le conseil municipal de Lille,
en même temps qu’il exprime hautement la douleur qu’il a
ressentie à la nouvelle de la lutte fratricide engagée aux portes
de Paris, considère comme un devoir d’affirmer les vœux que, dans
l’intérêt supérieur de la patrie, il forme en faveur d’une
conciliation basée sur de sages concessions.
«
Malgré les lamentables événements de ces derniers jours, malgré
cette explosion à jamais maudite de la guerre civile, le conseil
municipal conserve la conviction que, si tout le monde, s’élevant
au-dessus des passions et des haines, consent à entendre la voix du
patriotisme et de la raison, l’apaisement peut s’opérer, mais
sous certaines conditions essentielles. « Il faut, sans plus de
retard, consacrer les vœux unanimes du pays par une loi municipale
qui rendra à toutes les communes, petites et grandes, le droit de
choisir leur maire, et par une loi électorale qui permettra aux
villes d’échapper à l’oppression des majorités rurales et
d’avoir, elles aussi, leur représentation.
Il
faut, en même temps et par-dessus tout, rechercher au milieu de tous
les désaccords l’affirmation politique qui groupera le plus grand
nombre de volontés communes. Cette affirmation existe : c’est
l’affirmation de la République.
Menacer
la République ou continuer à laisser planer des doutes sur la durée
de son existence, ce serait tout remettre au hasard et jeter dans le
pays de nouveaux brandons de discorde.
Asseoir
la République sur des bases inébranlables, c’est entrer dans la
voie de la concorde et du salut ; c’est assurer à la France, dans
le présent comme dans l’avenir, l’ordre et la liberté.
Vive
la France !
Vive
la République !
À
Saint-Omer, cet exemple a été suivi, et un groupe de citoyens vient
de publier dans l’Indépendant du Pas-de-Calais l’arrêté
suivant, qui se couvre de signatures :
Au
chef du pouvoir de la République Française, Le président de
l’Assemblée nationale.
Le
comité républicain et les habitants de Saint-Omer soussignés,
désireux d’obtenir par une sage conciliation la fin de la guerre
civile qui désole la France, s’associent complètement à
l’adresse qui vous a été envoyée par le conseil municipal de
Lille. Comme lui, ils pensent qu’il faut, sans plus de retard,
consacrer les vœux unanimes du pays par une loi municipale qui
rendra à toutes les communes, petites et grandes, le droit de
choisir leur maire, et par une loi électorale qui permettra aux
villes d’échapper à l’oppression des majorités rurales, et d’y
avoir, elles aussi, leur représentation.
Ils
pensent qu’il faut en même temps et par-dessus tout rechercher, au
milieu de tous les désaccords, l’affirmation politique qui
groupera le plus grand nombre de volontés communes. Cette
affirmation existe : c’est l’affirmation de la République.
Ils
affirment que menacer la République ou continuer à laisser planer
des doutes sur son existence, serait tout remettre au hasard et jeter
dans le pays de nouveaux brandons de discorde, et que si l’on veut
entrer dans la voie de la concorde
et
du salut et assurer à notre chère patrie, dans le présent comme
dans l’avenir, l’ordre et la liberté, il faut assurer la
République sure des bases inébranlables.
Vive
la France !
Vive
la République !
Saint-Omer,
le 9 avril 1871.
(Suivent
les signatures).
D’après
les renseignements que me donne mon ami, le mouvement s’accentue
dans tout le nord, et il montre bien combien sont vaines les
précautions prises par M. Thiers et Cie pour arrêter l’épidémie
révolutionnaire.
Elle
marche, elle marche, et sous peu aura envahi toutes les grandes
villes. A vous de cœur ;
CH.
QUENTIN.
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