vendredi 5 août 2022

L'insoutenable légèreté de l'être par Milan Kundera

 Quatrième partie: L'âme et le corps

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Elle alla s'habiller. Elle était devant un grand miroir.

Non, son corps n'avait rien de monstrueux. Elle n'avait pas de sacoches sous les épaules mais des seins plutôt menus. Sa mère se moquait d'elle parce qu'ils n'étaient pas assez gros, pas comme ils doivent être, ce qui lui avait donné des complexes dont seul Thomas avait fini par la débarrasser. A présent, elle pouvait accepter leurs dimensions, mais elle leur reprochait leurs aréoles trop larges et trop foncées autour des mamelons. Si elle avait pu tracer elle-même l'épure de son corps, elle aurait des tétins discrets, délicats, saillant à peine de la voûte du sein et d'une teinte à peine discernable du reste de la peau. Cette grande cible rouge foncé lui semblait l'ouvrage d'un peintre paysan qui aurait confectionné des images obscènes pour nécessiteux.

Elle s'examinait et se demandait ce qui arriverait si son nez s'allongeait d'un millimètre par jour. Au bout de combien de temps son visage serait-il méconnaissable?

Et si chaque partie de son corps se mettait à grandir et à rapetisser au point de lui faire perdre toute ressemblance avec Tereza, serait-elle encore elle-même, y aurait-il encore une Tereza?

Bien sûr. Même à supposer que Tereza ne ressemble plus du tout à Tereza, au-dedans son âme serait toujours la même et ne pourrait qu'observer avec effroi ce qui arrive à son corps.

Mais alors, quel rapport y a-t-il entre Tereza et son corps? Son corps a-t-il un droit quelconque au nom de Tereza? Et s'il n'a pas ce droit, à quoi se rapporte ce nom? Rien qu'à une chose incorporelle immatérielle.

[...] Tereza est immobile, envoûtée devant le miroir, et regarde son corps comme s'il lui était étranger; étranger, et pourtant assigné à personne d'autre qu'elle. Il lui répugne. Il n'a pas eu la force de devenir pour Tomas le corps unique de sa vie. Ce corps l'a déçue, l'a trahie. Toute une nuit, elle a été contrainte à respirer dans les cheveux de Tomas l'odeur intime d'une autre.

Elle a soudain envie de renvoyer ce corps comme une bonne. De ne plus être avec Tomas qu'une âme et de chasser le corps au loin pour qu'il se comporte comme les autres corps féminins se comportent avec les corps mâles! Puisque son corps n'a pas su devenir le corps unique pour Tomas et qu'il a ainsi perdu la plus grande bataille de la vie de Tereza, eh bien! qu'il s'en aille, ce corps!"


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