Les moeurs se définissent comme des habitudes acceptées ou condamnées, du point de vue moral du bien et du mal. De là cette double désignation de bonnes ou de mauvaises moeurs, Si le bien et le mal correspondaient eux-mêmes à des critériums biologiques sûrs, on pourrait presque désigner les bonnes moeurs : des habitudes avantageuses ; et les mauvaises ; des habitudes nocives. Mais l'imagination humaine (surtout le mysticisme) a tellement perverti le sens naturel de la vie que les notions de bien et de mal elles-mêmes ne signifient plus rien et qu'il vaut mieux considérer les moeurs comme l'ensemble des habitudes concernant la vie d'un individu ou d'une collectivité. Ce sens plus précis, quoique plus général, peut alors s'appliquer à tout être vivant, possesseur d'un système nerveux, susceptible de construire des mécanismes de réflexes le déterminant à des comportements répétés appelés : habitudes (voir ce mot).
Le fait que les moeurs
sont des habitudes devrait rendre prudent tout moraliste jugeant ou condamnant
les moeurs des autres au nom des siennes, car les habitudes étant le résultat
d'une infinité de circonstances et de causes, varient considérablement dans
l'espace et dans le temps. Une science des moeurs parait donc quelque peu
difficile, car il n'y a connaissance réelle d'un phénomène qu'après un nombre suffisant
d'expériences complètes, embrassant la totalité du phénomène et permettant d'en
déduire le processus réellement invariable.
Il serait d'autre part
extraordinaire que l'être vivant, produit par des phénomènes mécaniques, puisse
échapper à un certain processus mécanique, engendrant les divergences et
différenciations des moeurs éparses à travers le monde vivant. Cela ne veut
point dire qu'il y a un plan vital et une finalité incluse dans chaque
habitude. Bien au contraire. L'étude des moeurs nous montre une grande incohérence
dans leur manifestation et leur rôle surajouté, parfois opposé même au bon
fonctionnement biologique de l'individu. Il est donc intéressant d'étudier l'origine
et l'évolution des moeurs et d'essayer d'en dégager un enseignement pour notre
propre évolution.
Une pareille étude
nécessiterait une encyclopédie pour elle seule, car elle comprend toutes les
manifestations humaines. Une description chaotique et sans ordre des
différentes habitudes des divers peuples de la terre, bien que très instructive
au point de vue comparatif, n'amènerait aucune conclusion autre que la suivante
: il y a des peuples comme ceci ou comme cela et nous, nous sommes autrement.
Il est donc nécessaire de démontrer que les divergences correspondent à des
faits objectifs et que leur connaissance peut nous aider dans notre effort constructif.
D'autre part chaque
peuple vit dans des conditions matérielles différentes et en des lieux
différents, variant avec les siècles et les transformations telluriques ; ce qui
complique l'étude des conditions agissant dans l'espace et dans le temps. Nous ne
pouvons, ici, qu'esquisser très rapidement, et sans souci de chronologie
précise, les multiples transformations des moeurs à travers les grandes
périodes, de l'histoire. Une des raisons principales qui devrait nous faire
admettre les habitudes comme la source initiale des grands mouvements sociaux,
c'est que l'espèce humaine, issue des mammifères supérieurs, ne pouvait avoir,
à ces lointaines époques, aucune des coutumes reconnues chez les peuples
actuels, même les plus primitifs.
Quelles pouvaient être
les moeurs de ces êtres ? c'est ce que nous ignorerons probablement toujours.
Ces moeurs avaient certainement quelque chose d'instinctif et d'héréditaire,
déterminé par les principaux besoins de l'organisme et les difficultés rencontrées
pour les satisfaire. L'examen des découvertes préhistoriques ne donne point
d'ailleurs des indications précises sur cette partie réellement intéressante de
Notre évolution. Pourtant des habitudes
collectives ont dû se former dès ces débuts puisque on les observe chez de
nombreuses espèces animales. Tout ce qu'on est obligé d'admettre c'est que
l'homme n'a point inventé un langage, un art, une industrie et des croyances
semblables à ceux des plus vieilles civilisations sans un nombre prodigieux
d'efforts accumulés et transmis de générations en générations.
Mais de cet état
primitif, voisin de l'animalité, à la vie du clan australien quel écart formidable
! quelle évolution ! Ici on trouve tout un ensemble de croyances, de coutumes,
tellement enracinées profondément, qu'on en ignore les origines et le sens
utilitaire. La vie du clan australien est coordonnée par les croyances totémiques,
répartissant un certain nombre d'hommes, formant une tribu, en deux phratries,
lesquelles à leur tour comprennent un nombre irrégulier de clans, formés eux-mêmes
d'un nombre variable d'individus. Le totem (voir totémisme) est une sorte
d'emblème mystique et sacré, généralement un animal, parfois un végétal ou tout
autre chose, considéré comme l'ancêtre mythique de la tribu. Chaque clan et chaque
individu a également son totem et il existe aussi des totems sexuels. Les rapports
sexuels sont assez variés. Le mariage peut y être individuel mais exogamique,
c'est-à-dire que l'union sexuelle est interdite entre membre d'un même clan ;
elle n'est possible qu'avec ceux d'un clan voisin. Le mariage peut également avoir
lieu par groupe, c'est-à-dire que tous les hommes d'un clan sont, de droit, les
maris de toutes les femmes d'un autre clan, et réciproquement. Mais des
coutumes variables, réglées par les anciens donnent une certaine instabilité à
ces moeurs et selon les circonstances, l'homme tout en ayant sa femme
habituelle, peut encore avoir plusieurs femmes de l'autre clan, ce qui est une
combinaison des deux mariages. Inversement il arrive que plusieurs hommes ont
une femme commune et des règles de préséance assurent les devoirs conjugaux,
avantagés en faveur des aînés. Enfin de nombreuses fêtes, accompagnées de
scènes érotiques, libèrent momentanément les êtres de ces conventions et
permettent tous les accouplements.
Le rapt de la femme
avant la consécration du mariage, est une coutume brutale qui consiste en une
fuite de la jeune fille, sa poursuite et une agression plutôt violente par le
futur mari qui peut alors en prendre possession. Il arrive encore qu'en
certains pactes d'alliance entre hommes, ceux-ci échangent leurs femmes qui
deviennent communes à chaque groupe. Chose singulière, en diverses tribus, les
jeunes filles nubiles sont déflorées, avant leur mariage, par les hommes même
de leur clan qui ne pourront plus les approcher plus tard. (Voir mariage, mère,
sexe, morale sexuelle, etc.).
La vie économique est
assez primitive car l'Australien, uniquement chasseur, chasse par bande sur les
territoires réservés à chaque tribu. Le sens de la propriété y est assez large,
il y a des choses collectives comme le territoire et le gibier tué communément
; il y a la lutte appartenant à un groupe plus limité ; enfin les armes et
autres produits ou objets personnels sont propriété individuelle. Les croyances
sont essentiellement basées sur l'existence des esprits, génies et autres êtres
imaginaires mêlés à la plupart des actes de leur vie. Pour eux rien ne se
produit naturellement. Tout y est soumis au pouvoir des esprits et des sorciers
et les morts sont plus redoutés que les vivants. Cette mentalité jointe à une
responsabilité et une solidarité collective rigide rend responsable chaque clan
des agissements de chacun de ses membres.
À un stade supérieur
nous trouvons la société organisée selon la famille maternelle ou utérine et
cela en des régions très diverses : Afrique, Amérique, Océanie. (Il en est
d'ailleurs de même de la vie tribale des clans totémiques.) La vie sédentaire,
pastorale et culturale crée une certaine fixité et le village commence à apparaître
avec toute son organisation. L'habitation vraiment familiale (Longue-Maison)
est composée d'un assemblage de cases, parfois de huttes agglutinées les unes
aux autres, à l'intérieur desquelles vivent tous les membres d'une même famille
alliés par les femmes. C'est encore le régime de la tribu, de la phratrie et du
clan mais beaucoup plus vaste et plus régional, dont les grandes assemblées sont
régies par trois chefs formant un conseil élu par les chefs de tribu. Le
mariage est également exogamique, mais ici le mari n'habite pas avec sa femme ;
il reste dans le clan de sa mère et ne visite son épouse qu'à l'heure des repas
ou le soir. Ses enfants appartiennent donc au clan de la mère ; c'est le frère
de celle-ci qui en est le plus proche allié mâle et qui leur sert de père et de
tuteur. De son côté le mari, s'il a une soeur, remplit les mêmes offices envers
ses enfants. L'administration de la Grande-Maison est confié par voie
d'élection au chef-de-feu, qui représente la famille dans les conseils
politiques ; et à la matrone, également élue, qui l'assiste dans ses fonctions.
C'est elle qui a la haute direction des affaires intérieures et un réel communisme
règne, paraît-il, dans cette grande famille. Dans certaines tribus l'avis des
matrones prédominent sur celui des hommes en cas de conflits belliqueux ; en d'autres
ce sont elles qui élisent le chef du clan et qui jugent avec lui. La terre appartient
à la tribu, qui la répartit entre les différentes familles qui ne la possèdent qu'à
la condition de la travailler. Il n'y a donc pas d'héritage, ni de propriété individuelle,
pas plus que dans le clan.
Le passage du stage
matriarcal au stade patriarcal est assez difficile à comprendre. On a voulu le
faire dériver de l'affaiblissement des droits de l'oncle en faveur des droits
du père, car tout homme était père et oncle en même temps, sans expliquer
pourquoi ce droit s'est modifié, dans une société relativement heureuse. Quoi
qu'il en soit, on assiste à ce passage chez quelques peuples de l'Indonésie. Deux
sortes de mariage y sont pratiqués ; l'un, le mariage ambilien,
incorpore l'homme à la famille de la femme ; l'autre, le semondo, laisse
les deux conjoints dans leurs familles respectives, mais selon l'importance du
mari et la valeur des présents, l'enfant appartient à une famille ou à l'autre.
Enfin, chez d'autres peuples c'est la jeune fille elle-même qui va vivre chez
son mari, lequel en échange, verse une somme convenue. On en a déduit que cet
usage était comme un dédommagement offert à la famille maternelle pour la perte
de ses droits. Malheureusement comme la réciprocité existe des deux côtés des
groupements et qu'il y a par conséquent équivalence des pertes et profits,
l'explication ne vaut pas cher. De même le passage du culte des morts, plus ou
moins régulier jusque-là, à celui si précis du culte des ancêtres n'est pas
très clair. L'Égypte, d'ailleurs, qui poussait très loin ce culte était à un
stade matriarcal mixte, où les deux sexes s'égalaient, sans aucune puissance
paternelle. Le fils ou la fille aînée étaient les représentants de la famille
et ce fait est, pour quelques auteurs, le premier pas vers l'avènement du
patriarcat. Celui-ci se reconnaît par le pouvoir absolu du père sur toute la
famille et son rôle de prêtre du culte des morts. Du même coup, la femme est
exclue de ce culte par son mariage avec l'homme d'un autre culte, car nul étranger
n'y était admis. Cette dépréciation expliquerait, paraît-il, la coutume d'exposer
les filles à leur naissance, tandis que les garçons plus nécessaires en étaient
préservés.
Chez les Grecs ou les
Romains, chaque maison possédait un autel où brûlait sans cesse le feu sacré.
Ce culte du foyer et le culte des dieux domestiques marchaient de pair. Les
mariages ne s'effectuaient point dans les temples, mais dans la maison, devant
l'autel familial où brûlait le feu sacré. Ce caractère sacré du foyer, inviolable
par l'étranger, s'étendit à la terre, aux troupeaux, aux biens attenants à la maison.
La propriété aurait ainsi, selon quelques sociologues, une origine plus religieuse
qu'économique, ou politique. La succession du père au fils aîné n'était même
pas un héritage ; elle n'était qu'une continuation. Par contre, la fille
n'héritait point si elle était mariée, et dans le droit grec, elle n'héritait
en aucun cas. Chaque fils aîné était alors le véritable père de famille et
toutes les branches cadettes étaient placées sous son autorité. Leurs
serviteurs ou clients n'avaient aucun droit, aucun culte particulier, bien
qu'ils eussent plus ou moins participé à la prospérité de la famille dont ils
faisaient partie. Tous les descendants d'une même famille formaient la gens.
Chaque cité, formée de familles assemblées en phratries, celles-ci en tribus et
finalement en cité, avaient également des dieux qui n'appartenaient qu'à elle
et ces dieux étaient, tout comme les dieux familiers, des âmes humaines
divinisées par la mort. Primitivement, le roi de chaque cité en était également
le prêtre, parce qu'il en avait, le premier, posé le foyer. Leur caractère
était donc sacré et la loi se confondait avec la religion. Chaque cité était
indépendante des autres cités, bien que souvent aucune barrière naturelle ne
les isolât. De là des luttes et des alliances perpétuelles entre ces peuples
propriétaires et fanatiques. Quarante-trois villes du Latium furent rasées par
les Romains, ainsi que vingt-trois cités habitées par les Volsques. Pillages,
destruction, anéantissement total, telles étaient ces mœurs lointaines. L'État
devenu puissant par la puissance de cités devint à son tour tyrannique comme
l'était le père de famille. En cas de besoin, la cité pouvait s'emparer des biens
de chaque citoyen. À Sparte, le mariage tardif était puni, l'oisiveté y était prescrite,
tandis qu'à Athènes c'était tout le contraire. À Rhodes, la loi défendait de raser
la barbe et la loi punissait celui qui avait un rasoir chez lui. À Sparte
c'était l'inverse. Tout oscillait autour de l'intérêt de la cité et chaque
citoyen (père de famille ou patres) se devait entièrement à elle. La
plèbe formait un élément à part, en dehors de la justice, de la loi et de la
religion. Alliée avec les rois contre les patriciens (pères de famille), elle
imposa plus tard, après la période républicaine, les tyrans ou chefs choisis
hors l'influence de la religion. Réciproquement, ces chefs favorisèrent la
plèbe contre les patriciens. Finalement, après des luttes centenaires, plébéiens
et patrioiens eurent à peu près les mêmes droits, mais la richesse et la pauvreté
créèrent alors une barrière économique aussi dangereuse entre ces deux classes
de citoyens. Le commerce et l'industrie étaient entre les mains des riches qui employaient
des esclaves. Le citoyen libre et pauvre fit alors la guerre au riche pour la
conquête du pouvoir et de la richesse. L'Aristocratie marquait le triomphe des
uns ; la Démocratie était le triomphe des autres. Devant l'insuffisance de ses
efforts, la plèbe nomma des tyrans tout puissants contre les riches, lesquels
luttèrent pour leur liberté et leurs privilèges. En même temps, le vieil esprit
religieux s'effritait sous ces faits et sous l'influence des philosophes. Les
Sophistes répandaient le doute, les cyniques méprisaient les dieux, les moeurs
et les lois, les épicuriens les ignoraient, les stoïciens séparaient l'homme du
citoyen. Parallèlement à cette influence morale dissolvante, la conquête
romaine détruisait par la force, chez les cités conquises, tous les cultes et
toutes les institutions locales, ce qui contribuait à transformer et ruiner le
vieil esprit patriarcal, jadis si puissant. Le christianisme acheva cette ruine
sans apporter aucun système social pour lui succéder.
Cette évolution d'un
type particulièrement pur du patriarcat est loin d'avoir été la même chez les
différents peuples qui l'ont pratiqué ou le, pratiquent encore. La vie
sédentaire ou nomade y amènent inévitablement de grandes différenciations. La
vie de la femme grecque était confinée dans le gynécée ou dans l'atelier domestique
au service de son époux. Seules les courtisanes avaient une existence indépendante
et des moeurs cultivées. Il en était de même pour les bayadères de l'Inde. En
Chine, le sort de la femme était encore plus dur ; il l'était beaucoup moins chez
les Kabyles. Chez les Assyriens, malgré le système patriarcal, la femme pouvait
hériter ; certaines lois la défendaient et son père fournissait une dot. Coutume
exactement inverse de celle du stade précédent. L'origine de cette dot est assez
énigmatique. D'une manière générale, la polygamie était, et est encore, liée au
patriarcat. En Chine, outre la femme principale, il pouvait y avoir de
nombreuses concubines. Il en était de même chez les Juifs. On connaît la
polygamie de la plupart des orientaux. Chez les Germains, les chefs avaient
aussi ce privilège, mais ici la dot était apportée par le mari. Au Tibet,
quatre ménages peuvent se constituer.
1° Plusieurs maris avec
plusieurs femmes ;
2° Plusieurs maris avec
la même femme;
3° Un seul mari et
plusieurs femmes ;
4° Le couple monogame.
La femme y est relativement
libre. Le mariage temporaire se pratique aussi en Perse et au Japon. Enfin,
chez de nombreuses populations nègres, la polygamie est le seul état normal. En
Sénégambie, en Abyssinie, dans l'Angola, chez les Cafres et les Béchuanas, chaque
femme à sa hutte particulière, où elle vit avec ses enfants, et le mari les visite
à tour de rôle. Chez les Hottentots et chez les Bassoutos, il y a une femme de premier
rang avec laquelle vit le mari ; les autres femmes sont visitées ensuite dans un
ordre donné. Certains rois nègres ont jusqu'à sept mille femmes plutôt esclaves
qu'épouses, mais sans aucun autre époux que le roi. Chez les peuples slaves, la
femme et ses enfants étaient la propriété du père et traités assez durement et,
dans l'Inde, il en est encore ainsi actuellement. Le moyen-âge fit disparaître
de vieilles choses et en fit surgir d'autres, intermédiaires entre tette époque
et la nôtre. Mais la société actuelle, bien que fortement individualisée ou
impersonnalisée, est loin de représenter un type fixe et satisfaisant.
De cette évolution de
la solidarité du clan à l'individualisme moderne peut-on tirer quelque
enseignement précis ? Peut-on faire un rapprochement entre les mœurs connues
des différents peuples et leur organisation sociale ? Autrement dit, les moeurs
sont-elles le produit du milieu, ou celui-ci le produit de celles-là ? Et, dans
un cas ou dans l'autre, quelle serait la cause des transformations ? Si l'on
examine l'art, par exemple, nous voyons des différences ou des ressemblances
très accusées entre ces peuples ayant une organisation très dissemblable. C'est
ainsi que la peinture, la gravure et même la sculpture de l'époque
Paléolithique ne sont pas inférieures à celles de certaines peuplades nègres ayant
dépassé le stade du clan. Mais tandis que de nombreux peuples vivant au stade
patriarcal n'ont qu'un art rudimentaire, on voit la Grèce se couvrir de merveilles
architecturales et l'Égypte antique, plus proche du matriarcat que du patriarcat,
se créer une esthétique originale et grandiose. La conception de l'art ne paraît
pas absolument liée à l'organisation ; elle parait plutôt dépendante de la sensibilité
de l'artiste et de son milieu. L'art hindou avec son luxe d'ornements écrasant
la simplicité des lignes est bien le fruit d'une pensée mystique, méticuleuse et
abstraite. Il en est de même de l'art arabe, plein d'imagination, imprégné tout
de même de quelque sobriété occidentale. Tous deux contrastent avec la
simplicité harmonieuse de l'art grec et la sévérité symbolique du style
assyrien. L'utilitarisme romain se devine dans ses monuments. Quant à l'art
nègre, plus instinctif que rationnel, il indique une sensibilité vive plus près
de l'animisme et du fétichisme que des hautes abstractions. Beaucoup de Noirs
sont d'habiles forgerons et d'assez beaux sujets de bronze et de statuettes en
bois, sortis de leurs mains, sont dignes de nos primitifs moyenâgeux.
L'art (voir ce mot)
apparaît donc plutôt comme un effet que comme une cause sociale d'évolution. La
situation économique et géographique peut avoir joué un assez grand rôle dans
cette évolution, mais ici encore il y a des faits assez déconcertants. Par
exemple, les Mélanésiens et les Papous, bien que construisant de très bon
bateaux à voile ne s'aventurent guère en pleine mer, tandis que leur voisins, les
Polynésiens n'hésitent point à franchir des distances énormes en se guidant auvent
et aux étoiles et d'après certaines cartes plus ou moins grossières. D'autre
part, ces derniers sont fortement organisés et hiérarchisés en aristocrates et
en plébéiens, alors que les premiers en sont encore aux moeurs matriarcales.
Les Turcs nomades qui peuplent les steppes de la Sibérie orientale mènent une
vie patriarcale avec culte des ancêtres, tandis que les Yakoutes, peuple
chasseur, vivent par plusieurs centaines à la fois, sous le régime du clan
maternel, à côté des premiers. Les coutumes locales n'ont pu avoir non plus une
grande importance. La danse, les rites, les moeurs particulières à chaque
peuple sont toujours les effets de quelque chose qui les crée. La danse, dont
on retrouve certains indices préhistoriques, fut, à l'origine, une
extériorisation d'une trop forte émotion, d'une trop forte joie. La chasse et
la guerre en furent les principales causes ; peut-être faut-il y ajouter quelque
influence sexuelle. Chez les Australiens, elle fait partie d'une série de fêtes
où la moitié de la population danse, tandis que les femmes l'accompagnent en
jouant. Certaines danses érotiques et lubriques sont dansées uniquement par les
femmes, comme le font les Hawaïennes. Chez les Esquimaux elles le sont par les
deux sexes. Il est des danses chez les Papous, les Aïnos, les Araucaus, etc...,
qui tournent à la pantomime avec chants, accompagnés de musique et de
travestissement. On peut y voir là l'origine du théâtre.
Le chant et la musique sont répandus chez tous les peuples,
mais souvent réduits au rythme seul. La gamme en usage paraît être surtout
dépendante de l'instrument qui la produit. C'est ainsi que l'on croit que notre
gamme heptatonique doit son origine à la flûte primitive qui n'avait pas plus
de 6 à 8 trous, correspondant aux doigts disponibles. Les Nègres ont une gamme
différente de la nôtre, ainsi que les Chinois. Le premier instrument à corde
fut probablement l'arc et la harpe que l'on trouve chez les Cafres et les
Nègres d'Angola. Il est difficile de trouver deux instruments accordés
semblablement chez les primitifs et leur musique d'ensemble manque évidemment
d'harmonie. Le tam-tam africain, formé de bois creusés et sonores, est employé
à de multiples fins : danses, fêtes, rites, guerres, avertissements, etc... Il
joue le rôle du gong et de la cloche des civilisations asiatiques et
européennes.
La pudeur paraît
inconnue à la plupart des primitifs. Les femmes mélanésiennes, quoique vivant
entièrement nues, sont paraît-il très chastes. Quelques ethnologues pensent que
les parures cachant les organes sexuels étaient destinées précisément à attirer
l'attention sur eux. Le vêtement aurait donc fait naître la pudeur. On sait
d'ailleurs que les enfants ignorent totalement cet état d'esprit imposé par
l'éducation sociale. Chez les Japonais, les hommes et les femmes se baignaient
autrefois ensemble. Il en était de même en Russie au siècle dernier.
L'indécence, pour une femme chinoise, c'est de montrer ses pieds nus. La musulmane
surprise au bain cache surtout son visage, tandis que, dans les mêmes circonstances,
une laotienne cache surtout ses seins. L'âge des menstrues n'indique point le
moment des premiers rapports sexuels. Chez la plupart des peuples de l'Inde,
chez les Turcs, les Mongols, les Persans, les Polynésiens, les Malais et les Nègres,
la vie sexuelle pour les filles commence entre 8 et 11 ans, alors qu'elles ne sont
réglées qu'entre 11 et 13 ans. Remarquons également que les peuples les plus lascifs
ne sont pas les moins intelligents, ni les moins hardis, tels les Polynésiens. Peut-être
faut-il voir dans la parure l'origine du vêtement, dans les pays où le froid ne
le justifie pas. La plupart des primitifs se tatouent, se colorient la peau, de
plus ou moins bizarre façon. Les Tibétaines se collent de petites graines sur
le visage enduit de colle d'amidon. Les Malais, Japonais, Chinois, Annamites se
laquent les dents. On les arrache aux jeunes Australiens à l'époque de la
puberté. En
Afrique occidentale, on
les taille en pointe ; en Malaisie, en triangle ou en cercle. Sans parler de la
castration ou de la circoncision trop connues, on pratique l'incision du
clitoris au Soudan, et quelques autres mutilations des organes génitaux. Les pieds
des Chinoises sont déformés par des bandelettes ; il en est de même du crâne des
jeunes enfants de la région toulousaine, au Pérou, en Bolivie, etc... Certaines
incisions sur la peau forment des cicatrices spéciales déformant le visage et
sans parler des anneaux dans les oreilles, dans les lèvres et dans le nez des
Nègres, moeurs qui sont connues, la femme Tatar porte des anneaux au nez, les
Esquimaux des rondelles en os aux commissures des lèvres et les Malais de
Sumatra s'incrustent des feuilles de métal ou des pierres précieuses dans les
dents.
La plus étrange des
déformations est certainement obtenue par les femmes à plateaux (femmes Saudé
et Bantou de l'Afrique équatoriale et occidentale), qui portent dans l'une ou
dans les deux lèvres percées et tendues des disques de bois ayant jusqu'à vingt
centimètres de diamètre. Lorsqu'on voit les civilisés se rendre imposants et
éblouissants, sinon impressionnants, par la plume, le poil, la soie, le verre
et le métal et cela aussi bien à l'église qu'au palais, dans les music-halls et
les cirques que dans les ambassades et les académies, on ne peut guère établir
de rapport entre le degré d'organisation sociale et les moeurs déterminant le
goût. L'alimentation ne donne pas de meilleurs renseignements. L'homme, à
travers les âges, a mangé et mange encore de tout : végétaux de toutes sortes,
insectes, crustacés, reptiles, poissons et oiseaux de toutes tailles ; gros et
petits animaux à poil, à écaille, à plume, à piquant, etc... Il a même mangé et
mange encore de la terre au Sénégal, sur la Côte-d'Or, au Caucase, en Perse,
dans l'Amérique du Sud, etc... Les femmes accouchées du Brésil, chez les
Tappuya, mangent leur placenta et certaines coutumes semblables sont en usage,
parait-il, dans quelques coins de l'Italie, lorsque le lait ne monte pas.
Enfin, l'anthropophagie, pratiquée par besoin alimentaire, par gourmandise ou
par nécessité religieuse, n'est pas absolument le fait de races arriérées,
puisque les Niam-Niam du centre africain à demi-civilisés et assez fortement
organisés en font des rites spéciaux. L'anthropophagie existe encore en
Australie, aux iles Salomons, aux Nouvelles Hébrides, à la Nouvelle Bretagne, dans
l'Ouhanghi, etc... Ces derniers font macérer les cadavres dans l'eau, mais ne mangent-on
pas des viandes faisandées et des fromages fermentés dans le vieux monde !
La cuisson ou la
préparation des aliments paraît universelle et le feu semble connu de tous les
peuples de la terre. Chez les Brahmanes actuels, il est encore obtenu, pour les
cérémonies religieuses, par le frottement de deux baguettes de bois spéciaux.
Les Indiens en font encore de même pour les fêtes sacrées. Beaucoup de peuples
actuels ne connaissent pas la farine et mangent les graines rôties jetées sur des
pierres très chauffées. Pourtant on trouve des mortiers chez un grand nombre de
peuplades incultes, les uns en pierre (Indiens de l'Amérique du Nord), les
autres en bois (Afrique et Océanie). Le pilage est presque partout
l'attribution des femmes. Les Boschimans, les Kabyles et les Arabes se servent
de deux pierres plates tournant l'une sur l'autre. C'est là l'ancêtre de la
meule et du moulin. Chez les primitifs cultivateurs, les hommes procèdent au
défrichement et à la préparation du sol, mais ce sont les femmes qui ensuite
font la culture et la cueillette des produits. La culture à la boue remonte à
la plus haute antiquité ; celle avec charrue et bêtes de somme est en usage en
Europe depuis le néolithique et parait, pour l'Asie et l'Égypte, avoir pris naissance
en Mésopotamie. La Chine pratique encore sur une large échelle la culture à la
houe et les peuples anciens de l'Amérique centrale n'en connaissaient pas
d'autres. Les excitants sont universellement connus et les boissons fermentées également.
Il est certain que les stupéfiants ont dû jouer un rôle assez grand chez certains
peuples. L'Inde et la Chine sont victimes de l'opium et les populations entières
ont disparu par l'usage de l'eau-de-feu.
Les Turco-Mongols
fabriquent le koumys avec le lait fermenté de jument et en tirent un
alcool appelé arka. Les Moï de l 'Indochine font de la bière de bambou ;
les nègres en font avec du millet ; en Afrique occidentale ils font une boisson
appelée dolo, avec du miel, du gros mil et une prune sauvage. Dans
l'océan Indien on fabrique du vin avec le jus du sagoutier. Le kava des
Polynésiens est fabriqué en mâchant et en crachant dans un plat commun les
feuilles et racines d'un poivrier. La noix de kola est employé en Afrique comme
stimulant ; le maté (sorte de houx du Brésil) est la boisson de l'Amérique du
Sud. Différentes racines et poissons sont employés à Java comme aphrodisiaque.
La coca mâchée et mastiquée avec des cendres riches en potasse donnent aux
Péruviens et aux Boliviens des rêves suaves. Enfin le bétel traité de la même
façon, mais avec de la chaux, donne aux Malais une haleine purifiée, mais pris
en excès amène le cancer de la langue et la chute des dents. Le tabac
originaire d'Amérique est suffisamment connu. Les Indiens le fument modérément
et en certains cas, la pipe ou calumet de paix joue un rôle social et rituel.
Le hachich, extrait du chanvre indien, est fumé en Perse, en Asie Mineure et en
quelques parties du Congo. Le tabac est prisé chez de nombreux Nègres porteurs
de tabatières minuscules logées dans le lobe de l'oreille, mais, plus raffinés,
les Indiens de l'Amazone mettent dans un tube une poudre très excitante, tirée
des graines séchées d'une légumineuse appelée Inga, et se la soufflent ainsi mutuellement
dans le nez.
Nous voyons qu'on ne
saurait tirer de ces faits, très abrégés, aucune indication pour trouver de
bonnes ou de mauvaises moeurs d'après le degré d'organisation des peuples qui
les pratiquent, et vice-versa. Les tabous ne sont pas exclusifs aux peuples
primitifs, bien qu'ils aient chez eux une importance excessive, notamment dans
l'archipel polynésien, où ils défendent les nombreux privilèges détenus par les
riches et les aristocrates. Le tabou s'étend à une infinité de choses, qui
prennent un caractère tel, dès qu'on les a déclarées tabou, qu'elles peuvent
entraîner toutes sortes de conséquences fâcheuses à tous ceux qui, ne tiennent
aucun compte de ce caractère particulier.
Il y a donc des tabous
pour la chasse, la pêche, la guerre, la naissance, la mort, la sexualité, etc.
Les sorciers et magiciens sont tout puissants pour prononcer des interdictions
et des ensorcellements, mais les prêtres ne restent pas en arrière pour sacrer,
bénir, honnir, excommunier, jeter des mauvais sorts et vouer aux tourments
éternels leurs ennemis.
Le système des castes,
si inflexible chez les Hindous et les Égyptiens, est une sorte de tabou et tous
les privilèges, défendus encore moralement jusqu'à nos jours, en sont des
restes. Les jugements par ordalie ne sont pas plus étonnants et le fait de démontrer
son innocence ou sa supériorité en avalant du poison, en plongeant sa main dans
un récipient contenant des serpents venimeux, en traversant une rivière pleine
dé caïmans, en se tenant plongé sous l'eau jusqu'à l'asphyxie, etc., n est pas beaucoup
plus illogique que celui d'aller chercher (pour résoudre nos conflits modernes,
issus d'un esprit nouveau) dans le passé un droit vieux de quelques millénaires,
pas très fameux à son époque, et établi pour d'autres moeurs.
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