Synthèse active et
consciente, transitoire et limitée, le moi possède une valeur indéniable bien
que relative. Sa liberté rappelle l'indépendance des bulles qui flottent à la
surface de l'océan ; son individualité ressemble à celle des vagues qui n'émergent
un instant de la masse que pour s'y fondre à nouveau. La personne n'a pas la
fixité qu'on suppose ; loin d'être toujours identique, le contenu du moi se renouvelle
incessamment. À chaque minute, des cellules meurent, des résidus s'éliminent,
remplacés par des éléments puisés dans le milieu. Et, comme les pierres d'une bâtisse
en ruine servent à construire d'autres maisons, les atomes anciens se retrouvent,
dans cet échange perpétuel entre le dehors et les vivants, matériaux durables
d'individualités successives.
Même va-et-vient dans
le domaine intellectuel, même utilisation d'idées, de sentiments, de désirs
identiques au fond. En art, l'originalité réside dans le dosage et la synthèse
d'éléments qui ne varient pas. Dramaturges et romanciers empruntent aux vivants
qualités ou travers de leurs personnages ; déformer, accroître, grouper d'autre
façon, tel est le rôle de l'imaginative. Si fantaisiste que soit la statue d'un
homme, elle comportera une tête, un corps, les membres essentiels ; et, dans un
paysage, le peintre n'élimine les parties déplaisantes que pour leur substituer
des sujets observés ailleurs. Perceptions, images, souvenirs, concepts sont un
legs indestructible ; la nouveauté se borne à l'agencement inédit de matériaux
anciens. Centre du tourbillon, qui constitue notre personne, l'activité du moi
s'évanouit sans qu'un atome meure, sans qu'une idée soit perdue ; ainsi l'eau
du lac demeure, quand ses remous sont dissipés. Nos pensées continueront de
peupler les cerveaux, nos composants physiques d'alimenter les corps, après
notre retour à la commune source des forces universelles. Si notre
individualité est éphémère, notre moi transitoire, nous sommes vieux pourtant
d'une éternité ; et, dans la course sans fin de nos éléments primordiaux, nul
ne peut assigner un terme à notre immortalité. Aussi nos actions sont-elles
moins vaines qu'il semble au premier abord ; le plus minime effort est gros de
conséquences imprévisibles. Point de brusque coupure dans la trame des
phénomènes enchevêtrés, toute cause a son effet et tout effet à son tour devient
cause. Pourquoi une très humble vie n'aurait-elle pas son importance dans l'histoire
de l'univers ? Grain par grain, les mille et mille gouttelettes du fleuve ont creusé
son lit ; les vagues anonymes et, toujours renaissantes obligent la falaise à
de continuels reculs. De nombreuses forces, autrefois indociles, sont
domestiquées, à notre époque, par les savants ; peut-être l'homme
deviendra-t-il le guide conscient des éternelles transformations cosmiques. Non
qu'il tire jamais quelque chose du néant ; sa puissance n'a rien, d'arbitraire,
il arrange, et ne crée pas ; pour maîtriser la nature, il commence par lui
obéir. Mais à l'énergie canalisée il fixe un travail, assigne un but ; sa
raison éclaire le jeu des forces obscures ; en vue des conséquences, sa volonté
choisit les causes. Dans la trame serrée des faits, s'il ne fabrique les fils,
du moins il les dispose ; et la navette, du savoir lui permet d'intervenir
selon ses voeux. Lui-même doit réaliser la justice, accomplir les
miracles qu'il attendit
en vain des dieux. Seulement une loi, dont il suspend l'action sans la vaincre,
veut que soit anonyme l'oeuvre la plus durable, après un temps court
ou long. Comme fut
anonyme le travail du vent, de l'eau, et celui des milliards de plantes et
d'animaux qui peuplèrent le globe. Rien n'est perdu pour l'ensemble, ce qu'a
produit chacun demeure, contribuant à l'évolution générale ; l'effet subsiste détaché
de sa cause, l'oeuvre se continue impersonnelle, séparée du moi qui en fut l'artisan.
L'enfant sera le portrait de lointains ancêtres sans que le sachent ni lui ni ses
parents ; sur la cupule du gland, ne se lit point le nom du chêne son producteur.
Atavisme implique
mémoire ; mais une mémoire de l'espèce dédaigneuse des individus. Par le livre,
par le bronze, par la pierre, l'homme combat l'oubli ; ne lui dénions pas des
victoires partielles, la gloire est une survie. De triomphes définitifs nous n'avons
point d'exemple, la mort guette le souvenir ; sur les inventeurs du feu, de
l'écriture, des premiers instruments, histoire et tradition restent muettes.
Qu'adviendra-t-il de
célébrités plus récentes ? La disparition de notre espèce, celle de notre planète leur assigne une fin, dont
l'éloignement paraît proche, comparé à l'immensité des temps.
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