Le coeur malin de tout récit.
Il est donc fort possible que James n’aurait pas pu répondre à Gide ni le confirmer dans le plaisir de sa découverte. Il est presque sûr que sa réponse eût été spirituelle, évasive et décevante. A la vérité, l’interprétation freudienne, si elle s’imposait avec l’évidence d’une solution, le récit n’y gagnerait qu’un intérêt psychologique momentané, et il risquerait d’y perdre tout ce qui fait de lui un récit, fascinant, indubitable, insaisissable, où la vérité à la certitude glissante d’une image, proche comme elle et comme elle inaccessible. Les lecteurs modernes, si rusés, ont tous compris que l’ambiguïté de l’histoire ne s’expliquait pas seulement par la sensibilité anormale de la gouvernante, mais parce que cette gouvernante est aussi la narratrice. Celle-ci ne se contente pas de voir les fantômes, dont sont peut-être hantés les enfants, elle est celle qui en parle, les attirant dans l’espace indécis de la narration, dans cet au-delà irréel où tout devient fantôme, tout se fait glissant, fugitif, présent et absent, symbole du Mal sous l’ombre duquel Graham Greene voit James écrire et qui est peut-être seulement le coeur malin de tout récit.
Après avoir noté l’anecdote, James ajoutait : « L’histoire devra être racontée — avec suffisamment de crédibilité — par un spectateur, un observateur du dehors. » On peut donc dire qu’il lui manquait alors l’essentiel, le sujet : cette narratrice qui est l’intimité même du récit, son intimité il est vrai étrangère, présence qui essaie de pénétrer au centre de l’histoire où elle reste cependant une intruse, un témoin exclu, qui s’impose par la violence, qui fausse le secret, l’invente peut-être, le découvre peut-être, de toutes manières le force, le détruit, et ne nous révèle de lui que l’ambiguïté qui le dissimule.
Ce qui revient à dire que le sujet du Tour d’écrou, c’est — simplement — l’art de James, cette maniéré de toujours tourner autour d’un secret que. dans tant de ses livres, l’anecdote met en action, et qui n’est pas seulement un vrai secret — quelque fait, quelque pensée ou vérité qui pourrait être révélée —, qui n’est même pas un détour de l’esprit, mais échappe à toute révélation, car il appartient à une région qui n’est pas celle de la lumière{53}. De cet art, James a la plus vive conscience, bien qu’il reste étrangement silencieux, dans les Carnets, sur cette conscience qu’il en a, à quelques exceptions près, celle-ci par exemple : « Je vois que mes bonds et raccourcis, mes ponts volants et mes grandes boucles compréhensives (en une ou deux phrases vives, admirables) devront être d’une hardiesse impeccable, magistrale… »
On peut alors se demander pourquoi cet art où tout est mouvement, effort de découverte et d’investigation, plis, replis, sinuosité, réserve, art qui ne déchiffre pas. mais est le chiffre de l’indéchiffrable, au lieu de commencer à partir de lui-même, commence par un schéma souvent fort grossier, aux lignes arrêtées, avec sections numérotées ; pourquoi, aussi, il lui faut partir d’une histoire à raconter, qui existe pour lui avant même qu’il ne la raconte.
A cette particularité, sans doute bien des réponses. Et d’abord celle-ci, que l’écrivain américain appartient a un temps où le roman n’est pas écrit par Mallarmé, mais par Flaubert et Maupassant ; qu’il se préoccupe de donner à son oeuvre un contenu important ; que les conflits moraux comptent beaucoup pour lui. C’est vrai. Mais il y a autre chose. Manifestement, James a peur de son art, il lutte contre l’«éparpillement » auquel cet art l’expose, repoussant le besoin de tout dire, de « trop dire et d’écrire », qui risque de l’entraîner à des longueurs prodigieuses, alors qu’il admire avant tout la perfection d’une forme nette. (James a toujours rêvé d’un succès populaire. Il a aussi souhaité trouver ce succès dans le théâtre, un théâtre dont il cherche les modèles dans le plus mauvais théâtre français. Il est vrai que, comme Proust, il a le goût des scènes, de la structure dramatique des oeuvres ; cette contradiction maintient en lui l’équilibre.) Il y a, dans la forme qui lui est propre, un excès, peut-être un côté de folie contre lequel il essaie de se prémunir, et parce que tout artiste s’effraie de soi. « Ah, pouvoir simplement se laisser aller — enfin. » « Le résultat de toutes mes réflexions est que je n’ai plus qu’à me lâcher la bride ! Voilà ce que je me suis dit toute ma vie… Pourtant je ne l’ai jamais fait pleinement{54}. »
James redoute de commencer : ce commencement où l’oeuvre est toute ignorance d’elle-même, est la faiblesse de ce qui est sans poids, sans réalité, sans vérité, et pourtant déjà nécessaire, d’une nécessité vide, inéluctable. De ce commencement, il a peur. Il lui faut, avant de se livrer à la force du récit, la sécurité d’un canevas, le travail qui clarifie et passe le sujet au crible. « Dieu me préserve — non d’ailleurs que j’y incline ! le ciel m’en est témoin — de me relâcher de mon observance profonde de cette forte et salutaire méthode qui consiste à avoir une armature solidement construite, fortement charpentée et articulée. » Par cette crainte de commencer, il en vient à se perdre dans les préliminaires qu’il développe toujours plus, avec une minutie et des détours où son art déjà s’insinue : « Commence, commence, ne t’attarde pas à en parler et à en faire le détour. » « Je n’ai qu’à me cramponner et à enfiler un mot à l’autre. Se cramponner et enfiler des mots, l’éternelle recette. »"
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