mardi 23 août 2022

Le livre à venir Par Maurice Blanchot

 

Le livre de Musil traduit cette mutation et cherche à lui donner forme, tout en essayant de découvrir quelle morale pourrait convenir a un homme en qui s’accomplit l’alliance paradoxale de l’exactitude et de l’indétermination. Pour l’art, une telle métamorphosé ne va pas sans conséquences. Musil est resté longtemps incertain de la forme qu’il devait choisir : il a pensé à un roman à la première personne (lorsque son livre s’appelait « Catacombes»), mais où le « Je » n’aurait été ni celui du personnage romanesque, ni celui du romancier, mais le rapport de l’un à l’autre, le moi sans moi que l’écrivain doit devenir en s’impersonnalisant sur l’art, — qui est essentiellement impersonnel, — et dans ce personnage qui assume le destin de l’impersonnalité. Un « Je » abstrait, un moi vide intervenant pour révéler le vide d’une histoire incomplète et pour remplir l’entre-deux d’une pensée encore à l’essai. Peut-être faut-il regretter cette forme dont Musil a subtilement exposé les ressources. Mais il se sent à la fin davantage attiré par le « Il » du récit, cette étrange neutralité dont l’art romanesque cherche constamment et hésite constamment à accueillir l’exigence peut-être insoutenable. L’impersonnalité de l’art classique ne le tente pas moins, quoiqu’il ne puisse l’accepter comme forme figée, ni comme pouvoir de raconter souverainement une action qu’on domine dans son entier. C’est qu’aussi il n’a rien à raconter, le sens même de son récit étant que nous n’avons plus affaire à des événements qui s’accomplissent réellement, ni à des personnes qui les accomplissent personnellement, mais à un ensemble précis et indéterminé de versions possibles. Comment dire : ceci eut lieu, puis ceci, et enfin cela, alors que l’essentiel est que ce qui a lieu aurait pu avoir lieu autrement et par conséquent n’a pas eu lieu vraiment, d’une manière décisive et définitive, mais seulement d’une manière spectrale et sur le mode de l’imaginaire ? (Ici apparaît le sens profond de l’inceste qui s’accomplit dans l’impossibilité de son accomplissement.)



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