jeudi 11 août 2022

Les yeux plus grands que le ventre Par François Cavanna

 "Je n'ai même pas vu grandir les garçons. Ils ont franchi les années de galopinades, celles qui durent si longtemps, si longtemps, qu'elles resteront dans la mémoire inconsciente comme la seule vraie vie, la suite n'étant qu'un rajoutis cahotant, enlevé au grand galop, un brouillis jamais fixé, et moi, moi, qui ai si vivantes ces années en moi, si cuisante leur nostalgie, je n'aurai rien vu des leurs. Moi-même emporté au galop furieux des années d'après, je n'ai plus cet oeil qui voit le temps arrêté. Les enfants ont défilé, comme les poteaux télégraphiques devant la fenêtre du train, ils sont maintenant eux aussi dans le train, la vie aux jours sans crépuscule ils l'ont laissé là-bas, dans la flaque de soleil où tous nous les laissons. Ils n'auront été qu'un épiphénomène de mon voyage, bien moins réel, bien moins mordant que le dévorant boulot quotidien, que Choron, que Gébé, que Wolinski, que Reiser, que Daniel le metteur en pages, que Chenz le phtographe, que tous les typographes, les correcteurs...Les filles ont aimé, pleuré, fugué, pondu, et j'ai traversé ça comme distraitement...Les chiens, la maison, les arbres, tout ce qui, je le sais parce que je le sais, avait tant d'importance, je m'en souviens aujourd'hui comme d'un rêve effiloché et lactescent".


"Si les lecteurs de Charlie-Hebdo savaient! S'ils le voyaient, le fracassant éditorialiste, champion de toutes les libertés, promoteur de toutes les licences, conchieur de familles, vomisseur de convenances, déchiqueteur de hiérarchies, empaleur de petit Jésus, s'ils me voyaient, moi, la grande gueule, moi, le vieux ricanant, le sceptique à tout crin, s'ils me voyaient, jaune de teint et l'oeil hagard, vivant cet amour en épais phallocrate d'un autre âge empêtré dans ses contradictions merdeuses, se rongeant le foie, clamant ses bobos à la lune, oscillant de Dumas fils à Feydeau, du drame pompier à l'amant en caleçon dans l'amroire avec le pan de chemise qui dépasse, triste zinzin ahuri dans ce siècle tonitruant, hibou effaré dans ce luna-park...Oh, qu'ils rigoleraient, les sales cons! Oh, qu'ils rigoleront! Je leur ai donné l'exemple. Rire de tout. Rien n'est sacré. Alors, tu penses, moi et mes affres petites-bourgeoises...Même pas: les petits-bourgeois d'aujourd'hui sont tout à fait à la pointe, à l'extrême bout, tout à fait dans la ligne du jusqu'où on peut aller trop loin sans se brûler les moustaches. Baisent, partouzent, s'enculent sans faire tant d'histoires, s'invitent à se bouffer le cul entre voisins de palier, s'aiment et se désaiment sans mobiliser le SAMU et la grande échelle, ne prônent pas la liberté mais la mettent en pratique, et plonger leur queue dans un vagin, fut-il surmonté d'yeux verts et auréolé d'une âme exquise, ne chamboule pas sens dessus dessous leur zodiaque. Et merde, ils ont bien raison. Et tant mieux pour eux. Entre-temps ils élèvent des gosses, et pas mal que quiconque, ma foi".


"Moi aussi, qu'est ce que tu crois, moi aussi je voudrais bien me passionner pour une caméra super-huit, une chaine hi-fi, le jazz new orleans, le bateau à voile, les vieilles reliures, une cave, les timbres-poste, les bons petits plats, les armes anciennes, la jeune peinture, le football, un chanteur, un boxeur, une actrice, les papillons, les affiches rococo, les gadgets kitch, le cours de l'or, les cartes postales humoristiques, les premiers albums de Tintin, les étiquettes de camembert, les jades, les laques, les coraux, les émaux, les boites d'allumettes, les tire-bouchons pornographiques , les lunettes d'hommes célèbres, les petites culottes de femmes-ministres...Moi aussi, j'aimerais bien, tien! Est-ce ma faute si tout ça me parait chiant à pleurer? Si tous ces joujoux permis à nos sages convoitises m'ennuient, m'ennuient, m'ennuient? Comme m'ennuie le gars des infos qui nous annonce le tiercé...Où sont-ils, les enfants de Mai qui barraient les rues pour gueuler leur horreur de ce monde qu'ils entrevoyaient devant eux, de cette cour de récréation pour bons petits enfants bine cons bien gentils, où sont-ils? Ils sont au salon de l'auto, ils hésitent entre la nouvelle citron et la nouvelle peugeot, ils collectionnent les soixante-dix-huit tours new Orléans, ils savent reconnaitre les crus, yeux fermés, et même l'année, ils savent cuisiner un plat, un seul, mais comme personne, ils font les puces le dimanche, ils carguent un foc par gros temps sans recevoir le machin sur la gueule, de temps en temps ils touchent le tiercé dans le désordre. Ils ne sont peut-être pas heureux - qui l'est? - mais ils s'occupent. Moi, je m'emmerde, dans ce gâteau à la crème. Tant pis pour ta gueule, t'as une mauvaise nature. Crève".


"Un couple établi se met au lit pour dormir. Accessoirement pour faire l'amour, puisque l'homme est le seul animal qui prend sur son temps de sommeil pour se reproduire. Des amants ne se mettent au lit que pour faire l'amour. Ils se retrouvent essentiellement pour ça.

Un mari peut garder sa flanelle pour baiser. Surtout s'il est enrhumé. Un amant baise à poil. C'est d'autant plus vache qu'un amant ne peut pas se permettre d'être enrhumé. Vous l'imaginez éternuant en plein ciel? C'est valable aussi pour l'amante, mais une femme peut toujours passer un pull-over sans être ridicule. Et puis, elles ont une santé de cheval".

Aucun commentaire: