[Nietzsche , ECCE Monstrum 6] Est-ce parce que je n'ai pour ainsi dire pas connu mon père que celui-ci m'a paru le meilleur des hommes? Ou parce que mon père était le meilleur des hommes qu'il a vécu si peu et que je ne l'ai pour ainsi dire pas connu? Ma mère, à qui je n'ai jamais trouvé que des défauts, fût-elle morte jeune, fût-elle morte à sa place, à la place de mon père, peut-être lui aurais-je trouvé des qualités aussi, sinon toutes, et aurais-je fait d'elle la meilleure des mères d'abord, la meilleurs des femmes ensuite, écrit Nietzsche, écris-tu à sa place, lui fais-tu écrire, l'autobiographiant. Mon père vivrait-il encore, sans doute aurais-je dû me dresser contre lui aussi, comme il m'a fallu me dresser contre elle après. Il n'aurait sans doute pas plus qu'elle été capable de comprendre, de reconnaitre moins encore, celui que j'avais à devenir et ce qu'avait à faire celui que je deviendrai. Sans doute aurait-il plus qu'elle encore cru que c'était contre lui que j'avais à faire et à devenir ce que je devais faire et devais devenir. A moins que, s'il avait vécu, je n'eusse jamais éprouvé le besoin de devenir et faire le contraire de ce que lui-même avait fait et avait été. Comment le saurais-je? Souvent je songe à mon orphelinage comme à la grâce que le destin m'a fait comme la confirmation de ma prédestination. Ma vie a en effet tenu du miracle, qui m'a relevé d'un monde obstinément piétiste et puritain - en même temps, je n'aurais sans doute pas méprisé d'être moi-même ce piétiste et ce puritain que mon père avait été ( une tentation, à la vérité, qui n'a jamais tout à fait cessé d'être la mienne aussi). J'ai toute ma vie pris point par point le contre pied de l'exemple que m'avait été mon père, quoique celui-ci fut le meilleur des exemples, quoique celui-ci fut le meilleur des père, je crois. Peut-être justement, parce qu'il était le meilleur des exemples de ce monde qu'il représentait et que j'abominerai vite. Peut-être parce qu'il était lui-même ce monde à l'état le plus pur: douceur, modestie, humilité. Quel mérite y a-t-il à se dresser contre un mauvais prêtre? Aucun. Le mauvais prêtre laisse toute sa chance à la prêtrise en tant que telle. Mais le bon prêtre dénonce malgré lui le mensonge de toute prêtrise, à fortiori s'il en meurt. Le bon comme le mauvais prêtre s'accordent là-dessus de toute façon: la mort doit au péché originel et à la culpabilité que tous en héritent. Mon extrême irritation, mon incontenable, mon interminable irritation contre le christianisme est-elle seulement née du sentiment d'injustice que je ne pouvais qu'éprouver d'avoir été si tôt privé de mon père? N'est-elle pas plutôt née de ce qu'on voulût me convaincre qu'il devait en être ainsi, que telle était la part que mon père avait dû prendre, à son tour, au rachat d'une faute dont c'est tout ce qui est né qui serait frappé, moi à la suite, à mon tour. C'était là tout leur christianisme, auquel je ne suis pas sûr qu'eux-mêmes croyaient toujours beaucoup. Dont je suppose tout au plus qu'il les apaisait - il leur fallait être impuissants, et c'est cette impuissance, en quelque sorte, qui les consolait. C'était la condition pour que l'ordre restât inaltérable, que la mort n'aurait que momentanément troublé. Rien n'y était tragique dès lors que rien n'y &était injustifiable. Et sans doute fallait-il absolument que rien ne fût tragique pour qu'on s'accommodât si bien d'une mort aussi inattendue qu'inutile, pour qu'on portât son corps sans cri sous la dalle du temps de Rocken, et pour qu'on vécût ensuite comme si cela avait en effet été le décret de Dieu que chacun rachetât une part de l'infidélité qui lui aurait été faite, privant mon père de la vie qu'il lui avait pourtant donnée, ne lui donnant la vie que pour en priver bientôt ceux à qui lui-même l'avait donnée ( moi, pour commencer), pour qu'eux aussi, étendant la culpabilité de proche en proche en souffrent infiniment. Exécrable cruauté de ce Dieu et de ses prêtres, qui ne retirent pas seulement la vie à ceux qui vivent pourtant selon son exemple, mais qui le retirent en outre aux meilleurs d'entre ceux qui s'appliquent à être exemplaires ( combien de fois, après sa mort, n'ai-je pas entendu dire ce sont les meilleurs qui s'en vont les premiers!) Je le sus sans doute aussitôt, je veux dire: je n'ai pas pu en douter longtemps: je serai l'anti-prêtre. Nietzsche sera l'anti-prêtre. S'il n'y en avait qu'un qui dût entreprendre ce grand procès des prêtres et de leurs prétentions, ce serait Nietzsche, ce serait moi. Je les avais vus si tôt et de si près que leur effronterie théologique ne serait plus jamais un mystère pour moi, et que je ne connaitrai pas de paix que je ne l'aie tout entière confondue; que je n'en connaitrai pas que je n'aie confondu la plus grande escroquerie intellectuelle, la plus grande escroquerie morale qu'il y eut jamais".
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