Johnson se sera mépris, penses-tu. Il ne sera pas le selu à s'être mépris ainsi, à cette époque. Cette époque se reconnait à ce que cette méprise y fut la plus grande, et la mieux partagée. Pauvre méprise. Pensait-on qu'elle pouvait tout? Qu'en elle était tout le possible dont on rêvait? On l'a pensé de la politique révolutionnaire ( on le pense encore, peut-être). Il a suffi d'affirmer que la politique devait être révolutionnaire pour qu'on le pensat vraiment ( pour qu'on le pense encore). La politique révolutionnaire sauverait la politique en tant que telle. Et le reste (même l'amour?). A tort, on le sait depuis. La politique révolutionnaire n'a jamais compris ni admis, elle ne comprendra ni n'admettra jamais qu'elle doit se définir, si tant est qu'on doive la définir ( mais on doit bien la penser), par ce qu'elle ne peut pas, par ce qui lui est impossible, pour être réellement révolutionnaire, à la différence de la simple politique qui se définit, elle, par ce qui lui est possible ( par ce qui ne lui est que possible). L'impossible, c'est, tu le notes pour toi: ne vouloir qu'une partie de ce que doit la politique et plus que ce qu'elle peut (ce qu'elle ne peut pas). Un mot était présent à son esprit qu'il avait utilisé déjà, mais pour parler de la littérature, dont, soudain, il s'avisa qu'il s'adaptait à la politique aussi ( les mots de la littérature ne sont pas nombreux pourtant qui s'adaptent à la politique aussi ou aussi bien). L'impossible, c'est non pas l'accession à la politique, même révolutionnaire, ce qu'à peu près tout le monde peut, ce dont à peu près tout monde est capable ( à peu près tout le monde sait ce que la politique, même révolutionnaire, peut et doit), mais son excession (plus que ce que la politique, même révolutionnaire, peut et doit), à quoi il n'y a à peu près personne à pouvoir atteindre. Toute politique, a fortiori révolutionnaire, qui se suffit de ce qu'elle peut et doit, si difficile même qu'il soit pour elle d'atteindre ce qu'elle peut et doit, si difficile surtout qu'il soit pour elle de s'y tenir, est condamnée à l'échec ( son échec est inévitable: faire prévaloir ce qu'elle doit sur ce qu'elle peut - c'est sa fatalité morale, c'est à dire sa terreur intrinsèque, sitôt que même le possible lui résiste). L'excession, tu te tiens à ce mot comme au seul qui puisse dire quelque chose de précis de ce que tu cherches à désigner pour dire - tu le notes: ce par quoi on dépasse , on échappe à la politique, même révolutionnaire, par quoi on l'excède sans cesse. L'amour bien sûr, en premier. L'amour est le premier des mots par lequel on le peut, par lequel tous le peuvent. L'art et la littérature viennent après, qui l'auraient dû même pour Johnson, surtout pour lui, qui, peut-être est-ce l'autre de ses torts, te dis-tu, les avaient mesurés à la politique. Mais aussi et aussi bien: le rêve, la beauté, le rire, le silence, le vent, le jeu, le don, l'amitié, la mélancolie, la paresse, la joie, l'âme, la dépression, les bêtes, la mer, et cetera. Tout ce qui est laissé pour compte, tout ce qui est incomptable, c'est à dire tout ce qui compte pour l'incomptable de l'opération politique, même révolutionnaire. Tout ce qui passe le reste de l'opération politique, même révolutionnaire, sa soustraction, sa séquelle, son reliquat, sa loque. Tout ce qui est et vit et pense en pure perte. La pure perte de tout en tant que reste de cette opération, même révolutionnaire. Excession: décidément, le mot te convient mieux que "souveraineté" dont tu as usé jusqu'alors, à sa place ( pour la littérature, pour l'art, il est vrai). Parce qu'il désigne un mouvement, et un mouvement incessant, dont le principe est même, dans son incessance, soustractif (qui excepte et n'ajoute pas), quand "souveraineté" désigne un état, et statique et élevé et cumulatif et entier - de puissance, sans conteste. De là, te dis-tu, qu'une si grande désolation ait gagné Johnson, comme elle aurait gagné quiconque se fût fourvoyé à ce point, espérant trop pour jamais désespérer assez. Tu as soupçon soudain: que Johnson n'a peut-être autant aimé les plus grandes idéalisations, qu'il n'a peut-être autant aimé les plus grandes idéalisations, qu'il n'a peut-être autant aimé les plus grandes consolations, que par amour, un amour inavouable, même à lui, qui sait un amour masochique, des plus grandes désillusions, des plus grandes désolations. Appelant de tout son être aux premières, mais pour attirer sournoisement sur lui les secondes. Montrant en réalité un amour immodéré du malheur, qui n'est jamais entier qu'à la condition que le bonheur ait pu lui-même l'être, ou l'ait du. Le malheur ne l'étant authentiquement que de celui qui a tout perdu, c'est ce que tu en déduis, pas de celui qui n'a pas cherché à atteindre tout. De quoi ne sommes-nous jamais à la hauteur? De ce qui est inaccessible, par définition: de la révolution et de l'amour, sans comparaison. N'être pas à la hauteur ( ne pas pouvoir y atteindre ni s'y tenir): tu n'exclus pas que cela ait pu finir par fasciner Johnson. Peut-être ne pourrais-tu être à la hauteur ni de l'un ni de l'autre: mais, Johnson, ce sont des deux ensemble qu'il ne l'aurait pas été? Il fallait à Johnson deux telles hauteurs, difficilement accessibles chacune, inaccessibles ensemble, pour que sa chute passât pour lui pour ce qu'elle ne pouvait qu'être: une grâce aussi, sa grâce, même paradoxale. Il aurait en fait voulu ne se mesurer à rien de possible. Ou à l'impossible comme se faisant le moyen de rien - c'est à dire dans son cas, de sa perte. Et quelle perte: admirable, exemplaire! Combien d'écrivains, te dis-tu, ont-ils jamais été, comme Johnson, aussi entièrement, aussi parfaitement désavoués et trahis, qu'on les désavouat et trahit, eux et leur oeuvre, à la fois et d'une seule fois. Il sera revenu à Johnson d'avoir été cet écrivain là, que cette époque a crée comme aucune autre depuis n'a sans doute été en mesure d'en créer un autre - faute, te dis-tu, d'un écrivain qui soit à sa taille. Car ceci est extraordinaire en effet, ou fascinant, comme tu ne peux décidement pas t'empêcher de le penser, rien peut-être ne l'est-il plus, extraordinaire, ou fascinant: si Johnson et sa femme, qui l'a trompé, qui l'a trahi, se quittèrent, celle-ci ne quitta pourtant pas l'île minuscule de Sheppey où elle était installée avec lui. Elle s'installa, sitôt que la porte se fut refermée sur elle ou se fut refermé entre eux, dans une rue voisine, à quelques centaines de mètres de lui seulement. Ils vivraient encore ensemble, encore qu'ils vivraient séparément. L'un et l'autre attachés à ce qui les avait perdus, faute de pouvoir encore être attachés l'un à l'autre, et l'être à ce qui les avait liés."
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