Il y aurait de longues pages à écrire sur les différentes définitions qui ont été données du moi par les diverses écoles modernes. En le définissant une chose qui pense – res cogitans ; – en énonçant sa fameuse proposition : « Je pense, donc je suis », Descartes donnait au moi la première place et le substituait à l'âme, comme il apparaît clairement de sa Sixième Méditation, § 8, où il dit : « Il est certain que moi, c'est-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis est entièrement et véritablement distincte de mon corps et qu'elle peut être ou exister sans lui ». La philosophie allemande, par la suite, donna au moi un sens plus métaphysique, plus absolu. On sait que Kant considérait le moi comme la conscience elle-même se réfléchissant dans ses actes et dans les phénomènes sur lesquels son influence s'exerce. Fichte faisait du moi « l'être absolu lui-même, la pensée substituée à la puissance créatrice et tirant tout de son propre sein : l'esprit et la matière, l'âme et le corps, l'humanité et la nature, après qu'elle s'est faite elle-même ou qu'elle a posé sa propre existence ». Pour Schelling et Hegel, le moi, « ce n'est ni l'âme humaine, ni la conscience humaine, ni la pensée prise dans son unité absolue et mise à la place de Dieu : c'est seulement une des formes ou des manifestations de l'absolu, celle qui le révèle à lui-même, lorsqu'après s'être répandu en quelque sorte dans la nature, il revient à lui ou se recueille dans l'humanité ».
Sigismond Freud est
venu qui a compliqué la situation en exposant la coexistence d'un moi et
d'un soi, le soi étant « l'ensemble coordonné, anonyme, impersonnel des
forces ataviques, des instincts », alors que le moi – centre de la conscience –
est l'ensemble des images, idées, émotions et réactions coordonnées.
Ce moi se débat, dans
le système de Freud, entre deux influences ennemies, empiétantes et menaçantes
toutes deux, qu'il s'occupe perpétuellement à concilier : d'une part, la
réalité extérieure, avec ses coercitions sociales ; d'autre part, les exigences
instinctives et irréfléchies du soi ; Freud admet encore un Surmoi ou
« moi idéal », souvenir inconscient des interdictions imposées au petit enfant
par ses parents, interdictions qui pèsent toute la vie sur le caractère de
l'adulte. Je n'ai cité ces fragments de l'histoire du Moi, de Descartes à
Freud, que pour leur comparer le « Moi », tel que l'entendent les
individualistes anarchistes – un Moi corporel et passager, à l'instar de «
L'Unique » de Stirner. Le « Moi » des individualistes n'a rien, pour eux, d'une
abstraction, pas davantage que ne leur est une abstraction le « non-moi ». Ce
sont pour eux des réalités vivantes, de tous les jours.
Quoiqu'on fasse et quoi
qu'on dise, je suis et je me sens, en tant qu'individu, un être isolé,
différencié, à part des autres. Rejetant toute métaphysique, je suis – de par
mon expérience et pour ne considérer que la douleur – que lorsque je souffre, c'est
moi et non autrui ou le voisin qui ressent de la souffrance, peu importe que cette
douleur soit de l'ordre psychologique ou physiologique. Quand je n'ai pas à manger
suffisamment, quand je ne puis embrasser la femme que je voudrais tenir en mes
bras, quand je me trouve au-dedans des murs d'un cachot, quand par suite d'un accident
j'ai perdu l'usage d'un membre, c'est moi qui souffre et non mon ami le plus
intime. En vain me dira-t-on, à cause de l'identité de substance, que le
non-moi souffrirait autant que moi, placé dans les mêmes conditions :
1° cette proposition n'enlève
pas ma douleur et c'est cela, pour moi, l'important ;
2° mon expérience m'a démontré
que le non-moi ne réagit pas du tout de la même façon en présence de certains
faits ou de certains événements susceptibles de ne faire souffrir atrocement, expérience
que tout te monde a pu faire. Tant et si bien que les conseils des non souffrants
m'ont paru parfois ou cruels ou ridicules. Contre cette réalité, aucune théorie
ne saurait prévaloir. Donc, le Moi des individualistes anarchistes n'a rien
d'abstrait ni de romantique. C'est leur corps, considéré à part des autres
corps humains, avec ses réactions et ses réflexes de tout genre, ses désirs,
ses appétits, ses attributs de toute nature. Ils ne disent pas que leur « moi
corporel » est supérieur aux autres « moi corporels » ; non, mais ils ne
veulent pas qu'aucun « moi corporel » puisse forcer un autre « moi » – par
violence, contrainte, ruse, menace ou privation quelconque – à faire ce qu'il
ne ferait pas ou à ne pas faire ce qu'il ferait s'il n'était obligé au contraire.
C'est cela que veulent
dire les individualistes anarchistes lorsqu'ils revendiquent l'autonomie de
leur moi ou de leur soi, ils entendent par là un état de choses
où la personnalité humaine, différenciée nettement des autres unités, ne soit pas
forcée de subir, dans ses relations avec autrui, des charges sociales, une méthode
de vie, une façon de se comporter, que, laissée indépendante, elle aurait pu tout
aussi bien rejeter. Ils n'admettent pas non plus que ce rejet puisse les priver
du moyen de production, s'il les privait de tout autre avantage sociétaire.
Contre tout milieu social qui ne leur consent pas au moins cela, les
individualistes anarchistes se situent, en général, en état de légitime
défense, selon la phrase consacrée.
– E. ARMAND.
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