"E. Beaujon exprime cela en termes vigoureux : tout arrivant propose une vérité qu’il ne faut pas mettre à la porte ; mais qu’on lui donne accueil, et qui sait jusqu’où elle vous conduira ?"
"Il faut entendre que le mystère de cette contrariété fondamentale ne doit pas réveiller l’ambiguïté. La présence-absence de Dieu n’est pas ambiguë. Sa certitude et son incertitude ne le rendent ni douteux ni probable, mais aussi certain qu’incertain. L’obscurité où nous sommes par rapport à lui et de sa volonté par rapport à nous nous fait le devoir d’agir aussi rigoureusement que si nous avions la claire connaissance de nos fins. Mais voici une autre conséquence : c’est que, pour l’homme tragique, la présence de Dieu est telle qu’il ne peut plus en rien se satisfaire du monde où il sait que jamais ne s’accomplira rien de valable ; mais, en même temps, l’absence de Dieu est telle qu’il ne peut pas trouver en lui un refuge, pas plus qu’il ne peut s’unir mystiquement à l’infini comme à la seule réalité substantielle, de sorte que le voilà rejeté dans le monde que pourtant il refuse, refus qui change désormais de sens, car c’est à l’intérieur du monde et dans ses limites qu’il lui faut s’opposer au monde, prenant conscience, par cette opposition, de ce qu’est l’homme et de ce qu’il voudrait être.
L’homme tragique, devant la présence-absence de Dieu caché et tenant de l’incompréhensible union des contraires un pouvoir de comprendre qui n’est jamais ni sûr ni douteux, doit donc apprendre à « vivre » dans le monde « sans y prendre de part et de goût » et apprendre à le connaître par son refus même qui n’est pas un refus général et abstrait, mais constant et déterminé, qui sert mieux la connaissance que tout optimisme rationaliste, car cette raison le libère des mystifications du faux savoir5. Ainsi l’homme, comprenant le monde et lui-même à partir de l’incompréhensible, est sur la voie d’une compréhension plus raisonnable, plus exigeante et plus étendue qu’on peut appeler tragique, accueillant l’ambiguïté sans l’accepter, plus exactement remontant du divertissement et de l’ambiguïté – l’intimité du oui et du non mêlés – au paradoxe qui est l’affirmation simultanée du oui et du non, chacun absolu, sans mélange et sans confusion et pourtant toujours également posés ensemble, car la vérité est dans leur clarté simultanée et dans l’obscurité que cette simultanéité fait paraître en chacun comme le reflet de la clarté de l’autre".
 
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