"Tu songes aux jours qui vont suivre où tu seras seul. Tu songes que tu as voulu l'être pour qu'il n'y ait plus de jour où, pour penser, tu ne doives l'être. Plus de jour qui ne te fasse faire cette expérience, qui ne te fasse l'expérience de la pensée. Puérilité de plus? Pire: emphase ( tu t'en rends compte en te relisant: faire l'expérience de la pensée). Tu seras alors puéril et intrépide comme Dagerman dit que Nietzsche l'a été - mais sans plus aucune ironie puisqu'il ne s'agit que de toi. Pour rien, a-t-il ajouté d'ailleurs, que la pensée y ait tellement gagné. Pour rien, imagines-tu bien sûr, que tu lui feras gagner ou que tu gagneras toi-même (en même temps, tu n'écartes pas tout entière l'hypothèse suivant laquelle Dagerman n'aurait dit ce qu'il a dit de Nietzsche, et avec ces mots en partie faits pour l'accuser, que pour te dissuader de faire comme lui). A la vérité, ce n'est pas la première fois que tu te mets dans cette situation. Il semble même que ta vie soit ainsi faites que tu doives, régulièrement, te mettre dans la situation de ne pas savoir s'il faut que tu persistes ou non. C'est un jeu que tu n'as pas fui jusque-là, si tu ne l'as pas à chaque fois suscité. Qui te fait peur, bien sûr, sans que cette peur suffise. De mourir, celle de vivre n'étant pas moins terrible parfois. Tu veux simplement voir ce qui arrivera, de l'une ou de l'autre. C'est ce que tu viens d'écrire à Dagerman au sujet de Johnson qui t'y fait penser. Ta mort t'attendrait, c'est ce que tu te serais mis à croire, ou à craindre. Théâtre, t'aurait dit ton ironie, avant. Ironie qui ajouterait: tu y aies déjà survécu à une mort que tu croyais avoir tentée autant qu'il t'était possible est fait pour que tu ne puisses plus croire que la mort est jamais sûre, quelque désir que tu en es eu parfois. Il te faut tout recommencer. Mais il te le faut cette fois avec la peur de qui ne sait rien. Ni quant à la mort, ni quant à ce que la mort laisse après elle à chaque fois que, comme la mer, elle se retire. C'est tout ce qui est qui devrait pouvoir atteindre à l'état violent qui est le tien. Du moins, qui devrait le tenter. Tout aurait alors une clarté beaucoup plus grande: avoir tout perdu une fois au moins, pour n'avoir rien dès lors qu'on ne sache pouvoir perdre à tout instant, c'est ce qu'il faut que tu gardes présent à l'esprit. Mais il faut plus: s'être plusieurs fois soi-même perdu pour ne pas parler facilement ni faussement dès lors que c'est de soi qu'on parle. D'ailleurs, tu ne cherches pas à te perdre, sinon tu ne serais pas là. Pas non plus à te sauver. Seulement, pour vivre, il faut que la vie ait plus d'attraits que la mort n'en a. Qu'elle soit plus belle que la mort n'est. D'ailleurs, qui sait si on ne retire pas de l'idée de mourir un plaisir plus vif que de toute autre à laquelle on saurait que le plaisir de vivre est pourtant attaché? En réalité, c'est la peur qui t'amené là, ne cédant pourtant encore à aucun attrait. La peur plus que l'intrépidité. L'intrépidité aurait consisté à rester à Paris. En somme, tu as obéi à un mouvement lâche. C'est la lâcheté qui t'a fait fuir, quand bien même tu savais ce vers quoi ce mouvement te portait t'obligerait à montrer bientôt une autre forme de courage dont tu n'avais pas de raison de te croire davantage capable. Quelque courage qu'il te fallait montrer maintenant, rien ne pourra faire que tu ne doives le montrer alors par lâcheté. Le fait est: tu fuis, comme Johnson a fui ( te dis-tu, sans pourtant aucune des raisons, des raisons impérieuses, que lui avait de fuir). Mais où tu as fui, il n'y a rien qui te permette d'être davantage toi, ni rien qui te sauve de l'être si peu. Tu es le même où que tu sois et vives. Délivré de rien. Angoissé à l'excès. Cherchant. Ne sachant pas, à la vérité, quoi chercher. Angoissé sans doute, mais capable de ne donner à cette angoisse aucun nom qui te la fasse reconnaitre. Tu es comme tout un chacun désireux de consolations ordinaires. En même temps, tu n'en connais pas qui n'accentue en toi le désir d'être consolé. Peut-être parc e qu'il faudrait qu'on te console de plus que tu ne peux l'être. Peut-être parce qu'être consolé à ce point est impossible. Admettons que tu aies fui, en venant ici. Tu ne sais pas toi-même quoi (Johnson, si, le savait). Encore moins si fuir peut faire que tu sois sauvé (sauvé, tu ne saurais pas davantage dire si tu veux l'être vraiment, ni de quoi). Tu as fui en fait d'un mouvement tout à fait irréfléchi. Obéissant, tu t'en rends compte maintenant, à la fatigue. Parc e qu'il doit arriver qu'on fuie par fatigue ( la plus petite des fuites). Ou qu'on trouve dans la fatigue la force de fuir ( c'est la fatigue, alors, qui facilite la fuite). Etrange mouvement, en réalité. Etrange mouvement: tu as dû sans doute te représenter que ce que tu entreprenais en venant t'installer ici, en fuyant, était inutile aussi. ce serait, en ce cas, le résultat du désordre dans lequel tu étais. Tu as donc dû aussi te dire alors que tu n'entreprenais rien puisque c'était pour ne plus rien entreprendre que tu t'installais ici. Que tu ne pas avoir eu tort de ne plus rien entreprendre ni de n'en rien craindre, puisque, entreprenant cela, cette installation à l'ancien hôtel des terrasses, tu ne l'entreprenais que pour qu'il ne t'arrivât plus rien. Etrange mouvement, à l'évidence, et absurde, qui dit assez bien que tu ne savais non seulement à peu près rien de ce qu'il fallait ou non que tu fasses, mais encore que tu ne savais pas qu'en réalité tu voulais ne plus rien faire. Si, dis-tu: des livres, ces livres. Cette vie de Nietzsche, c'était ton idée, ta raison, celles du moins que tu t'es données et que tu as données à Nina et à Dagerman. Les vies de Nina et Dagerman. Ta vie aussi, raison que tu t'es, c'est vrai, donnée, mais que tu n'as donnée ni à Nina ni à Dagerman. Les vies de Nina & Dagerman aussi, enfin, depuis que tu les as revus, que vous avez parlé, que tu as commencé d'écrire, qui te semblent devoir maintenant venir en premier, tu n'es pas sûr encore de savoir pourquoi, seulement que tu pressens que ce sont la vie de Nietzsche et la tienne même qui en dépendent ( tu veux dire: ta façon de te les représenter).
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