mardi 30 août 2022

Le livre à venir par Maurice Blanchot

 "Par là, Le Voyeur nous renseigne sur l’une des directions de la littérature romanesque. Sartre a montré que le roman ne devait pas répondre à la préméditation du romancier, mais à la liberté des personnages. Au centre de tout récit, il y a une conscience subjective, ce regard libre et inattendu qui fait surgir les événements par la vue dont il les saisit. Tel est le foyer vivant qu’il faut préserver. Le récit, toujours rapporté à un certain point de vue, devrait être comme écrit de l’intérieur, non par le romancier dont l’art, embrassant tout, domine ce qu’il crée, mais selon l’élan d’une liberté infinie, mais bornée, située et orientée dans le monde même qui l’affirme, la représente et la trahit. Critique vive, profonde, et qui a souvent coïncidé avec les oeuvres maîtresses du roman moderne. Il est toujours nécessaire de rappeler au romancier que ce n’est pas lui qui écrit son oeuvre, mais qu’elle se cherche à travers lui et que, si lucide qu’il désire être, il est livré à une expérience qui le dépasse. Difficile et obscur mouvement. Mais n’est ce que le mouvement d’une conscience sur la liberté de laquelle il ne faut pas entreprendre ? Et la voix qui parle dans un récit, est-ce toujours la voix d’une personne, une voix personnelle ? N’est-ce pas d’abord pour l’alibi du Il indifférent, une étrange voix neutre qui comme celle du spectre de Hamlet, erre de-ci de-là, parlant on ne sait d’où, comme à travers les interstices du temps qu’elle ne doit pas, cependant, détruire ni altérer ?"

"VII. H. H.

1. La poursuite de soi-même

Ces deux lettres désignent le voyageur qui un jour, vers 1931, appartint à l’association secrète des pèlerins d’Orient et prit part aux vicissitudes de cette migration enchantée. Elles désignent aussi les initiales de deux autres personnages de roman, Hermann Heilner et Harry Haller, l’un jeune garçon qui s’enfuit du séminaire protestant de Maulbronn, l’autre, quinquagénaire tourmenté, solitaire, sauvage et véhément, qui vers 1926 erre à la limite de la folie dans les régions obscures d’une grande ville, sous le nom de loup des steppes. H. H., c’est enfin Hermann Hesse, noble auteur de langue allemande que la gloire du Prix Nobel a tardivement récompensé, sans toutefois lui donner cette jeunesse de la renommée qui n’a jamais fait défaut à Thomas Mann.

Certes, c’est un écrivain de réputation mondiale, qui perpétue encore dans la littérature universelle la figure de l’homme de grande culture, du créateur soucieux de sagesse et capable de pensée, dont le type en France a peut-être disparu avec Valéry et Gide. De plus, il a eu le mérite de ne pas prendre part aux erreurs passionnées de son temps. Dés 1914, il se fit traiter d’homme aux idées malsaines, parce qu’il s’éleva douloureusement contre la guerre et désapprouva l’abaissement des intellectuels, satisfaits d’un conflit dont ils étaient incapables de comprendre la signification. De cette rupture qu’il ressentit cruellement et qui retentit jusque dans son esprit, il demeura un souvenir d’animosité dont longtemps après, même quand il fut devenu l’auteur célèbre de Demian et du Loup des steppes, son pays ne le tint pas quitte. Il est vrai qu’il en avait abandonné la nationalité vers 1923. Il est vrai aussi qu’il vivait en marge, tantôt en Suisse, tantôt en Italie, exilé en lui-même, toujours inquiet et divise, en cela homme de son temps et toutefois très étranger à son temps. C’est un sort curieux que le sien. Plus que tout autre, il a droit au nom de cosmopolite. D’abord, par sa famille : son père est germano-russe ; sa grand-mère porte le nom de Dubois, parle français et appartient à la Suisse romande ; sa mère est née aux Indes ; l’un de ses frères fut anglais; lui-même, quoique né en Souabe, est d’abord citoyen suisse et, pour faire ses études dans son pays natal, doit se faire naturaliser wurtembergeois. Cosmopolite par son origine, ses connaissances et même certains de ses goûts spirituels, il ne jouit pas de cette sympathie internationale dont un Rilke bénéficie très vite. Je ne dirai pas qu’il lui a manque d’être connu en France, ou bien il faudrait comprendre que s’il évite les contacts personnels avec la littérature française à un moment où celle-ci est particulièrement vivante, les raisons de cet éloignement font corps avec son art et avec son destin.

Est-ce que cet art serait lui-même un peu en marge, étranger du moins aux grandes forces novatrices dont Proust, Joyce, Breton, pour semer les noms au hasard, évoquent aussitôt la certitude agissante ? Peut-être en effet. Pourtant, cela n’est pas vrai non plus. Les rapports qu’il noue entre la littérature et lui-même, entre chacun de ses livres et les crises graves de sa vie, le besoin d’écrire qui est lié en lui au souci de ne pas sombrer, victime de son esprit divisé, l’effort qu’il fait pour accueillir l’anomalie et la névrose et pour la comprendre comme un état normal dans un temps anormal, la cure psychanalytique à laquelle il se soumet et qui donne naissance a l’un de ses plus beaux romans, cette libération qui pourtant ne le libère pas, mais qu’il voudrait approfondir en relayant la psychanalyse par la méditation, Jung par les exercices du Yoga, puis en essayant de se situer par rapport aux grands interprètes du taoïsme, et malgré cela, malgré cette sagesse à laquelle il se sent apparenté, le désespoir qui le saisit et qui lui fait écrire en 1926 avec une grande véhémence littéraire l’un des romans clés de son temps, Le Loup des steppes, où l’expressionnisme pourrait reconnaître l’un de ses chefs-d’oeuvre : tout cela, ce rapport de la littérature et d’une recherche vitale, le recours à la psychanalyse, l’appel à l’Inde et à la Chine, et jusqu’à la violence magique et, une fois, expressionniste que son art a su atteindre, aurait dû faire de son oeuvre une forme représentative de la littérature moderne.

Cela se passe, il est vrai, vers 1930. L’Allemagne se retire de plus en plus de lui, et lui-même se retranche toujours davantage dans une solitude que la maladie ne lui permet pas d’ouvrir sur le monde agité de l’émigration. Il écrit pourtant encore trois livres qui, loin d’être les ouvrages d’un esprit survivant, expriment sa tardive maîtrise et la réconciliation heureuse qu’il obtient enfin de ses dons si longtemps en conflit. Le dernier, et le plus ample, est Le Jeu des perles de verre. En préparation depuis 1931, publié en 1943, il fit une grande impression sur le petit milieu qui s’intéressait encore à la littérature inactuelle, en particulier sur les écrivains allemands émigrés et sur Thomas Mann qui n’avait pas écrit le Docteur Faustus, mais se préparait à l’écrire et qui fut, nous raconte-t-il, presque effrayé par la ressemblance de cet ouvrage avec celui qu’il entreprenait. Ressemblance, en effet, curieuse, mais qui fait surtout apparaître l’indépendance des talents, la singularité des oeuvres et la manière incomparable dont des problèmes apparentés cherchent dans la littérature leur solution. OEuvre donc importante, que la guerre ne parvint pas a étouffer, puisque c’est elle que le Prix Nobel a cherché à mettre en valeur. On peut certes la lire et s’y intéresser sans se soucier de H. H., car c’est un ouvrage qui s’affirme par lui-même autour d’une image centrale, mystérieuse et belle, qui n’a besoin, pour s’éclairer, que de notre expérience. 

Toutefois ce livre n’est pas sans une apparence de froideur. Impersonnel, il se développe avec une maîtrise surveillée à laquelle semble manquer la passion propre de l’écrivain. Serait-ce une tranquille allégorie spirituelle, composée d’une manière savante, presque pédante, par un auteur qui s’occuperait des problèmes de son temps sans y prendre part ? Celui qui le lit bien ne peut s’y tromper. Hesse y est encore présent, même dans l’effort un peu contraint qu’il fait pour en être absent, et il y est surtout présent par la recherche qui a toujours uni pour lui les problèmes de l’oeuvre et les exigences de sa vie propre. 

Tous ses livres ne sont pas autobiographiques, mais presque tous parlent intimement de lui. Il a dit de la poésie qu’elle n’avait plus aujourd’hui d’autre valeur que « d’exprimer sous forme de confession et avec la plus grande sincérité possible sa propre détresse et la détresse de notre temps » (cela, il est vrai, en 1925, à une époque où il est particulièrement en conflit avec lui-même). Toujours, dans un coin de ses récits, il y a quelque H. H., ou les initiales de son nom, parfois dissimulé, parfois mutilé. Même quand il signe l’un de ses livres d’un pseudonyme, comme Demian paru sous le nom d’emprunt d’Emile Sinclair, c’est pour se retrouver encore en cherchant à s’identifier magiquement avec une présence choisie : ici, l’ami de la folie de Hölderlin, qui en protégea les première temps et lui permit de vivre encore un peu dans le monde".


Aucun commentaire: