Si les illusions dont
le moi s'entoure, si les fantômes qu'il imagine assuraient son bonheur,
peut-être conviendrait-il de n'y point porter une main sacrilège. Mais, pareilles
aux griseries de l'opium que suit un réveil angoissé, les joies dangereuses de
rêves éphémères ont pour lendemain les sanglants démentis de la réalité. Un médecin
honnête vise moins à diminuer la souffrance qu'à guérir la maladie ; c'est le
fer rouge qu'il introduit dans la plaie, non un liquide sans énergie, quand il combat
gangrène ou venin. Traiter la pneumonie comme un rhume ordinaire compromettrait
la vie sans atténuer les douleurs du patient ; et l'on n'extirpe une tumeur que
grâce au bistouri du chirurgien. Bâtir sur le mensonge serait bâtir sur du sable
mouvant la vérité dort servir de base à l'art pour faire oeuvre durable, en soignant
les esprits comme en soignant les corps. Simple moyen quand le malade est
guérissable, l'anesthésie ne devient fin que s'il est condamné à mort. On ne remédie
aux faiblesses de l'âme qu'en dissipant mensonges de l'amour-propre et faux
calculs de l'intérêt. Ne faisons pas du moi une idole, reléguée dans un sanctuaire
où la lumière ne pénètre à aucun moment, une statue dont on ne sait si elle est
de plâtre, de marbre ou d'or. Cet absolu intangible, norme suprême des vouloirs
humains, n'apparaît guère plus solide que les dieux ses prédécesseurs. Indifférente
aux concepts logiques de notre raison, la nature se plaît à mêler les contraires,
à confirmer nos systèmes et à les infirmer tout ensemble, à montrer successifs
ou coexistants des faits que nous estimions opposés. À côté du plaisir elle met
la douleur, et place l'égoïsme proche du désintéressement. Mais nos théories morales
filtrent le réel infiniment compliqué ; pour clarifier elles gardent, en général,
un seul élément. Simplification utile à la précision des idées ainsi qu'à la rigueur
des discussions, et nuisible, par contre, à une adéquate compréhension de la vérité.
Les termes égoïsme, désintéressement recouvrent, d'ailleurs, des tendances si
contradictoires que
l'on s'étonne de les voir accouplées sous un vocable commun.
Une longue gamme
d'égoïsmes s'offre, le moi se diversifiant comme le corps et l'esprit. Aspect
mental du tout complexe et un, identique et changeant, qui constitue la
personne, il correspond à l'effort de synthèse que représente la vie. Apparu
dès le premier germe, il croît avec l'organisme et ne s'évanouit qu'à la mort ;
limite tracée dans l'espace par notre épiderme, durée que notre mémoire
circonscrit dans le temps, voilà ses racines essentielles. La nature oppose
l'individu au reste du monde, en isolant le corps dans une gaine de cuir; en
réduisant l'esprit à ne saisir que Ses propres modifications. Pour dépasser les
apparences, il faut une science, des réflexions dont peu sont capables. D'où
l'égoïsme de l'homme replié sur lui même
tel l'escargot dans sa
coquille, ne voulant rien savoir du reste de l'univers. Mais forces aveugles,
malignité des vivants obligeront le solitaire à s'entendre avec ses pareils,
dans la majorité des cas. Plaçons à l'opposé l'égoïste qui s'enfle comme la
grenouille du fabuliste, rêvant conquête ou monopole du globe entier.
Autocrates, milliardaires, dictateurs économiques ou militaires sont taillés sur
ce patron-là ; de même tous ceux, grands et petits, que tourmente l'instinct de
domination. Plus sympathique me semble l'égoïste qu'anime la volonté d'harmonie
ou celui que l'amour pousse à sacrifier son moi...
À l'égoïsme mauvais
nous devons nobles, prêtres, guerriers, rois de la finance ou du négoce, fleurs
vénéneuses et parasites épanouies de préférence sur les débris putrides des
corps humains décomposés. Aidé par la sottise populaire, le moi des maîtres
s'hypertrophie au point de réduire leurs serviteurs à l'état d'aveugles machines.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire