Chez d'autres l'amour
de soi prend une forme étroite, rabougrie : tel l'égoïsme de certains vieux.
Peser leur pain, mesurer leur boisson, se garer des courants d'air, pester
contre les enfants, jouer d'interminables parties de billard, voilà qui suffit
à remplir leurs journées. Ils sont paisibles, tant qu'on ne trouble pas leur
repos, font les délices des propriétaires, s'occupent peu des voisins, mais ne leur
demandez aucune aide, ils restent indifférents à tout, sauf à leur propre satisfaction.
Un égoïsme mesquin en empêche beaucoup de comprendre les autres ; idées ou
sentiments personnels s'opposent à la rectitude de leur vision. Gestes et paroles
du prochain sont interprétés en fonction de leur propre mentalité ; gratis ils lui
donnent mérites et travers dont eux-mêmes sont lestés. D'innombrables erreurs en
découlent...
L'égoïsme s'avère
créateur d'illusions plus profondes : enthousiasmes ardents, espoirs illimités,
qui caractérisent l'adolescence sont du nombre. À cette époque bienheureuse
tout paraît facile, aisé ; pour cueillir les fruits d'or, entrevus dans des rêves
enchantés, il suffit d'étendre la main à ce qu'il semble. Chez le grand nombre,
une dure expérience dissipera l'erreur avec brutalité. Échecs sur échecs les attendent,
l'un après l'autre leurs espoirs s'évanouiront...
Même chez le vieillard
besogneux, assez d'amour de l'existence subsiste pour qu'il s'émeuve quand ses
pauvres joies sont en jeu. Qu'une mort survienne, chacun s'évertue à lui
trouver des causes que l'on se flatte secrètement d'éviter : celui-ci fut imprudent,
cet autre négligea son mal, un troisième ne suivit pas les prescriptions du
médecin. Reproches souvent exacts ; mais nous voulons indéniablement oublier le
sort qui sera nôtre, et les survivants éprouvent comme une impression de triomphe
en se voyant debout près des compagnons tombés. Parce que chacun se flatte
d'éviter, pour son compte, ces terribles fatalités, les masses restent parfois indifférentes
devant l'innocent qu'on opprime ou le pauvre qui meurt de faim. Trop de
victimes à la fois feraient peur à l'ensemble et de telles craintes sont
génératrices de révolutions ; aussi les chefs multiplient les étapes,
échelonnant en série leurs forfaits et, grâce à une individualisation du crime
se débarrassent doucement des gêneurs. En période calme, car, aux époques
troublées de l'histoire, c'est en frappant sans pitié qu'on assure la durée
d'un gouvernement.
Les prêtres exploitent
l'égoïsme en promettant l'immortalité bienheureuse au fidèle qui les sert ; et
leurs dupes sont nombreuses, tant leur illusoire assurance répond aux désirs
secrets de beaucoup. Notre moi chéri disparaître, se fondre dans l'ensemble,
devenir un impersonnel élément du Tout ! Volonté de vivre, instinct de conservation
se révoltent contre pareille éventualité ; notre amour de nous-même ne peut s'y
résigner. Que les personnages anciens dont parlent les livres, que les indifférents
de notre entourage soient morts définitivement, nous le croirions sans peine ;
nous croyons ainsi l'animal à jamais disparu. Mais que parents, amis, que notre
moi s'éparpillent anonymes dans l'immense univers, voilà qui contredit trop notre
égoïsme foncier. Aussi, comme il avait fait de dieu le résumé de nos ignorances,
le théologien prévoyant concrétisa notre infini besoin de vivre dans la notion
d'immortalité. Et la raison chercha des arguments pour légitimer nos désirs : le
résultat posé d'abord, une logique illusoire imagina de prétendues
démonstrations. Ainsi procède l'apologétique chrétienne qui, tour admirable de
passe-passe ! montre la science, lors même qu'elle se contredit, toujours
d'accord avec l'Écriture.
Création, déluge,
merveilles du Sinaï, confirmés par la prétendue science du XIIIème siècle,
s'accordent, assure-t-on, avec les données absolument contraires de la science
d'aujourd'hui.
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