"Admettons, lui écrit, lui répond Dagerman, admettons un moment que Nietzsche ait dit que, pour que tout retourne conformément à la loi de l'éternel retour, tout mérite de retourner; et que, pour que tout le mérite, tout soit pareillement aimé. Alors il faudrait que je ne m'aime pas moins que je ne me dois d'aimer tout. Pas moins que tout ce qui n'est pas moi, qui serait, par principe, puisque c'est le principe explicite de Nietzsche selon toi, aimable. Or c'est le contraire qui était vrai ( qui ne cesse pas de l'être). J'ai aimé aussitôt et d'autant plus que Nina que je n'aimais pas. Mais c'est une exagération en même temps. Il aurait fallu pour cela que je ne me compare pas. Or il n'y a rien comme l'amour qui ne porte à la comparaison. Non que j'aie pu être jaloux ( j'ai pu l'être aussi, mais jamais essentiellement). Je veux dire: la jalousie est une possibilité, qui existe sitôt qu'on aime et qu'on se compare. Sitôt qu'on se mesure aux mérites que l'amour demande(auxquels il commande). Et l'amour demande tous les mérites, il les commande à tous, c'est du moins ce que l'on croit, d'abord. C'est ce que l'on croit tout le temps qu'on ignore que l'amour est une grâce, laquelle échoit surabondamment. Mon jansénisme aurait dû m'en prévenir. Mais rien ne prépare à une injustice, surtout si elle se commet à notre avantage. Parce que ce n'est pas à aimer qu'on n'est pas préparé, c'est à l'être - moi, en tout cas. On a, pour aimer, tous les besoins qu'il faut, et qui veulent que l'existence qu'on a s'en trouve justifiée. Mais à être aimé? C'est être soudain justifié deux fois. Or, je te le demande, qu'en est-il d'être justifié - deux fois à fortiori - par une injustice? Je n'ai pas eu cette immodestie - je veux dire: d'y prétendre. Je l'ai d'autant moins eue que je n'avais jusque-là jamais été beaucoup aimé. Et que je m'aimais d'autant moins qu'on ne m'avait jamais montré que je pouvais l'être. Je ne dis pas que je n'étais pas aimable, seulement que j'ignorais que je pouvais l'être. Il faut, pour s'aviser qu'on peut l'être, une imagination dont je manquais. Le fait est que je n'avais à ce sujet aucune imagination, surtout pas celle qui m'aurait permis de me représenter comme celui-là à qui quelque amour que ce soit pût échoir, a fortiori que pût lui échoir un tel amour. Nina était sublime, et je n'avais aucun titre à ce que ce soit moi que cette sublimité fût donnée. Il y avait même toutes les raisons ( je me connaissais) pour qu'une telle sublimité me parût due à un autre, à un autre au moins (je me suis même dit alors: un seul n'y suffira jamais). Entends-moi: je ne me méprisais pas, il me parut juste que je n'étais pas de taille, de quelque point de vue que ce soit. Il me faut le dire aussi, parce qu'il me faut te dire tout, pour une fois: j'ai pourtant aussitôt fait comme s'il n'en étais rien. Je me suis aussitôt emparé de cette sublimité, non pas seulement comme si je pouvais y prétendre, mais comme si je pouvais la détenir. Comme si ne pas la décevoir m'était possible, moi qui ne cessait pourtant pas de me décevoir (parfois jusqu'au dégoût). Comme si cette sublimité disposait d'un pouvoir qui me permit par miracle de me tenir à sa hauteur. Et, c'est étrange, il entre quelque chose de vrai dans cette prétention. On se voit porté soudain à de telles hauteurs que même ce qui nous est échu par erreur ou par injustice parait non seulement pouvoir nous appartenir, mais même nous avoir été dû. C'est l'une des pires méprises auxquelles prête l'amour qui commence. Car enfin, je savais qui j'étais. Du moins, je ne pouvais pas oublier qui je pouvais être et que j'avais si longtemps été. Quel mal m'avait ravagé. Quel mal j'avais fait pour prix de celui qui m'avait ravagé. Voulait-on que je croie à la grâce et que celle-ci me convertisse, quand je n'avais jusque-là répondu qu'aux mérites, dont je n'avais aucun? Quand j'établissais de ceux-ci une balance infernale: m'avait-on maltraité, qu'on n'attende pas que je traite bien qui ce soit. Avait-on tout fait pour me perdre? Je ferai de tout une perdition. Il n'y aurait personne même que je ne pourrais y entrainer, que je n'y entrainerais. Ce que je dis là n'est pas fait pour que tu dises rien, en réponse. Pourtant, s'il se pouvait que quelqu'un comprenne, ce serait toi. Toi seul le pourrais, et ce ne sont pas tes questions qui te l'auraient permis plus ou mieux".
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