Mais qu’est-ce qu’un sujet ? Dire que le roman vaut par la rigueur de son intrigue, par la puissance attrayante de ses motifs, cette affirmation n’est pas aussi rassurante, pour la tradition, que celle-ci voudrait le croire ; c’est dire, en effet, qu’il ne vaut pas par la vérité de ses personnages, ni par son réalisme, psychologique ou extérieur, qu’il ne doit compter sur l’imitation ni du monde, ni de la société, ni de la nature pour retenir l’intérêt. Un récit à sujet est donc une oeuvre mystérieuse et dégagée de toute matière : un récit sans personnages, une histoire où le quotidien sans histoire et l’intimité sans événements, ce fonds si commodément disponible, cessent d’être une ressource, et en outre une histoire où ce qui arrive ne se contente pas d’arriver par le jeu d’une succession superficielle ou capricieuse, épisodes qui succéderaient aux épisodes comme dans les romans picaresques, mais forme un ensemble uni, rigoureusement ordonné selon une loi d’autant plus importante qu’elle reste cachée, comme le centre secret de tout.
« Le sujet est tout — le sujet est tout », ce cri de James est pathétique, et l’aide que lui offre généreusement Borges n’est pas d’un usage aisé. Quand celui-ci nomme Le Procès, parmi les oeuvres modernes plus admirables par leur sujet qu’aucune autre, cela donne à réfléchir. Le sujet de ce roman est il d’une invention si surprenante ? Vigny l’avait déjà formulé en quelques lignes graves, et Pascal, et peut-être chacun de nous. L’histoire d’un homme aux prises avec lui-même comme avec une obscure justice devant laquelle il ne peut se justifier parce qu’il ne la rencontre pas, est certes digne d’intérêt, mais c’est à peine une histoire, encore moins une fiction et, pour Kafka, c’était la donnée de sa vie : cette culpabilité d’autant plus lourde qu’elle était l’ombre portée de son innocence même.
Mais le sujet du Procès, est-ce cela, ce thème abstrait et vide, cette phrase sèche par laquelle nous la résumons ? Non, sans doute. Alors, qu’est-ce qu’un sujet ? Borges cite Le Tour d’écrou, récit qui nous semble, en effet, rayonner à partir d’une histoire impressionnante et belle qui en serait le sujet. Il se trouve que, dans les Carnets, trois ans avant d’écrire l’ouvrage, James rapporte l’anecdote qui lui en donne l’idée. C’est l’archevêque de Canterbury qui la raconte : « esquisse très vague, confuse, sans détails », que l’évêque tient lui-même d’une dame qui n’avait ni don d’expression, ni clarté. « L’histoire de jeunes enfants (nombre et âge indéterminés), confiés à des serviteurs dans un vieux château à la campagne, sans doute à la mort de leurs parents. Les serviteurs, méchants et dépravés, corrompent et dépravent les enfants ; les enfants sont mauvais, pleins de perversité à un degré sinistre. Les serviteurs meurent (l’histoire reste vague en ce qui concerne leur genre de mort) et leurs fantômes, leurs figures reviennent hanter la maison et les enfants, à qui ils semblent faire signe, qu’ils invitent et sollicitent, du fond de dangereux recoins — du fossé profond d’une clôture effondrée, etc., pour les inciter à se détruire, à se perdre en leur obéissant, en se mettant sous leur domination. Aussi longtemps que les enfants sont gardés loin d’eux, ils ne se perdent pas ; mais ces présences maléfiques essayent inlassablement de s’emparer d’eux, et de les attirer là où elles se trouvent. » James ajoute cette remarque : « Tout cela est obscur et imparfait — le tableau, l’histoire — mais il y a là-dedans la suggestion d’un effet, un étrange frisson d’horreur. L’histoire doit être racontée — avec suffisamment de crédibilité — par un spectateur, un observateur du dehors. »
Est-ce là le sujet du Tour d’écrou ? Tout s’y trouve, et d’abord l’essentiel : des enfants, liés par un rapport dominateur avec des figures qui les hantent, qui les attirent, par le souvenir du mal, vers cet espace où ils doivent se perdre. Tout y est, et même le pire : que ces enfants sont pervertis, mais qu’ils sont, aussi, innocents (« aussi longtemps que les enfants sont gardés loin des spectres, ils ne se perdent pas »). De ce motif, James va tirer l’un de ses plus cruels effets : l’ambiguïté de cette innocence, innocence qui est la pureté du mal en eux, le secret de la perfection du mensonge qui dissimule ce mal aux honnêtes personnes de leur entourage, mais qui est peut-être aussi la pureté que devient le mal lorsqu’il les touche, l’incorruptible ingénuité qu’ils opposent au vrai mal, celui des adultes, ou encore l’énigme même de ces apparitions qu’on leur prête, l’incertitude qui pèse sur l’histoire et fait douter si elle n’est pas toute projetée sur eux par l’esprit halluciné de leur gouvernante — qui les tourmente de ses propres hantises jusqu’à la mort.
Lorsque Gide découvrit que Le Tour d’écrou n’était pas une histoire de fantômes, mais probablement un récit freudien où c’est la narratrice — la gouvernante avec ses passions et ses visions — qui, aveugle à elle-même et terrible d’inconscience, finit par faire vivre les enfants innocents au contact d’images effrayantes dont, sans elle, ils ne se douteraient pas, il fut émerveillé et ravi. (Mais naturellement il lui restait un doute qu’il eût aimé voir dissiper.)
Serait-ce donc là le sujet du récit, sur lequel l’archevêque n’aurait plus alors aucun droit d’auteur ? Mais est-ce bien là le sujet ? est-ce même celui que James s’est proposé consciemment de traiter? Les éditeurs des Carnets se réclament de cette anecdote pour affirmer que l’interprétation moderne n’est pas sûre, que James a bien voulu écrire une histoire de fantômes, avec, comme postulat, la corruption des enfants et la réalité des apparitions. Sans doute, l’étrange n’est-il évoqué qu’indirectement, et ce qu’il y a d’effrayant dans l’histoire, le frisson de malaise qu’elle suscite, vient moins de la présence des spectres que du secret désordre qui en résulte, mais c’est là une règle dont James a lui-même donné la formule dans la préface de ses récits fantastiques, lorsqu’il souligne « l’importance de présenter le merveilleux et l’étrange en se bornant presque exclusivement à montrer leur répercussion sur une sensibilité et en reconnaissant que leur principal élément d’intérêt consiste dans quelque forte impression qu’ils produisent et qui est perçue avec intensité ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire