jeudi 11 juillet 2019

Lignes N°59 les gilets jaunes : une querelle des interprétations

Démocratie sauvage 

par Jacob Rogozinski

"Comme tout événement, il opère un clivage entre ceux qui sont sensibles à sa nouveauté, à sa force d'effraction, et ceux qui insistent au contraire sur ses aspects les plus problématiques ou s'effrayent par avance de ces conséquences. Le plus remarquable dans ce mouvement est sans doute son endurance."

"Au lieu de jouer au prophète de malheur en attendant que la prédiction se réalise, j'ai chois, avec plusieurs de mes amis, de faire confiance aux Gilets Jaunes, de soutenir et d'accompagner leur mouvement, en essayant de déchiffrer, dans leur entrelacs encore énigmatique, les lignes de résistance qu'il esquisse."

"Les prédicateurs archéo-marxistes leur ont emboîté le pas et se sont empressés de le condamner sous prétexte qu'il n'émanait pas du sacro-saint prolétariat. C'est que, comme l'ermite dont se moque Zarathoustra , ils n'ont pas encore reçu l'annonce de la grande nouvelle: que le prolétariat est mort - et avec lui "l 'idée du communisme" qui en était indissociable"

"Qu'est ce qui définit aujourd'hui un soulèvement plébéien? Quelle peut-être son orientation fondamentale et quelles revendications met-il en avant>? Il est arrivé par le passé que des révoltes plébéiennes aient été captées par des mouvements de type fascistes; qu'elles aient trouvées dans l'identification à un Guide et la haine envers un ennemi le ciment de leur unité. N'en déplaise aux mauvaises augures , l'histoire ne s'est pas répétée. On ne retrouve pas chez les Gilets jaunes les principaux traits du poujado-fascisme: le culte du chef et la xénophobie. Lorsque les premières manifestations ont commencé, je m'attendais, je l'avoue, à ce qu'émerge un meneur fort en gueule, passablement raciste et macho, un nouveau poujade qui aurait pris la tête du mouvement."

"Cette fluidité, les nostalgiques des avant-gardes léninistes la stigmatisent comme un "manque de discipline" et un défaut fatal. C'est pourtant elle qui a donné au soulèvement sa force d'attraction, qui lui a permis de mobiliser très largement, bien au-delà de son foyer d'origine, et de durer."

"Il arrive pourtant qu'une juste colère vire à la haine et une limite est alors franchie; car la haine n'a plus aucun rapport au juste et à l'injuste; elle ne cherche pas à réparer le tort mais simplement à anéantir sa cible. Voilà pourquoi il importe de lui résister: non seulement pour des raisons éthiques, mais aussi pour un motif politique, parce qu'une multitude animée par le haine se laisse facilement capter par des dispositifs de terreur qui durcissent les antagonismes et détournent la révolte de son objectif initial. C'est dans cette impasse de la Terreur que se sont fourvoyés la plupart des révolutions des temps modernes et l'on peut y voir la principale cause de leur échec."

"Là encore, ils ont déjoué tous les pronostics. Il n'est pas indifférent que l'une des initiatrices du mouvement soit une femme d'origine antillaise, Priscilla Ludosky, et qu'elle y ait conservé une grande influence en dépit de ses dreadlocks et de son rapprochement avec le comité antiraciste "Vérité pour Adama Traoré". Il est encore plus significatif que des militants d'extrême droite tenant des propos racistes et antisémites aient été expulsés à plusieurs reprises des ronds-points et des manifestations; et que la première " assemblée des assemblées " de Gilets jaunes, venus de toute la France à Commercy le 27 janvier, ait adopté un appel qui déclare ceci: le gouvernement "nous présente comme une foule haineuse fascisante et xénophobe. Mais nous, nous sommes tout le contraire: ni raciste, ni sexiste, ni homophobe, nous sommes fiers d'être ensemble avec nos différences pour construire une société solidaire."  Bien entendu, les grands médias ont passé sous silence cette déclaration. Il est tellement plus commode de passer en boucle la même image d'un graffiti antisémite tagué par on ne sait qui sur la vitrine d'un vendeur de bagels; ou bien celle d'un célèbre essayiste juif traité de "sale sioniste"  par des individus revêtus d'un gilet jaune. Sans qu'aucun média ( à l'exception de Mediapart) n'ait relevé que cette agression avait été aussitôt condamnée par des porte-paroles des Gilets jaunes, comme Jérôme Rodriguez, ou le réseau La France en colère d'Eric Drouet; et que le principal agresseur d'Alain Finkielkraut, un adepte de Dieudonné et Soral, avait déjà été exclu des gropes de Gilets jaunes de sa région..."

"Le nom de "peuple" est en effet marqué d'une ambiguité constitutive qui en fait à chaque fois l'enjeu d'un conflit pour déterminer ce qu'il veut dire. Les Gilets jaunes en sont la preuve: quand la plèbe fait peuple , elle ne se configure pas toujours sous la forme de 'l'ethnos , d'une communauté des "autochtones" soudée par le fantasme de sa "pureté "ethnique."

"Dans cette perspective, il ne s'agit plus d'exiger d'être mieux représenté, mais d'abolir toute instance de représentation politique. Cette orientation s'est exprimée le plus clairement dans les déclarations des Gilets jaunes de Commercy. Ils appellent en effet à "créer partout en France des comités populaires qui fonctionnent en assemblées générales régulières. et qui se coordonneraient de manière horizontale en choisissant des délégués "avec des mandats impératifs, révocables et tournants". Les revendications des Gilets jaunes, affirment-ils, vont "bien au delà du pouvoir d'achat": ce qu'ils réclament, c'est "le pouvoir au peuple , par le peuple, pour le peuple", "un système nouveau où ceux qui ne sont rien, comme on le dit avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent, sur les dirigeants et sur les puissances de l'argent."

"Et pourtant, quoi qu'il puisse arriver, leur soulèvement aura eu lieu: ces hommes et ces femmes se sont arrachés à leur solitude impuissante; ils ont découvert la joie d'agir en commun. Comme en 1968, ils ont pris la parole " comme on prend la Bastille". Ils ont rêvé ensemble de refaire la France. Même si leur mouvement s'épuise, même s'il n'en reste rien de visible, le souvenir de ces jours ne s'effacera pas de leur vie. Ils méritent notre soutien et notre admiration."

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