dimanche 28 juillet 2019

HISTOIRE I. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure




Utilité et dangers des études historiques. Les rois et les empereurs faisaient autrefois apprendre l'histoire à leurs enfants pour qu'ils deviennent de bons gouvernants. Les gouvernements actuels font, aujourd'hui, apprendre l'histoire aux enfants du peuple pour que ceux-ci deviennent de sages gouvernés. En 1923, un instituteur, Clémendot, en un Congrès du Syndicat National des Instituteurs, se prononça en faveur de la suppression de l'enseignement de l'histoire à l'école primaire. Aussitôt les réactionnaires s'empressèrent de manifester leur indignation et, l'année suivante, les camarades de Clémendot prirent non moins vigoureusement la défense de cet enseignement. Ainsi, sauf de très rares exceptions, les individus sont d'accord sur l'utilité de faire apprendre l'histoire aux enfants. Mais quelle histoire? Ici, il y a désaccord complet, car chacun veut que l'on enseigne une histoire qui justifie ses croyances religieuses ou politiques. Les hommes de la génération actuelle veulent que l'on enseigne l'histoire parce qu'ils désirent que les générations futures soient prisonnières de leurs propres conceptions et ne se déterminent pas en pleine liberté. Si, au début de cette étude, nous tenons à montrer que les décisions relatives à cet enseignement tiennent avant tout à des raisons sentimentales, nous n'en voulons pas moins étudier les raisons logiques, les seules vraiment raisonnables, de l'utilité et aussi du danger des études historiques. Il convient d'abord de tenir compte du fait que l'histoire, en tant que science, est à ses débuts, c'est-à-dire pleine d'incertitudes. L'historien se propose d'étudier le passé pour mieux comprendre le présent et prévoir l'avenir, ou mieux, pour préparer l'avenir. Or, dans cette étude du passé, il s'aide de la connaissance du présent qui, lui aussi, éclaire le passé. L'histoire s'appuie ainsi sur de multiples sciences dont certaines, la psychologie et la sociologie, par exemple, sont, tout comme elle, des sciences jeunes et fort imparfaites. Or, les historiens se résignent difficilement à toutes : à défaut de certitudes ils ont des croyances, et certaines hypothèses sont, par eux, trop hâtivement considérées comme des vérités démontrées. Pour certains, l'histoire s'étudie en se plaçant au point de vue marxiste, hors de ce point de vue il n'est pas de vérité. Il est évident que la conception matérialiste de l'histoire de Karl Marx n'est pas totalement fausse, elle permet de mieux comprendre la plupart des faits historiques d'une époque, mais non tous les faits historiques de cette époque, ni toute l'évolution de l'humanité. A vrai dire, les marxistes n'essaient pas de faire appel à cette conception pour expliquer l'histoire des peuples primitifs qui ne connaissaient pas la propriété privée et cela permet de comprendre que leurs théories ne sauraient tout expliquer pour aucune période de l'histoire, puisque, dans la mentalité des hommes d'aujourd'hui, un retrouve des survivances de ces primitifs. Lorsqu'on examine la société actuelle, on y retrouve, non seulement des traces de mysticisme inexplicable du seul point de vue marxiste, mais encore des germes d'une société future que le marxisme n'expliquera pas davantage. Un exemple nous permettra de préciser. La science des civilisés est tout d'abord née de la croyance des primitifs, ou plutôt la croyance primitive a subi une différenciation qui a donné naissance à la religion (croyance non vérifiée) et à la science (croyance vérifiée). Ainsi l'origine de la science n'a rien à voir avec la conception matérialiste de l'histoire. Il n'en fut pas de même, il est vrai, par la suite, et on nous dira que la géométrie se développa à cause de la nécessité de mesurer le sol, l'anatomie et la physiologie du besoin de se maintenir en bonne santé, la chimie du besoin industriel (teinture, métallurgie, etc.). Les marxistes préciseront en disant que les recherches de Lavoisier furent provoquées par des questions industrielles, celles de Pasteur par les insuccès rencontrés dans la fabrication de l'alcool de betterave, la maladie des vers à soie, etc. Nous ne nions pas l'exactitude de ces faits, nous savons bien que les savants ont souvent poursuivi des études intéressées, mais nous constatons aussi que nombre de découvertes de la plus haute importance, nombre de progrès industriels ont une origine évidemment désintéressée. « Quand Volta, Galvani faisaient leurs expériences sur la pile, quand Ampère étudiait longuement l'action réciproque des courants électriques et des aimants, quelqu'un pouvait-il se douter que ces expériences sans portée pratique renfermaient en germe la merveilleuse application qu'est la machine dynamoélectrique? « Mieux encore, quand les mathématiciens introduisaient dans la science une notion aussi purement idéale que la notion de nombre imaginaire, on aurait pu leur reprocher - on leur reproche quelquefois encore aujourd'hui - de perdre leur temps à d'agréables fantaisies ; et pourtant les travaux de Maxwell sur l'électromagnétisme utilisent cette découverte... il est à peu près impossible de citer une seule découverte, de celles qui passionnent le public, parce qu'il en profite et qu'il en voit la portée, au sujet de laquelle il ne soit possible d'établir la dépendance où elle est d'une théorie scientifique purement spéculative : téléphonie, télégraphie sans fil, rayons X, matières colorantes, autant d'exemples » (Zoretti). S'il ne s'agissait que d'expliquer le passé rapproché ou le présent, nous nous préoccuperions peu du fait que l'histoire matérialiste, marxiste, n'est qu'approximative, mais il s'agit de préparer l'avenir qui sera évidemment fait non seulement par des survivances du présent, mais encore par des germes de ce présent, dont les marxistes ne tiennent pas compte parce qu'ils ne cadrent pas avec leurs hypothèses. La connaissance de l'histoire peut-elle vraiment être un instrument de progrès et permettre de prévoir et de préparer l'avenir? Un historien, M. Fustel de Coulanges, déclare : « Un homme d'Etat qui connaîtra bien les besoins, les idées et les intérêts de son temps, n'aura rien à envier à une érudition historique plus complète et plus profonde que la sienne, quelle qu'elle soit. Cette connaissance lui vaudra mieux que les leçons trop préconisées de l'histoire ». Et un autre historien, non moins connu, M. Lavisse, « imagine qu'un véritable historien serait un homme d'Etat médiocre, parce que le respect des ruines l'empêcherait de se résigner aux sacrifices nécessaires ». H. Piéron, actuellement directeur de l'Institut de Psychologie de l'Université de Paris, écrit à ce propos : « Le poids croissant du passé et des traditions impératives, religieuses, morales, etc., s'impose avec une force invincible aux individus ; et... la force excessive de la morale sociale devient réellement dangereuse pour l'individu qu'elle emprisonne et qu'elle stérilise. Les créations, les combinaisons nouvelles sont rendues impossibles pour les esprits, qui ont peine à porter le fardeau des traditions imposées par les générations disparues ; on risque ainsi d'être de plus en plus gouverné par les morts, d'en être de plus en plus étroitement le prisonnier. C'est ainsi que nous voyons, dans l'histoire des civilisations, le progrès enrayé par la charge de plus en plus lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les générations nouvelles. C'est son passé qui a stérilisé la Chine, et notre Moyen-âge n'a été que le pâle reflet de la tradition aristotélicienne, dont l'origine fut admirable et les conséquences funestes ... ... Heureux, en un sens, les peuples qui n'ont pas d'histoire et ne peuvent regarder que dans le présent et dans l'avenir. Tout leur effort est fécond, et l'envolée grandiose, à l'heure actuelle, de la science et de l'industrie américaines, tient en grande partie à l'absence de tout héritage déprimant. La prédominance, en France, des études historiques paraît bien constituer, en revanche, une des principales causes de notre décadence relative ; c'est par la science que se fait le progrès social, et il est stérilisant de s'adonner à la connaissance bien souvent vaine du passé ; à trop voir ce qui s'est fait, on oublie de rien faire, et la Grèce, qui vit de souvenirs, se croit encore aujourd'hui un grand peuple » (H. Piéron : L'Evolution de la Mémoire). Selon Maurice Charny, « Elle (l'histoire) crée, en effet, ou développe, une mentalité routinière. Que nous apprend-elle? Que, dans telles circonstances passées, telles solutions ont été appliquées à des problèmes sociaux, politiques, artistiques ou scientifiques, par des hommes qualifiés de « grands » et, par suite, proposées à l'imitation des générations futures... Prisonnier de notre savoir historique et des dogmes qu'il traîne après soi, nous sommes incapables de nous évader hors des « précédents » ». De ce qui précède nous nous garderons bien de conclure que les études historiques sont inutiles et même nuisibles à la prévision et à la préparation de l'avenir. Ce qui est nuisible, c'est de croire que la science historique, en son état d'imperfection actuel - et même lorsqu'elle sera perfectionnée - peut, à elle seule, guider les individus désireux de contribuer au progrès social. En réalité, si on se garde des exagérations, les connaissances historiques peuvent contribuer non seulement à ce progrès, mais aussi à celui des individus. Déjà, à propos des mots « Education » et « Enfant », nous avons montré ici le parallélisme qui existe entre le développement de l'individu et le développement social. Haeckel a ainsi formulé sa « loi biogénétique fondamentale » : ontogénèse (développement de l'individu) = phylogénèse (évolution de la race). Bien que ce parallélisme ne soit qu'approximatif, l'étude de l'enfant a pu être éclairée par les connaissances historiques, et les pédagogues ont pu ainsi profiter indirectement du progrès des connaissances historiques. (Voir à « Education » la « loi de récapitulation abrégée », etc.). Pour ne pas être incomplet, nous devons ajouter que l'enseignement de l'histoire peut contribuer à la formation de l'esprit, surtout dans l'enseignement supérieur où le maître fait pratiquer à l'élève les procédés de la méthode historique. Il est juste de dire que d'autres études peuvent se prévaloir du même avantage. II. Quelques opinions sur l'histoire et son enseignement. « Si Michelet déforme la vérité, c'est par besoin esthétique ou pour moraliser : Taine la déforme pour étonner » (A. Aulard). « Les sciences historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s'être refaites » (Ernest Renan). « L'histoire n'est pas une science d'enfants » (Charles Delon). « Ce que l'histoire nous a appris, c'est surtout à nous haïr les uns les autres » (Fustel de Coulanges). « L'histoire, Jean-Jacques Rousseau le dit avec raison, si judicieusement qu'on l'écrive, est une terrible démoralisatrice » (Emile Faguet). « Les historiens montrent leurs amis borgnes du bon côté, leurs ennemis du mauvais, et font ainsi paraître les premiers clairvoyants, les seconds aveugles » (Bourdeau). « ... Dans l'histoire, depuis le temps de l'antique Egypte et de l'antique Chaldée, trônent, couronnés de tiares et de lauriers, célébrés par des monuments grandioses, admirés « entre tous les hommes, les grands tueurs d'hommes que furent les « seigneurs de la guerre » (E. Lavisse). Le psychologue et pédagogue américain, Dewez, a consacré une étude de réelle valeur à l'enseignement de l'histoire à l'école primaire. Selon Dewez, nous n'avons pas à nous occuper du passé comme passé, mais comme moyen de comprendre en les analysant, les conditions sociales présentes. « La structure de la société actuelle est extrêmement complexe. Il est pratiquement impossible que l'enfant l'aborde en masse et qu'il s'en fasse une représentation définie. Mais des phases typiques découpées dans le développement historique des sociétés montreront, comme agrandis par un télescope, les facteurs constitutifs essentiels de l'ordre social. La Grèce, par exemple, représente le rôle de l'art et des pouvoirs d'expression individuelle ; Rome nous fait voir sur une grande échelle les éléments et les forces déterminantes de la politique. Ces civilisations sont déjà relativement complexes, et une étude encore plus simple de la vie des chasseurs, des nomades, des agriculteurs, des civilisations débutantes, celle des effets produits par l'introduction des outils de fer, servira à réduire l'extrême complexité de la vie sociale aux éléments les plus facilement saisissables pour l'enfant ». Dewez nous montre également les difficultés de cet enseignement, comment les maîtres doivent tenir compte des intérêts enfantins, utiliser les biographies, etc. Un psychologue et pédagogue belge, le Dr Decroly, tenant compte des mécanismes de l'esprit de l'enfant et répartissant le travail scolaire en : 1° observation ; 2° association (dans l'espace : géographie ; dans le temps : histoire) ; 3° expression (par le langage, le dessin, l'écriture, etc.), propose de supprimer l'histoire en tant que matière d'un enseignement systématique. C'est en fait à peu près la même proposition que celle de Clémendot qui demandait la suppression de l'histoire enseignée à heures fixes et son remplacement par des explications historiques occasionnelles. L'association dans le temps dont parle le Dr Decroly est plus et moins que l'histoire. Plus : parce que, surtout avec les jeunes, on s'efforce de donner les notions de temps, de durée : temps employé à remplir un seau de charbon, à nettoyer le poêle, à l'allumer, que dure la combustion d'une allumette, que le poêle est allumé chaque jour, pendant combien de jours il est allumé chaque semaine, pendant combien de mois il est allumé dans l'année. Moins : parce que certaines parties de l'histoire : maisons vieilles et maisons neuves, vêtements employés par les vieux et les jeunes, sont du domaine de l'observation. Le Dr Decroly recommande de profiter de l'imagination enfantine pour faire revivre les temps écoulés. Une citation précisera ce qui précède : « Après avoir, à la leçon d'observation, étudié la chandelle et la bougie, à la leçon d'association ils ont cherché les avantages et les inconvénients de ces deux modes d'éclairage, leurs usages, leurs applications. Après cela, ils ont étudié l'histoire de la chandelle et ils ont déterminé où se trouvent les différentes matières qui entrent dans sa fabrication. Ces leçons d'association n'ont pas simplement pour but de lier les notions acquises entre elles, mais elles ont aussi une grande importance au point de vue moral et social. Grâce à elles, l'enfant acquiert la notion de ce qu'il doit à ses semblables et, petit à petit, il se rend compte que, sans la contribution de chacun il lui serait impossible de vivre. Ces leçons d'association développent donc le sentiment de la solidarité humaine et disposent l'esprit à une sympathie mutuelle. Elles ont un troisième but : faire connaître le « déterminisme des choses ». Comment, en effet, faire comprendre à un enfant pourquoi un objet a telle forme, pourquoi il est fait de telle substance? Or l'enfant qui a confectionné ces différents objets trouve souvent l'explication immédiate ». Un pédagogue suisse, Ferrière, tenant compte de l'évolution des intérêts enfantins, tout en conservant pour les jeunes enfants la division du Dr Decroly, propose les étapes suivantes :
1° Pour l'enfant de 7, 8 et 9 ans : exercices d'association partant des
besoins ;
2° Pour l'enfant de 10 à 12 ans : emploi des biographies ; 3° Pour l'enfant de 13 à 15 ans (âges approximatifs) : « faire ressortir les enchaînements psychologiques et sociaux, les actions et les réactions de l'individu sur la société et de la société sur l'individu ». Un écrivain, Maurice Charny, a émis, à propos de l'histoire, une suggestion qui nous paraît heureuse : « Il ne faut pas cesser d'enseigner ce que fut la réalité ; mais il faut la corriger par l'enseignement du rêve… qui sera la réalité de demain, puisqu'il y a du rêve d'hier dans la réalité d’aujourd’hui… L'étude bien conduite des utopies fournirait d'abord le fondement d'une morale autrement humaine et vivante que celle des petits traités de civisme kantien... » Ensuite il serait aisé de montrer qu'au point de vue social certaines « utopies » sont devenues des réalités : réduction des privilèges nobiliaires, etc. Enfin, au point de vue scientifique, cet enseignement de l'utopie prouverait que « les modernes ont pu non seulement atteindre partiellement, mais dépasser les imaginations des anciens ». Tout ceci aurait pour résultat d' « aiguiller les générations futures vers cette idée que les sociétés vivent dans un perpétuel devenir et qu'elles doivent se préparer à abandonner certaines de leurs convictions les plus chères, comme nos ancêtres ont progressivement abandonné les leurs. La marche de l'évolution morale et sociale en serait peut-être accélérée ; l'inévitable renouvellement des croyances ne serait plus du moins ralenti par la conviction stupide que « tout est dit ». En résumé, il nous semble que les éducateurs devront s'efforcer d'obtenir pour l'école primaire : 1° La réduction des études historiques en les restreignant aux faits dont la connaissance prépare le mieux l'enfant à comprendre la société actuelle sans y voir le terme définitif du progrès social caractérisé par la différenciation des individus c'est-à-dire le développement de la personnalité - et leur concentration volontaire – c’est-à-dire l'accroissement de l'entraide, des groupements libres : syndicats, coopératives, etc. ; 2° La culture de l'idéalisme, de l'enthousiasme, de l'initiative, de l'audace réfléchie, réalisée en partie par la biographie des grands hommes - non de tous ceux que l'histoire officielle actuelle qualifie comme tels parce que rois, généraux, ministres, etc. -, et en particulier des précurseurs méconnus, comme aussi par l'étude des utopies ; 3° La suppression de l'histoire, en tant qu'enseignement distinct, et l'enseignement des faits historiques, d'après une méthode qui tienne compte du mécanisme de l'esprit et des intérêts des enfants.
III. Les groupements syndicalistes et l'enseignement de l'histoire. Depuis de nombreuses années la Fédération de l'Enseignement se proposait de préparer un livre d'histoire, pour les enfants, qui ne soit pas chauvin comme le sont encore nombre d'ouvrages, et fasse place à l'histoire des travailleurs. Ce livre, longtemps attendu et qui est d'inspiration marxiste, est paru en 1927. On lit sur sa première page : « Enfant, Etudie cette petite histoire de ton pays. Elle a été faite pour toi. Elle n'a pas oublié les paysans, les ouvriers d'autrefois qui ont peiné, qui ont souffert. Nous voudrions que leurs peines et leurs souffrances te fassent mieux aimer les paysans et les ouvriers, tous les travailleurs d'aujourd'hui. Sache bien que, sans ces travailleurs, les grands personnages de l'histoire n'auraient pu accomplir leur œuvre. C'est le travail qui est à la base de tout dans la vie d'un pays. Aime l'histoire. Sois curieux du passé de ton village, de ta ville. Pose aux grandes personnes, à tes parents, à ton maître, les questions que te pose à toi-même ton livre. Lis des récits d'autrefois. Tu comprendras mieux ensuite, un jour, ton travail et ton rôle futur de citoyen. Tu aimeras davantage la justice, qui veut que chaque travailleur ait un sort heureux. Tu aimeras davantage la paix, qui conserve pour l'avenir les bienfaits du travail ». Le Syndicat national des institutrices et instituteurs publics a fait preuve de moins d'activité. En 1924, l'un de ses membres, auteur de manuels d'histoire, Clémendot, soutint avec vigueur sa proposition, longuement motivée, puis résuma sa longue série d'articles sous forme du questionnaire suivant : 1. - Est-il vrai que la folie encyclopédique et sa conséquence, le gavage abrutissant, sévissent plus que jamais à l'école primaire, et que le prétendu raccourcissement des programmes n'apporte aucun remède à ce mal s'il ne l'aggrave? Est-il vrai que, selon l'expression de Lavisse, à vouloir tout enseigner, on arrive à n'enseigner rien? 2. - Est-il vrai que la suppression totale de l'une des matières des programmes (si cette matière est inutile ou nuisible) ferait réaliser avec une absolue sûreté un gain de temps fort précieux pour l'emploi des procédés de la méthode active? 3. - Est-il vrai que les examens primaires et secondaires démontrent que les résultats de l'enseignement historique sont lamentables? Est-il vrai qu'ils sont plus lamentables encore chez l'immense foule d'élèves qu'on ne présente pas même au C.E.P.? 4. - Est-il vrai qu'il est impossible que l'enseignement historique puisse donner des résultats satisfaisants parce que : exclusivement à la mémoire qu'il surcharge outrageusement de façon à y engendrer le chaos ; b) Comme l'ont affirmé J.-J. Rousseau, Volney, Charles Delon, Gaufrès, Roger Pillet, Georges Vidalenc, Henri Flandre, l'histoire n'est pas une science d'enfants, mais d'hommes faits. 5. - Est-il vrai que les heures innombrables consacrées à cet enseignement sont gaspillées en pure perte? 6. - Est-il vrai qu'un enseignement dont les résultats sont nuls, quand ils ne sont pas néfastes, ne saurait en aucune façon être considéré comme fournissant un complément de culture? 7. - Est-il vrai que, comme l'a dit Renan, « les sciences historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s'être refaites » ? Est-il vrai qu'hier comme aujourd'hui « Plutarque a souvent menti »? 8. - Est-il vrai que sur des sujets considérés comme très importants, tels que les Croisades, Jeanne d'Arc, Colbert, Louis XVI, les Girondins, Danton, Robespierre, Napoléon, le prétendu coup d'éventail, le prétendu faux d'Ems, la Commune, Thiers, les historiens professionnels sont en complet désaccord? 9. - Est-il vrai qu'en se bornant à énoncer des faits incontestés, comme l’exécution de Danton ou celle de Lavoisier, sans en faire connaître les causes, on accomplit une besogne plus mauvaise que si l'on n'enseignait rien? 10. - Est-il vrai que, si l'on veut exposer lesdites causes, on se heurte à des thèses radicalement opposées? 11. - En particulier, faut-il enseigner, avec la plupart de nos manuels, que Colbert fut un homme généreux, désintéressé, qui aurait vendu tout son bien pour la gloire de la France, ou bien, avec Duruy, qu'en vingt-deux années de charge, Colbert amassa dix millions de fortune? Faut-il enseigner, avec les mêmes manuels, qu'il favorisa l'agriculture, ou bien, avec Michelet, que, sous Colbert, il y eut famine de trois ans en trois ans? Faut-il enseigner, avec Albert Malet, que Danton fut, de tous ses contemporains, celui qui eut le plus des qualités qui font les grands hommes d'Etat ; avec Calvet, que nulle mort ne fut plus préjudiciable à la Révolution que celle de Danton ; ou bien, avec Albert Mathiez, que Danton était un démagogue affamé de jouissances, qui s'était vendu à tous ceux qui avaient bien voulu l'acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la victoire et préparait dans l'ombre une paix honteuse avec l'ennemi, un révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du parti royaliste? Faut-il enseigner, avec Aulard, que, ce que l'on entrevoit de l'âme de Robespierre fait horreur à nos instincts français de franchise et de loyauté, qu'il fut un hypocrite et qu'il érigea l'hypocrisie en système de gouvernement ; ou bien, avec Albert Mathiez, que Robespierre a incarné la France révolutionnaire dans ce qu'elle avait de plus noble, de plus généreux, de plus sincère, qu'il a succombé sous les coups des fripons, et que la légende, astucieusement forgée par ses ennemis, qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu'à des républicains qui ne le connaissent plus et qui le béniraient comme un saint s'ils le connaissaient, ou encore, avec Jaurès, que Robespierre a rendu des services immenses en organisant le pouvoir réactionnaire et en sauvant la France de la guerre civile, de l'anarchie et de la défaite? 12. - Est-il vrai qu'en parlant de Colbert, de Danton, de Robespierre, et d'une foule d'autres personnages, nous parlons de gens que ni nous, ni d'autres, ne connaissons suffisamment, et que nous contribuons ainsi, comme l'a fait remarquer Volney, à former des babillards et des perroquets? 13. - Est-il vrai que l'enseignement de l'histoire à l'école primaire est surtout une œuvre politique, ainsi que le démontre d'une part la condamnation de certains manuels par les évêques, et, d'autre part, l'interdiction d'autres manuels par le gouvernement? 14. - Est-il vrai que cet enseignement est une cause de conflit entre les familles et les maîtres, et qu'en particulier il a déterminé de nombreuses grèves scolaires? 15. - Est-il vrai qu'il a motivé des poursuites disciplinaires contre certains maîtres? 16. - Est-il vrai que, comme l'a affirmé Fustel de Coulanges, ce que l'histoire nous a appris, c'est surtout à nous haïr les uns les autres? 17. - Est-il vrai que, comme l'a soutenu J.-J. Rousseau, approuvé depuis par Faguet, l'histoire est une terrible démoralisatrice? 18. - Est-il vrai que, selon le mot d'Alain, l'histoire est la bonne à tout faire de tous les partis? l9. - Nombre d'historiens professionnels, tels que Thureau-Dangin, Albert Vandal, Pierre de La Gorce, Frédéric Masson, Jacques Bainville, Jean Guiraud, étant des réactionnaires notoires, est-il vrai que l'histoire n'a nullement la vertu de former spécialement des républicains ? 20. - Est-il vrai que l'histoire, ne pouvant passer sous silence les luttes des peuples les uns contre les autres, engendre forcément la haine de l'étranger, l'esprit de revanche, et est l'un des plus grands obstacles à la fraternité des nations et au règne de la paix? 21. - Est-il vrai qu'en se bornant purement et simplement à supprimer « l'histoire-bataille », on mutile l'histoire? 22. - Est-il vrai que la foule des faits politiques, administratifs, judiciaires, financiers, économiques, sociologiques, scientifiques, littéraires, artistiques, qu'on englobe sous le nom d'histoire de la civilisation, n'est pas plus à la portée des enfants que l'histoire militaire? 23. - Est-il vrai que les allusions historiques rencontrées dans les journaux, les livres et les œuvres d'art ne justifient pas plus l'enseignement de l'histoire de France que les allusions bibliques n'ont justifié l'enseignement de l'histoire sainte dont la suppression s'est heurtée jadis au même argument? 24. - Est-il vrai que la suppression de l'histoire, comme matière enseignée à heures fixes, n'empêcherait pas plus les explications historiques « occasionnelles » que l'inexistence de l'astronomie ou de la mythologie, comme matières des programmes primaires, n'empêche, à l'occasion, les explications astronomiques ou mythologiques? La proposition de Clémendot était trop hardie pour les membres du Syndicat national. Il faut remarquer, d'ailleurs, qu'elle était beaucoup plus destructive que constructive. Il eût mieux valu traiter la question en la considérant comme partie du problème beaucoup plus vaste de la transformation des programmes dans le sens indiqué par Decroly et Ferrière. Clémendot ne fut pas suivi et le Congrès du Syndicat national, en 1924, se borna à demander des réformes dans le contenu et la méthode de l'enseignement historique. L'Internationale des travailleurs de l'Enseignement se préoccupe actuellement de la préparation d'un livre d'histoire internationale à l'usage des maîtres. Les discussions engagées montrent que, malgré certaines résistances, on a de grandes chances d'aboutir à la confection d'une histoire écrite en se plaçant à ce point de vue marxiste dont nous avons montré les inconvénients au début de cette étude.
- E. DELAUNAY

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