Utilité
et dangers des études historiques. Les rois et les empereurs
faisaient autrefois apprendre l'histoire à leurs enfants pour qu'ils
deviennent de bons gouvernants. Les gouvernements actuels font,
aujourd'hui, apprendre l'histoire aux enfants du peuple pour que
ceux-ci deviennent de sages gouvernés. En 1923, un instituteur,
Clémendot, en un Congrès du Syndicat National des Instituteurs, se
prononça en faveur de la suppression de l'enseignement de l'histoire
à l'école primaire. Aussitôt les réactionnaires s'empressèrent
de manifester leur indignation et, l'année suivante, les camarades
de Clémendot prirent non moins vigoureusement la défense de cet
enseignement. Ainsi, sauf de très rares exceptions, les individus
sont d'accord sur l'utilité de faire apprendre l'histoire aux
enfants. Mais quelle histoire? Ici, il y a désaccord complet, car
chacun veut que l'on enseigne une histoire qui justifie ses croyances
religieuses ou politiques. Les hommes de la génération actuelle
veulent que l'on enseigne l'histoire parce qu'ils désirent que les
générations futures soient prisonnières de leurs propres
conceptions et ne se déterminent pas en pleine liberté. Si, au
début de cette étude, nous tenons à montrer que les décisions
relatives à cet enseignement tiennent avant tout à des raisons
sentimentales, nous n'en voulons pas moins étudier les raisons
logiques, les seules vraiment raisonnables, de l'utilité et aussi du
danger des études historiques. Il convient d'abord de tenir compte
du fait que l'histoire, en tant que science, est à ses débuts,
c'est-à-dire pleine d'incertitudes. L'historien se propose d'étudier
le passé pour mieux comprendre le présent et prévoir l'avenir, ou
mieux, pour préparer l'avenir. Or, dans cette étude du passé, il
s'aide de la connaissance du présent qui, lui aussi, éclaire le
passé. L'histoire s'appuie ainsi sur de multiples sciences dont
certaines, la psychologie et la sociologie, par exemple, sont, tout
comme elle, des sciences jeunes et fort imparfaites. Or, les
historiens se résignent difficilement à toutes : à défaut de
certitudes ils ont des croyances, et certaines hypothèses sont, par
eux, trop hâtivement considérées comme des vérités démontrées.
Pour certains, l'histoire s'étudie en se plaçant au point de vue
marxiste, hors de ce point de vue il n'est pas de vérité. Il est
évident que la conception matérialiste de l'histoire de Karl Marx
n'est pas totalement fausse, elle permet de mieux comprendre la
plupart des faits historiques d'une époque, mais non tous les faits
historiques de cette époque, ni toute l'évolution de l'humanité. A
vrai dire, les marxistes n'essaient pas de faire appel à cette
conception pour expliquer l'histoire des peuples primitifs qui ne
connaissaient pas la propriété privée et cela permet de comprendre
que leurs théories ne sauraient tout expliquer pour aucune période
de l'histoire, puisque, dans la mentalité des hommes d'aujourd'hui,
un retrouve des survivances de ces primitifs. Lorsqu'on examine la
société actuelle, on y retrouve, non seulement des traces de
mysticisme inexplicable du seul point de vue marxiste, mais encore
des germes d'une société future que le marxisme n'expliquera pas
davantage. Un exemple nous permettra de préciser. La science des
civilisés est tout d'abord née de la croyance des primitifs, ou
plutôt la croyance primitive a subi une différenciation qui a donné
naissance à la religion (croyance non vérifiée) et à la science
(croyance vérifiée). Ainsi l'origine de la science n'a rien à voir
avec la conception matérialiste de l'histoire. Il n'en fut pas de
même, il est vrai, par la suite, et on nous dira que la géométrie
se développa à cause de la nécessité de mesurer le sol,
l'anatomie et la physiologie du besoin de se maintenir en bonne
santé, la chimie du besoin industriel (teinture, métallurgie,
etc.). Les marxistes préciseront en disant que les recherches de
Lavoisier furent provoquées par des questions industrielles, celles
de Pasteur par les insuccès rencontrés dans la fabrication de
l'alcool de betterave, la maladie des vers à soie, etc. Nous ne
nions pas l'exactitude de ces faits, nous savons bien que les savants
ont souvent poursuivi des études intéressées, mais nous constatons
aussi que nombre de découvertes de la plus haute importance, nombre
de progrès industriels ont une origine évidemment désintéressée.
« Quand Volta, Galvani faisaient leurs expériences sur la pile,
quand Ampère étudiait longuement l'action réciproque des courants
électriques et des aimants, quelqu'un pouvait-il se douter que ces
expériences sans portée pratique renfermaient en germe la
merveilleuse application qu'est la machine dynamoélectrique? «
Mieux encore, quand les mathématiciens introduisaient dans la
science une notion aussi purement idéale que la notion de nombre
imaginaire, on aurait pu leur reprocher - on leur reproche
quelquefois encore aujourd'hui - de perdre leur temps à d'agréables
fantaisies ; et pourtant les travaux de Maxwell sur
l'électromagnétisme utilisent cette découverte... il est à peu
près impossible de citer une seule découverte, de celles qui
passionnent le public, parce qu'il en profite et qu'il en voit la
portée, au sujet de laquelle il ne soit possible d'établir la
dépendance où elle est d'une théorie scientifique purement
spéculative : téléphonie, télégraphie sans fil, rayons X,
matières colorantes, autant d'exemples » (Zoretti). S'il ne
s'agissait que d'expliquer le passé rapproché ou le présent, nous
nous préoccuperions peu du fait que l'histoire matérialiste,
marxiste, n'est qu'approximative, mais il s'agit de préparer
l'avenir qui sera évidemment fait non seulement par des survivances
du présent, mais encore par des germes de ce présent, dont les
marxistes ne tiennent pas compte parce qu'ils ne cadrent pas avec
leurs hypothèses. La connaissance de l'histoire peut-elle vraiment
être un instrument de progrès et permettre de prévoir et de
préparer l'avenir? Un historien, M. Fustel de Coulanges, déclare :
« Un homme d'Etat qui connaîtra bien les besoins, les idées et les
intérêts de son temps, n'aura rien à envier à une érudition
historique plus complète et plus profonde que la sienne, quelle
qu'elle soit. Cette connaissance lui vaudra mieux que les leçons
trop préconisées de l'histoire ». Et un autre historien, non moins
connu, M. Lavisse, « imagine qu'un véritable historien serait un
homme d'Etat médiocre, parce que le respect des ruines l'empêcherait
de se résigner aux sacrifices nécessaires ». H. Piéron,
actuellement directeur de l'Institut de Psychologie de l'Université
de Paris, écrit à ce propos : « Le poids croissant du passé et
des traditions impératives, religieuses, morales, etc., s'impose
avec une force invincible aux individus ; et... la force excessive de
la morale sociale devient réellement dangereuse pour l'individu
qu'elle emprisonne et qu'elle stérilise. Les créations, les
combinaisons nouvelles sont rendues impossibles pour les esprits, qui
ont peine à porter le fardeau des traditions imposées par les
générations disparues ; on risque ainsi d'être de plus en plus
gouverné par les morts, d'en être de plus en plus étroitement le
prisonnier. C'est ainsi que nous voyons, dans l'histoire des
civilisations, le progrès enrayé par la charge de plus en plus
lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les
générations nouvelles. C'est son passé qui a stérilisé la Chine,
et notre Moyen-âge n'a été que le pâle reflet de la tradition
aristotélicienne, dont l'origine fut admirable et les conséquences
funestes ... ... Heureux, en un sens, les peuples qui n'ont pas
d'histoire et ne peuvent regarder que dans le présent et dans
l'avenir. Tout leur effort est fécond, et l'envolée grandiose, à
l'heure actuelle, de la science et de l'industrie américaines, tient
en grande partie à l'absence de tout héritage déprimant. La
prédominance, en France, des études historiques paraît bien
constituer, en revanche, une des principales causes de notre
décadence relative ; c'est par la science que se fait le progrès
social, et il est stérilisant de s'adonner à la connaissance bien
souvent vaine du passé ; à trop voir ce qui s'est fait, on oublie
de rien faire, et la Grèce, qui vit de souvenirs, se croit encore
aujourd'hui un grand peuple » (H. Piéron : L'Evolution de la
Mémoire). Selon Maurice Charny, « Elle (l'histoire) crée, en
effet, ou développe, une mentalité routinière. Que nous
apprend-elle? Que, dans telles circonstances passées, telles
solutions ont été appliquées à des problèmes sociaux,
politiques, artistiques ou scientifiques, par des hommes qualifiés
de « grands » et, par suite, proposées à l'imitation des
générations futures... Prisonnier de notre savoir historique et des
dogmes qu'il traîne après soi, nous sommes incapables de nous
évader hors des « précédents » ». De ce qui précède nous nous
garderons bien de conclure que les études historiques sont inutiles
et même nuisibles à la prévision et à la préparation de
l'avenir. Ce qui est nuisible, c'est de croire que la science
historique, en son état d'imperfection actuel - et même lorsqu'elle
sera perfectionnée - peut, à elle seule, guider les individus
désireux de contribuer au progrès social. En réalité, si on se
garde des exagérations, les connaissances historiques peuvent
contribuer non seulement à ce progrès, mais aussi à celui des
individus. Déjà, à propos des mots « Education » et « Enfant »,
nous avons montré ici le parallélisme qui existe entre le
développement de l'individu et le développement social. Haeckel a
ainsi formulé sa « loi biogénétique fondamentale » : ontogénèse
(développement de l'individu) = phylogénèse (évolution de la
race). Bien que ce parallélisme ne soit qu'approximatif, l'étude de
l'enfant a pu être éclairée par les connaissances historiques, et
les pédagogues ont pu ainsi profiter indirectement du progrès des
connaissances historiques. (Voir à « Education » la « loi de
récapitulation abrégée », etc.). Pour ne pas être incomplet,
nous devons ajouter que l'enseignement de l'histoire peut contribuer
à la formation de l'esprit, surtout dans l'enseignement supérieur
où le maître fait pratiquer à l'élève les procédés de la
méthode historique. Il est juste de dire que d'autres études
peuvent se prévaloir du même avantage. II. Quelques opinions sur
l'histoire et son enseignement. « Si Michelet déforme la vérité,
c'est par besoin esthétique ou pour moraliser : Taine la déforme
pour étonner » (A. Aulard). « Les sciences historiques sont de
petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après
s'être refaites » (Ernest Renan). « L'histoire n'est pas une
science d'enfants » (Charles Delon). « Ce que l'histoire nous a
appris, c'est surtout à nous haïr les uns les autres » (Fustel de
Coulanges). « L'histoire, Jean-Jacques Rousseau le dit avec raison,
si judicieusement qu'on l'écrive, est une terrible démoralisatrice
» (Emile Faguet). « Les historiens montrent leurs amis borgnes du
bon côté, leurs ennemis du mauvais, et font ainsi paraître les
premiers clairvoyants, les seconds aveugles » (Bourdeau). « ...
Dans l'histoire, depuis le temps de l'antique Egypte et de l'antique
Chaldée, trônent, couronnés de tiares et de lauriers, célébrés
par des monuments grandioses, admirés « entre tous les hommes, les
grands tueurs d'hommes que furent les « seigneurs de la guerre »
(E. Lavisse). Le psychologue et pédagogue américain, Dewez, a
consacré une étude de réelle valeur à l'enseignement de
l'histoire à l'école primaire. Selon Dewez, nous n'avons pas à
nous occuper du passé comme passé, mais comme moyen de comprendre
en les analysant, les conditions sociales présentes. « La structure
de la société actuelle est extrêmement complexe. Il est
pratiquement impossible que l'enfant l'aborde en masse et qu'il s'en
fasse une représentation définie. Mais des phases typiques
découpées dans le développement historique des sociétés
montreront, comme agrandis par un télescope, les facteurs
constitutifs essentiels de l'ordre social. La Grèce, par exemple,
représente le rôle de l'art et des pouvoirs d'expression
individuelle ; Rome nous fait voir sur une grande échelle les
éléments et les forces déterminantes de la politique. Ces
civilisations sont déjà relativement complexes, et une étude
encore plus simple de la vie des chasseurs, des nomades, des
agriculteurs, des civilisations débutantes, celle des effets
produits par l'introduction des outils de fer, servira à réduire
l'extrême complexité de la vie sociale aux éléments les plus
facilement saisissables pour l'enfant ». Dewez nous montre également
les difficultés de cet enseignement, comment les maîtres doivent
tenir compte des intérêts enfantins, utiliser les biographies, etc.
Un psychologue et pédagogue belge, le Dr Decroly, tenant compte des
mécanismes de l'esprit de l'enfant et répartissant le travail
scolaire en : 1° observation ; 2° association (dans l'espace :
géographie ; dans le temps : histoire) ; 3° expression (par le
langage, le dessin, l'écriture, etc.), propose de supprimer
l'histoire en tant que matière d'un enseignement systématique.
C'est en fait à peu près la même proposition que celle de
Clémendot qui demandait la suppression de l'histoire enseignée à
heures fixes et son remplacement par des explications historiques
occasionnelles. L'association dans le temps dont parle le Dr Decroly
est plus et moins que l'histoire. Plus : parce que, surtout avec les
jeunes, on s'efforce de donner les notions de temps, de durée :
temps employé à remplir un seau de charbon, à nettoyer le poêle,
à l'allumer, que dure la combustion d'une allumette, que le poêle
est allumé chaque jour, pendant combien de jours il est allumé
chaque semaine, pendant combien de mois il est allumé dans l'année.
Moins : parce que certaines parties de l'histoire : maisons vieilles
et maisons neuves, vêtements employés par les vieux et les jeunes,
sont du domaine de l'observation. Le Dr Decroly recommande de
profiter de l'imagination enfantine pour faire revivre les temps
écoulés. Une citation précisera ce qui précède : « Après
avoir, à la leçon d'observation, étudié la chandelle et la
bougie, à la leçon d'association ils ont cherché les avantages et
les inconvénients de ces deux modes d'éclairage, leurs usages,
leurs applications. Après cela, ils ont étudié l'histoire de la
chandelle et ils ont déterminé où se trouvent les différentes
matières qui entrent dans sa fabrication. Ces leçons d'association
n'ont pas simplement pour but de lier les notions acquises entre
elles, mais elles ont aussi une grande importance au point de vue
moral et social. Grâce à elles, l'enfant acquiert la notion de ce
qu'il doit à ses semblables et, petit à petit, il se rend compte
que, sans la contribution de chacun il lui serait impossible de
vivre. Ces leçons d'association développent donc le sentiment de la
solidarité humaine et disposent l'esprit à une sympathie mutuelle.
Elles ont un troisième but : faire connaître le « déterminisme
des choses ». Comment, en effet, faire comprendre à un enfant
pourquoi un objet a telle forme, pourquoi il est fait de telle
substance? Or l'enfant qui a confectionné ces différents objets
trouve souvent l'explication immédiate ». Un pédagogue suisse,
Ferrière, tenant compte de l'évolution des intérêts enfantins,
tout en conservant pour les jeunes enfants la division du Dr Decroly,
propose les étapes suivantes :
1°
Pour l'enfant de 7, 8 et 9 ans : exercices d'association partant des
besoins
;
2°
Pour l'enfant de 10 à 12 ans : emploi des biographies ; 3° Pour
l'enfant de 13 à 15 ans (âges approximatifs) : « faire ressortir
les enchaînements psychologiques et sociaux, les actions et les
réactions de l'individu sur la société et de la société sur
l'individu ». Un écrivain, Maurice Charny, a émis, à propos de
l'histoire, une suggestion qui nous paraît heureuse : « Il ne faut
pas cesser d'enseigner ce que fut la réalité ; mais il faut la
corriger par l'enseignement du rêve… qui sera la réalité de
demain, puisqu'il y a du rêve d'hier dans la réalité
d’aujourd’hui… L'étude bien conduite des utopies fournirait
d'abord le fondement d'une morale autrement humaine et vivante que
celle des petits traités de civisme kantien... » Ensuite il serait
aisé de montrer qu'au point de vue social certaines « utopies »
sont devenues des réalités : réduction des privilèges
nobiliaires, etc. Enfin, au point de vue scientifique, cet
enseignement de l'utopie prouverait que « les modernes ont pu non
seulement atteindre partiellement, mais dépasser les imaginations
des anciens ». Tout ceci aurait pour résultat d' « aiguiller les
générations futures vers cette idée que les sociétés vivent dans
un perpétuel devenir et qu'elles doivent se préparer à abandonner
certaines de leurs convictions les plus chères, comme nos ancêtres
ont progressivement abandonné les leurs. La marche de l'évolution
morale et sociale en serait peut-être accélérée ; l'inévitable
renouvellement des croyances ne serait plus du moins ralenti par la
conviction stupide que « tout est dit ». En résumé, il nous
semble que les éducateurs devront s'efforcer d'obtenir pour l'école
primaire : 1° La réduction des études historiques en les
restreignant aux faits dont la connaissance prépare le mieux
l'enfant à comprendre la société actuelle sans y voir le terme
définitif du progrès social caractérisé par la différenciation
des individus c'est-à-dire le développement de la personnalité -
et leur concentration volontaire – c’est-à-dire l'accroissement
de l'entraide, des groupements libres : syndicats, coopératives,
etc. ; 2° La culture de l'idéalisme, de l'enthousiasme, de
l'initiative, de l'audace réfléchie, réalisée en partie par la
biographie des grands hommes - non de tous ceux que l'histoire
officielle actuelle qualifie comme tels parce que rois, généraux,
ministres, etc. -, et en particulier des précurseurs méconnus,
comme aussi par l'étude des utopies ; 3° La suppression de
l'histoire, en tant qu'enseignement distinct, et l'enseignement des
faits historiques, d'après une méthode qui tienne compte du
mécanisme de l'esprit et des intérêts des enfants.
III.
Les groupements syndicalistes et l'enseignement de l'histoire. Depuis
de nombreuses années la Fédération de l'Enseignement se proposait
de préparer un livre d'histoire, pour les enfants, qui ne soit pas
chauvin comme le sont encore nombre d'ouvrages, et fasse place à
l'histoire des travailleurs. Ce livre, longtemps attendu et qui est
d'inspiration marxiste, est paru en 1927. On lit sur sa première
page : « Enfant, Etudie cette petite histoire de ton pays. Elle a
été faite pour toi. Elle n'a pas oublié les paysans, les ouvriers
d'autrefois qui ont peiné, qui ont souffert. Nous voudrions que
leurs peines et leurs souffrances te fassent mieux aimer les paysans
et les ouvriers, tous les travailleurs d'aujourd'hui. Sache bien que,
sans ces travailleurs, les grands personnages de l'histoire
n'auraient pu accomplir leur œuvre. C'est le travail qui est à la
base de tout dans la vie d'un pays. Aime l'histoire. Sois curieux du
passé de ton village, de ta ville. Pose aux grandes personnes, à
tes parents, à ton maître, les questions que te pose à toi-même
ton livre. Lis des récits d'autrefois. Tu comprendras mieux ensuite,
un jour, ton travail et ton rôle futur de citoyen. Tu aimeras
davantage la justice, qui veut que chaque travailleur ait un sort
heureux. Tu aimeras davantage la paix, qui conserve pour l'avenir les
bienfaits du travail ». Le Syndicat national des institutrices et
instituteurs publics a fait preuve de moins d'activité. En 1924,
l'un de ses membres, auteur de manuels d'histoire, Clémendot,
soutint avec vigueur sa proposition, longuement motivée, puis résuma
sa longue série d'articles sous forme du questionnaire suivant : 1.
- Est-il vrai que la folie encyclopédique et sa conséquence, le
gavage abrutissant, sévissent plus que jamais à l'école primaire,
et que le prétendu raccourcissement des programmes n'apporte aucun
remède à ce mal s'il ne l'aggrave? Est-il vrai que, selon
l'expression de Lavisse, à vouloir tout enseigner, on arrive à
n'enseigner rien? 2. - Est-il vrai que la suppression totale de l'une
des matières des programmes (si cette matière est inutile ou
nuisible) ferait réaliser avec une absolue sûreté un gain de temps
fort précieux pour l'emploi des procédés de la méthode active? 3.
- Est-il vrai que les examens primaires et secondaires démontrent
que les résultats de l'enseignement historique sont lamentables?
Est-il vrai qu'ils sont plus lamentables encore chez l'immense foule
d'élèves qu'on ne présente pas même au C.E.P.? 4. - Est-il vrai
qu'il est impossible que l'enseignement historique puisse donner des
résultats satisfaisants parce que : exclusivement à la mémoire
qu'il surcharge outrageusement de façon à y engendrer le chaos ; b)
Comme l'ont affirmé J.-J. Rousseau, Volney, Charles Delon, Gaufrès,
Roger Pillet, Georges Vidalenc, Henri Flandre, l'histoire n'est pas
une science d'enfants, mais d'hommes faits. 5. - Est-il vrai que les
heures innombrables consacrées à cet enseignement sont gaspillées
en pure perte? 6. - Est-il vrai qu'un enseignement dont les résultats
sont nuls, quand ils ne sont pas néfastes, ne saurait en aucune
façon être considéré comme fournissant un complément de culture?
7. - Est-il vrai que, comme l'a dit Renan, « les sciences
historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont
sans cesse après s'être refaites » ? Est-il vrai qu'hier comme
aujourd'hui « Plutarque a souvent menti »? 8. - Est-il vrai que sur
des sujets considérés comme très importants, tels que les
Croisades, Jeanne d'Arc, Colbert, Louis XVI, les Girondins, Danton,
Robespierre, Napoléon, le prétendu coup d'éventail, le prétendu
faux d'Ems, la Commune, Thiers, les historiens professionnels sont en
complet désaccord? 9. - Est-il vrai qu'en se bornant à énoncer des
faits incontestés, comme l’exécution de Danton ou celle de
Lavoisier, sans en faire connaître les causes, on accomplit une
besogne plus mauvaise que si l'on n'enseignait rien? 10. - Est-il
vrai que, si l'on veut exposer lesdites causes, on se heurte à des
thèses radicalement opposées? 11. - En particulier, faut-il
enseigner, avec la plupart de nos manuels, que Colbert fut un homme
généreux, désintéressé, qui aurait vendu tout son bien pour la
gloire de la France, ou bien, avec Duruy, qu'en vingt-deux années de
charge, Colbert amassa dix millions de fortune? Faut-il enseigner,
avec les mêmes manuels, qu'il favorisa l'agriculture, ou bien, avec
Michelet, que, sous Colbert, il y eut famine de trois ans en trois
ans? Faut-il enseigner, avec Albert Malet, que Danton fut, de tous
ses contemporains, celui qui eut le plus des qualités qui font les
grands hommes d'Etat ; avec Calvet, que nulle mort ne fut plus
préjudiciable à la Révolution que celle de Danton ; ou bien, avec
Albert Mathiez, que Danton était un démagogue affamé de
jouissances, qui s'était vendu à tous ceux qui avaient bien voulu
l'acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux
contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la
victoire et préparait dans l'ombre une paix honteuse avec l'ennemi,
un révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du
parti royaliste? Faut-il enseigner, avec Aulard, que, ce que l'on
entrevoit de l'âme de Robespierre fait horreur à nos instincts
français de franchise et de loyauté, qu'il fut un hypocrite et
qu'il érigea l'hypocrisie en système de gouvernement ; ou bien,
avec Albert Mathiez, que Robespierre a incarné la France
révolutionnaire dans ce qu'elle avait de plus noble, de plus
généreux, de plus sincère, qu'il a succombé sous les coups des
fripons, et que la légende, astucieusement forgée par ses ennemis,
qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu'à des
républicains qui ne le connaissent plus et qui le béniraient comme
un saint s'ils le connaissaient, ou encore, avec Jaurès, que
Robespierre a rendu des services immenses en organisant le pouvoir
réactionnaire et en sauvant la France de la guerre civile, de
l'anarchie et de la défaite? 12. - Est-il vrai qu'en parlant de
Colbert, de Danton, de Robespierre, et d'une foule d'autres
personnages, nous parlons de gens que ni nous, ni d'autres, ne
connaissons suffisamment, et que nous contribuons ainsi, comme l'a
fait remarquer Volney, à former des babillards et des perroquets?
13. - Est-il vrai que l'enseignement de l'histoire à l'école
primaire est surtout une œuvre politique, ainsi que le démontre
d'une part la condamnation de certains manuels par les évêques, et,
d'autre part, l'interdiction d'autres manuels par le gouvernement?
14. - Est-il vrai que cet enseignement est une cause de conflit entre
les familles et les maîtres, et qu'en particulier il a déterminé
de nombreuses grèves scolaires? 15. - Est-il vrai qu'il a motivé
des poursuites disciplinaires contre certains maîtres? 16. - Est-il
vrai que, comme l'a affirmé Fustel de Coulanges, ce que l'histoire
nous a appris, c'est surtout à nous haïr les uns les autres? 17. -
Est-il vrai que, comme l'a soutenu J.-J. Rousseau, approuvé depuis
par Faguet, l'histoire est une terrible démoralisatrice? 18. -
Est-il vrai que, selon le mot d'Alain, l'histoire est la bonne à
tout faire de tous les partis? l9. - Nombre d'historiens
professionnels, tels que Thureau-Dangin, Albert Vandal, Pierre de La
Gorce, Frédéric Masson, Jacques Bainville, Jean Guiraud, étant des
réactionnaires notoires, est-il vrai que l'histoire n'a nullement la
vertu de former spécialement des républicains ? 20. - Est-il vrai
que l'histoire, ne pouvant passer sous silence les luttes des peuples
les uns contre les autres, engendre forcément la haine de
l'étranger, l'esprit de revanche, et est l'un des plus grands
obstacles à la fraternité des nations et au règne de la paix? 21.
- Est-il vrai qu'en se bornant purement et simplement à supprimer «
l'histoire-bataille », on mutile l'histoire? 22. - Est-il vrai que
la foule des faits politiques, administratifs, judiciaires,
financiers, économiques, sociologiques, scientifiques, littéraires,
artistiques, qu'on englobe sous le nom d'histoire de la civilisation,
n'est pas plus à la portée des enfants que l'histoire militaire?
23. - Est-il vrai que les allusions historiques rencontrées dans les
journaux, les livres et les œuvres d'art ne justifient pas plus
l'enseignement de l'histoire de France que les allusions bibliques
n'ont justifié l'enseignement de l'histoire sainte dont la
suppression s'est heurtée jadis au même argument? 24. - Est-il vrai
que la suppression de l'histoire, comme matière enseignée à heures
fixes, n'empêcherait pas plus les explications historiques «
occasionnelles » que l'inexistence de l'astronomie ou de la
mythologie, comme matières des programmes primaires, n'empêche, à
l'occasion, les explications astronomiques ou mythologiques? La
proposition de Clémendot était trop hardie pour les membres du
Syndicat national. Il faut remarquer, d'ailleurs, qu'elle était
beaucoup plus destructive que constructive. Il eût mieux valu
traiter la question en la considérant comme partie du problème
beaucoup plus vaste de la transformation des programmes dans le sens
indiqué par Decroly et Ferrière. Clémendot ne fut pas suivi et le
Congrès du Syndicat national, en 1924, se borna à demander des
réformes dans le contenu et la méthode de l'enseignement
historique. L'Internationale des travailleurs de l'Enseignement se
préoccupe actuellement de la préparation d'un livre d'histoire
internationale à l'usage des maîtres. Les discussions engagées
montrent que, malgré certaines résistances, on a de grandes chances
d'aboutir à la confection d'une histoire écrite en se plaçant à
ce point de vue marxiste dont nous avons montré les inconvénients
au début de cette étude.
-
E. DELAUNAY
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