L'homme
unidimensionnel
Par
Herbert Marcuse
« Seuls des termes négatifs peuvent exprimer ces
formes nouvelles parce qu'elles constituent une négation des formes
dominantes. Ainsi, avoir la liberté économique devrait signifier
être libéré de l'économie, de la contrainte exercée par
les forces et les rapports économiques, être libéré de la lutte
quotidienne pour l'existence, ne plus être obligé de gagner sa vie.
Avoir la liberté politique devrait signifier pour les individus
qu'ils sont libérés de la politique sur laquelle ils n'ont
pas de contrôle effectif. Avoir la liberté intellectuelle devrait
signifier qu'on a restauré la pensée individuelle, actuellement noyée dans les communications de masse, victime de
l'endoctrinement, signifier qu'il n'y a plus de faiseurs d' « opinion
publique » et plus d'opinion publique. Si ces propositions ont
un ton irréalistes, ce n'est pas parce qu'elles sont utopiques,
c'est que les forces qui s'opposent à leur réalisation sont
puissantes. Il y a pour soutenir ce combat contre la libération une
arme efficace et durable, c'est la fixation de besoins matériels et
intellectuels qui perpétuent des formes surannées de lutte pour
l'existence. »
« La pensée unidimensionnelle est systématiquement favorisée par les faiseurs de politique et par leurs fournisseurs d'information de masse. Leur univers discursif est plei d'hypothèses qui trouvent en elles-mêmes leur justification et qui, répétées de façon incessante et exclusive, deviennent des formules hypnotiques, des diktats. Par exemple sont "libres" les institutions fonctionnant dans les pays du monde libre; les autres modes transcendantes de liberté sont, par définition, de l'anarchisme, du communisme ou de la propagande. Sont "socialistes" tous les empiétements sur l'entreprise privée que l'entreprise privée n'impose pas elle-même, tels une bonne assurance sociale, ou la protection de la nature contre une commercialisation trop dévastatrice, ou encore l'établissement de services publics qui peuvent porter atteinte aux bénéfices du secteur privé. Cette logique totalitaire des faits accomplis a sa contrepartie dans les pays de l'est. Là, la liberté c'est la manière de vivre en régime communiste et toute forme transcendante de liberté est soit du capitalisme, soit du révisionnisme, soit du sectarisme de gauche. Dans les deux camps, les idées non opérationnelles sont non conformistes et subversives. Le mouvement de la pensée est arrêtée par des barrières qui apparaissent comme les limites de la Raison elle-même."
"Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus: les intérêts du grand capital concentrent l'économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimilant, de soutien et quelque fois de force de contrôle; cette économie s'imbrique dans un système mondial d'alliances militaires, d'accords monétaires, d'assistance technique et de plan de développement; les "cols bleus" s'assimilent aux "cols blancs", les syndicalistes s'assimilent aux dirigeants des usines; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes; il existe une harmonie pré-établie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux; enfin la maison est envahie par l'opinion publique, et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse."
"Il ne semble pas qu'on ait besoin d'une analyse très poussée pour déceler les raisons de cette évolution. Ainsi à l'ouest: les anciens conflits au sein de la société se modifient sous la double (et mutuelle) influence du progrès technique et du communisme international. Les luttes de classe et l'examen des "contradictions impérialistes" sont différés devant la menace de l'extérieur. Mobilisée contre cette menace, la société capitaliste a une cohésion interne que les stades antérieurs de la civilisation n'ont pas connue. Cette cohésion a des causes strictement matérielles: la mobilisation contre l'ennemi est un puissant stimulant de production et d'emploi, elle entretient un niveau de vie élevé."
"Sa promesse suprême c'est une vie de plus en plus confortable pour un nombre de gens toujours grand. Et ceux-ci ne peuvent pas imaginer , au sens strict, un univers de discours et d'action qualitativement différent, puisque la société a le pouvoir d'endiguer toute tentative de subversion et de conditionner l'imagination. Ceux qui occupent l'enfer de la société d'abondance sont enfermés avec une brutalité qui fait revivre les pratiques médiévales et certaines autres plus récentes. Quand aux autres, moins déshéritées, la société répond à leur besoin de liberté en satisfaisant les besoins qui rendent la servitude supportable, et même insoupçonnée; cela se fait grâce au processus de production. Les classes laborieuses dans les secteurs avancés de la civilisation industrielle subissent d'une transformation décisive, c'est d'ailleurs le thème d'une vaste recherche sociologique."
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