On appelle
gueux, le malheureux, le misérable, le nécessiteux qui ne trouve
pas de quoi satisfaire aux besoins les plus élémentaires de
l'existence et qui en est réduit, pour vivre, à avoir recours à la
charité publique. Sans foyer et sans famille, le gueux traîne sa
lamentable personne dans les coins obscurs des grandes villes ; il
est l'hôte habituel des asiles de nuit, lorsque ceux-ci veulent
bien, pour quelques heures, lui donner l'hospitalité ; sans quoi on
le retrouve sous les ponts, déguenillé et sale, cherchant dans le
sommeil un peu d'oubli à ses misères. Le jour il vagabonde,
espérant trouver au hasard du chemin la croûte de pain qui lui
permettra de ne pas crever de faim. Sous le soleil brûlant, sous le
froid glacial, ou sous la pluie qui pénètre ses pauvres hardes en
loques, il attend, durant des heures, à la porte des soupes
populaires, pour consommer le bol d'eau grasse que l'assistance
publique lui accorde quotidiennement. Véritable déchet humain,
animé par aucune espérance, car son sort ne peut pas changer,
chaque jour se répète pour lui aussi misérable, aussi terriblement
vide. Les gueux ne se révoltent pas; ils ne peuvent pas se révolter
; ils sont tombés trop bas ; ce ne sont plus des hommes. La société
ne devrait-elle pas rougir de comprendre en son sein de tels êtres ?
Quoi ! la terre est fertile et capable de nourrir tous ceux qui
l'habitent; les magasins regorgent de vivres et, chaque jour, se
perdent des millions de tonnes d'aliments, et il est encore des êtres
humains qui crèvent littéralement de faim ! Et c'est cela que l'on
voudrait nous faire accepter comme une manifestation de l’ordre ?
Qui donc ne s'est pas senti profondément émotionné à la lecture
de la belle œuvre du poète qui a mal tourné : Jean Richepin, La
chanson des gueux ? Qui n'a pas senti monter en lui un ferment de
colère, de pitié et de révolte en lisant les poèmes si vivants de
Jehan Rictus ? Mais ceci est de la vie pourtant, de la vie vraie, de
la vie vécue, et ce n'est pas une légende qu'en notre vingtième
siècle il existe des hommes qui ne mangent pas, qui ne dorment pas,
qui n'ont rien, qui ne possèdent rien et qui ne posséderont jamais
rien. Non, il n'est pas possible que cela dure ; une organisation
sociale qui permet une telle inégalité, qui accepte que des êtres
vivants n'aient pas le nécessaire, l'indispensable, alors que
d'autres se vautrent dans l'opulence et le superflu, une telle
société est appelée à disparaître. Il ne faut pas croire que les
gueux sont tous des êtres ignorants et incapables de se rendre
utiles. Ce sont presque toujours des faibles. Il faut savoir jouer
des coudes dans notre belle société, et celui qui ne sait pas se
faire valoir est impitoyablement écrasé. Et c'est pour errants, ils
n'ont rien à attendre de l'organisation sociale actuelle, sinon la
mort. La philanthropie et la charité ne sont que des pis-aller qui,
loin d'adoucir le sort des gueux, perpétuent leur calvaire, et ce
n'est que dans la transformation totale de la société que l'on peut
trouver un remède à ce mal social. La bourgeoisie, qui est
responsable de cette gueuserie, prétend que les gueux ne sont que
les victimes de la paresse et de l'ivrognerie ; c'est une lâche
calomnie à laquelle il n'est même pas utile de répondre, car la
bourgeoisie se sent bien incapable d'ouvrir une porte aux gueux qui
peuplent la terre. Et lorsque nous assistons à toute cette misère
qui s'étale pitoyablement, lorsque nous rencontrons sur notre route,
ces gueux qui sont nos frères, nous sentons se développer en nous,
plus intensément encore, notre désir de révolte, puisque c'est par
la révolution seulement que l'on pourra mettre un terme à ce régime
d'injustice et d'inégalité qui nous étreint.
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