Au
mot Axiome, nous avons esquissé la théorie philosophique ou notre
théorie philosophique du hasard. Le hasard est la coïncidence ou
l'identité de deux effets dont les causes n'ont pas été calculées
pour produire cette coïncidence ou cette identité. La chance réside
dans le fait que l'événement dont nous ne pouvons ni calculer ni
supputer les causes se produise ou ne se produise pas. Si nous avions
la connaissance complète des causes, nous saurions avec certitude
qu'il doit ou non se produire. Ces études sont importantes, car
elles peuvent influencer la conduite de notre vie. Le pilote doit
connaître les eaux dans lesquelles il navigue, les courants qui s'y
dessinent, et les fonds sur lesquels il passe, pour assurer à sa
barque son tirant d'eau. L'analyse du hasard nous amène à l'analyse
de la probabilité. Un orage éclate : je me réfugie sous un chêne.
La foudre le frappe : j'ai le bras paralysé. Voilà un événement,
pour moi du moins, c'est même un sinistre. Il est venu d'une
coïncidence : ma présence sous l'arbre au moment précis où la
disposition des nuages et leur choc a fait jaillir dans ma direction
l'éclair. La nature indifférente, pour laquelle mon accident ne
compte guère, n'a pas calculé ses coups pour m'atteindre, je ne les
ai pas calculés pour les prévoir et les éviter. Je suis foudroyé
: c'est l'effet du hasard. Pourtant, j'aurais dû me souvenir que les
pointes et les cimes, même celles des arbres, attiraient, comme on
le dit vulgairement, le tonnerre. Cette cause connue, le hasard
décroît. Si mon ignorance des autres causes était progressivement
éliminée, l'événement possible deviendrait probable et pourrait
même s'annoncer comme certain. Un comité, réuni le 15 janvier,
décide de donner, dans le cours de l'année, une grande fête avec
cavalcade, joutes sur l'eau, illuminations et feux d'artifice. Quelle
date choisir? Le 15 avril ou le 25 juillet? Si ce comité, par
hypothèse, n'avait aucune donnée quant au régime des saisons, il
se tiendrait ce raisonnement : il y a autant de chances pour que
notre fête coïncide à une date ou à une autre avec un jour de
beau temps. Et cependant, au moment où le comité délibère, la
question est déjà résolue par l'univers. L'état de l'atmosphère
et la température ne dépendent pas d'un caprice accordé aux
éléments ou permis aux dieux, mais de la translation terrestre, des
courants magnétiques qui affectent notre planète, de l'influence
qu'exercent sur elle le soleil, volcan de rayons, ou la nébuleuse,
foyer de rayons X. Ces causes s'enchaînent et déduisent les uns des
autres leurs anneaux. Au moment où le comité délibère, le
résultat final est acquis. La chance du beau ou du mauvais temps
n'existe que par rapport aux votants, dont la décision constitue un
pari, car ils ne peuvent établir l'équation qui donnerait
immédiatement la valeur de l'inconnue. Mais le comité qui s'est
réuni en hiver n'ignore pas qu'en été la terre est davantage
favorisée par les rayons du soleil, que les vicissitudes du vent y
sont plus stables et la probabilité se dessine en faveur du 25
juillet. La connaissance des causes qui peuvent produire le beau
temps a diminué le hasard. La probabilité croîtra, si les vents
sont stables, aux abords du jour fixé. Beaucoup de nos contemporains
font sur les hippodromes - triste école ! l'apprentissage des
principes qui sont les règles élémentaires du hasard. Un ami
m'amène sur le champ de courses et je suis invité à parier. Deux
chevaux se présentent dans l'épreuve : Pigeon bleu et Canard mauve.
Je ne les connais ni l'un ni l'autre. J'ai autant de chance à miser
sur l'un que sur l'autre, car je n'ai aucune raison, aucun moyen de
choisir entre eux. Mais les initiés savent que Pigeon bleu est un
as, tandis que Canard mauve est un veau. C'est bien, n'est-il pas
vrai, l'argot du lieu? Pour les initiés donc, pour ceux qui peuvent
calculer les causes de l'événement, la chance de voir gagner Pigeon
bleu n'est pas égale à la chance de voir gagner Canard mauve, et la
probabilité du premier événement surpasse celle du second. Elle
atteindrait même à la certitude sans la « glorieuse incertitude du
turf », car l'as peut se croiser les jambes en prenant mal le
tournant et tomber, tandis que le veau franchira comme une antilope
le winning-post, dans un fauteuil. Matché avec Rossinante, l'âne de
Sancho conserverait encore une chance, Rossinante nourrie de rêve,
pouvant flageoler sur ses jambes et s'affaler avant l'arrivée.
Analysons cette course sensationnelle ; l'événement envisagé c'est
la coïncidence de la victoire avec la désignation du parieur ; les
conditions de la victoire sont la supériorité de l'animal et la
constance des conditions matérielles qui assurent la régularité de
la course. Ces causes connues et calculées, notre ignorance est très
déblayée. Nous arriverions à la certitude, - c'est encore un mot
du turf -, mais il reste un élément d'inconnu ; nous ne pouvons
savoir exactement quel effort musculaire produira le cheval, quel
parcours, à un millimètre près, il fera sur la piste, et si sa
déviation légère ou son élan rectiligne ne l'amèneront pas en
contact avec un caillou dont nous ignorons l'existence et qui
produira la chute. Cette marge d'incertitude suffit au hasard ; si
toutes les causes étaient connues, les effets seraient discernés et
le hasard n'existerait pas. On voit par là que la probabilité est
plus ou moins grande, qu'elle présente une quantité, que les
chances sont plus ou moins multiples et peuvent s'exprimer par un
nombre. Le hasard a son arithmétique : c'est le calcul des
probabilités. Le calcul des probabilités a été créé, en tant
que science, au XVIIème siècle, par Pascal ; son ami le chevalier
de Méré, disent les historiens, lui ayant demandé de résoudre
certaines questions que le jeu avait fait naître. Je crois que le
premier de ces différends lui avait été soumis par les joueurs
eux-mêmes : il n'importe. La sagacité géniale de Pascal fut
requise de s'appliquer à quelques problèmes dont voici le principal
: deux joueurs d'égale force ont convenu que le gagnant serait celui
qui, le premier, aurait gagné dix parties. Le tournoi se trouve
interrompu, lorsque l'un des joueurs a gagné 7 parties et l'autre 8.
Comment doivent être partagés les enjeux? Tel est le problème qui
a été appelé le problème des partis (style du temps), nous
pouvons dire : le problème des enjeux. Pascal, pour le résoudre,
supposa jouées les parties restantes, et considéra les droits des
deux adversaires, selon que le premier ou le second aurait été
gagnant dans les manches supprimées. Le travail auquel il se livra,
l'amena à construire le tableau des chances sous la forme d'un
triangle qui a été appelé le triangle arithmétique de Pascal.
C'est une figure utile comme la table de multiplication et qui
indique à première vue quel est le nombre de chances pour qu'un
événement se réalise, quand il est soumis à des conditions
multiples. Après Pascal, des hommes de talent ou de génie
s'intéressèrent à cette mathématique nouvelle : Buffon, Euler,
Jacques Bernouilli, et Laplace qui lui donna son plein
épanouissement, au XVIIIème siècle. Nous ne saurions ici exposer
le système de Laplace, auquel il n'a peut-être manqué qu'un nom
plus sonore et une méthode moins claire, moins cartésienne, pour
changer en gloire sa renommée. Laplace était parti d'une idée
courageuse et admirable. Il n'y a pas de certitude absolue, même
dans la vérité scientifique, même dans la vérité mathématique.
Nous tenons pour vrai que la terre tourne autour du soleil. Pourquoi?
Parce que nous expliquons ainsi les phénomènes cosmiques dont nous
sommes les témoins et notamment celui du jour et de la nuit. Mais
les mêmes phénomènes se produiraient si, la terre étant immobile,
l'univers cosmographique tournait autour d'elle. Comme l'a dit Henri
Poincaré, c'est la seconde hypothèse : la première est plus
commode. Il paraît absurde que l'univers puisse tourner autour de la
terre : quelle vitesse vertigineuse et démente faudrait-il prêter
aux sphères supérieures de l'Infini! Et pourquoi l'Infini, avec une
condescendance injustifiée, tournerait-il autour de ce microcosme
qu'est notre sphéroïde, grain de café dans l'Immensité? Mais il
suffit que la seconde hypothèse soit théoriquement possible pour
qu'elle limite la certitude pure comme l'hypothèse des singes
dactylographes qui, tapant à l'aventure sur cent mille claviers
pendant cent mille ans, se trouveraient avoir, au cours de leurs
élucubrations et par une manœuvre désordonnée, composé l'Eneide.
Laplace s'est donc proposé de démontrer la vérité scientifique
par la probabilité poussée à ses extrêmes. Le calcul des
probabilités n'est pas à dédaigner. Il est pratique pour
l'existence courante. C'est à lui que nous devons les assurances,
car l'assurance est fondée sur la notion de chance et suppose un
pari. Comment fonctionne l'assurance? Prenons son cas le plus simple
: l'assurance simple sur la vie. Je souscris un contrat aux termes
duquel mon épouse touchera 25.000 francs à mon décès : j'ai 48
ans. La Compagnie fait un calcul ; mon tableau de probabilités me
permet de considérer que vous pouvez normalement mourir à 57 ans.
Donc, pendant 9 ans, vous me paierez une prime. C'est en
considération de cette prime que je fixe l'indemnité dont je devrai
payer le montant à votre mort. La probabilité est calculée d'après
la connaissance acquise sur la durée de la vie humaine, selon des
statistiques qui groupent les décédés. Certes, si la Compagnie
n'avait qu'un assuré, son calcul serait aléatoire, et son calcul
valable pour la majorité des cas pourrait tomber en défaillance
pour une espèce particulière. La Compagnie perdrait à son pari.
Mais le calcul des probabilités démontre que la détermination des
probabilités est plus certaine lorsque les cas qui ont servi à les
déterminer sont plus nombreux. Les causes du décès importent moins
lorsque l'on se fonde sur les causes des décès en général. Il
suffit à l'intéressé de tabler sur la moyenne ; prêt à compenser
une perte par un gain, il ne faut pas porter son pari sur une chance
isolée, celle d'un décès nominatif, mais sur la chance globale. Le
calcul des probabilités est passionnant ; il constitue une science
dont nous donnerons seulement un échantillon. Elle emprunte au jeu
ses problèmes les plus frappants, car le jeu est établi sur l'idée
de chance ; nous voulons parler des jeux qu'on appelle : les jeux de
hasard. Dans une urne, je dépose, hors votre vue, deux billes, l'une
blanche et l'autre noire. Quelle chance avez-vous de tirer la
blanche? Le calcul des probabilités répond : une chance sur deux,
c'est ce qu'on appelle une chance simple. Remarquez que si je
connaissais la position des deux boules dans l'urne, si, compte tenu
de la direction que vous donnez à vos doigts pour la prise, je
pouvais calculer le résultat de la manutention à laquelle vous
allez vous livrer pour appréhender une boule et la ramener au jour,
je pourrais, à coup sûr, vous dire avant de l'avoir vue, quelle
boule vous ramenez. Le hasard n'existerait donc plus pour moi. Ce qui
le produit pour vous, c'est que n'ayant aucune raison de calculer
votre manipulation puisque vous manquiez d'indices, c'est-à
préalables pour le faire, vous ayez accompli certains gestes plutôt
que d'autres dont le résultat mécanique eût été différent. Nous
jouons à pile ou face, quelle chance avez-vous pour que la pièce
retombe et s'immobilise sur l'avers ou sur le revers? Le calcul des
probabilités vous répond : une chance sur deux. En réalité, quand
la pièce est lancée, étant donné la force musculaire que vous
avez employée, le mouvement libratoire ou giratoire que vous imprimé
au disque métallique, et le ressaut que sa pesanteur jointe à la
densité et aux aspérités du sol produira, le résultat est certain
et ne peut plus rien avoir de fortuit. Le hasard tient uniquement
dans la concordance de la position prise par la pièce retombée avec
sa position souhaitée et préalablement invoquée et dans le fait
que cette concordance a été obtenue sans que vous ayez voulu ou pu
calculer les moyens mécaniques et statiques qui, par l'impulsion, le
jet et le rebondissement, ont déterminé la stabilisation sur une de
ses surfaces planes du corps solide projeté. Mais une très grave
difficulté va se présenter. Vous avez joué une première partie de
pile ou face. Vous tenez toujours la pièce qui est retombée face.
Avez-vous, si vous recommencez incontinent une seconde partie, une
chance égale, c'est-à-dire une chance sur deux de voir votre pièce
retomber face? Sans doute, répondent les savants. Une partie
terminée ne peut avoir d'influence sur la suivante. M. Borel fait
observer que nous voulons prêter à la pièce une mentalité
d'homme, et M. Bertrand qu'elle n'a pas de mémoire. Cependant, si un
profane, je veux dire un visiteur qui ne serait ni maître de
conférences ni académicien, entrait dans une salle de jeux et
voyait à la roulette la rouge sortir sans intermittence pendant une
heure, il lui viendrait à la pensée que cette invraisemblable
série, loin d'obéir au hasard y déroge. Qui a raison, du savant ou
du simple mortel? Le simple mortel a, selon nous, scientifiquement
raison. Le savant oublie, en effet, une des conditions, pour ne pas
dire une des données du problème. Si le joueur à pile ou face
employait, pour lancer la pièce, un appareil de précision, si cet
appareil donnait toujours au disque pesant la même impulsion,
l'élevait à la même hauteur, le faisait doucement basculer sur
lui-même et retomber sur un molleton, cette action calculée restant
égale produirait des effets égaux sinon absolument identiques ;
l'effigie pouvant retomber devant le joueur, droite, oblique ou
renversée, circonstances indifférentes d'après la règle du jeu.
Mais, dans la pratique, la pièce est lancée à la main, et la main,
qui ne peut doser mathématiquement son action, la varie,
involontairement ou intentionnellement à chaque coup. La probabilité
que des causes différentes (ces mouvements variés) produiront des
effets identiques ou similaires s'affaiblit graduellement. Cette
importance de l'impulsion balistique initiale, génératrice du
résultat, s'accentue au jeu de la roulette où la bille, lancée en
sens inverse de la rotation imprimée à la cuvette, heurte des
butoirs, et où tout est combiné pour briser incessamment la courbe
décrite ou la ligne suivie par le mobile avant son immobilisation
sur un numéro de la couronne intérieure. Abordons un problème plus
complexe, sinon plus compliqué. Je bats un jeu de 32 cartes ;
j'étale les cartes sur une table, comme pour une partie, leur dos
étant seul apparent. J'appelle un ami qui n'a rien vu de ces
préparatifs et qui ne peut avoir aucun renseignement sur la position
respective des cartes. Je lui demande d'en choisir une. Quelle chance
y a-t-il pour que cette carte soit le roi de trèfle? La réponse est
facile : une chance sur 32. Mais j'étale deux jeux de 32 cartes,
chacun sur une table, et avec le même mystère. Quelle chance a
l'expérimentateur de retourner le roi de trèfle dans le premier jeu
et de le retourner aussi dans le second? Ce double event, pour parler
comme les Anglais, constitue ce que le calcul des probabilités
appelle le concours ou l'occurrence de plusieurs événements
simultanés, et l'arithmétique des probabilités fournit la réponse
à notre question.
La
chance pour l'opérateur, de réussir son doublé est non pas 1/32 +
1/32 mais 1/ 32x32 A première vue, cette solution semble
surprenante. On s'attendait à additionner les deux chances et non à
les multiplier l'une par l'autre. Comment cette conception
s'accorde-t-elle avec cette affirmation que deux coups successifs
sont indépendants, que le coup joué ne peut avoir d'influence sur
le coup à jouer, une carte retournée ne pouvant laisser aucun
sillage sur la route du destin? Mais analysons les données du
problème : Quand je choisis une carte dans le premier jeu, la chance
me sourit, je retourne le roi de trèfle : j'ai, à ce moment-là,
pour retourner l'autre roi de trèfle dans l'autre jeu, la chance
normale de 1/ 32. Si la chance ne m'a pas favorisé dans la première
épreuve, j'ai toujours, pour réussir dans la seconde, une chance
normale de 1/32 mais cette chance est inutile, puisque déjà j'ai
perdu : elle équivaut à 0. C'est la convention du résultat à
obtenir qui lie les parties. La fraction 1/32x32 exprime la chance du
joueur au départ ; on ne peut lui donner, dans la seconde partie,
que la fraction de chance attribuable à sa fraction de chance dans
la première, ce qui implique la multiplication effectuée par la
formule. Il est inutile d'accumuler ou de creuser ces théorèmes
pour admirer la beauté de l'œuvre qui ramène le hasard à sa forme
concrète et à sa mesure géométrique. Ne regrettons ni le «
C'était écrit» fataliste et décevant, ni l'humiliante et
fabuleuse providence d'un Dieu digne d'être adoré par les Papous.
Ne déplorons ni la faillite d'Allah, ni la déposition de Jéhovah,
ni le Roi Sommeil, ni le Roi Soleil. Le hasard, tel que se le
représentait la fable, n'était qu'une idole sur son piédestal
naturel : l'ignorance. Le hasard n'est pas le Sphinx : le hasard est
la Pyramide. Il est large à sa base parce qu'il repose sur la
non-connaissance des causes. Il va en s'amenuisant. Lorsque tous les
plans des causes inconnues se sont rétrécis, ils se terminent en un
point commun : le hasard est fini.
-
Paul MOREL
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