dimanche 4 septembre 2022

MORALE (POINT DE VUE DU SOCIALISME RATIONNEL) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

La morale est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal, dit le dictionnaire, et la définition, en un sens, nous agrée. La question est de savoir si les règles proposées par cette science peuvent orienter l’humanité vers le bonheur relatif où le bien dominera. La définition que nous avons donnée ne peut se justifier que si l’homme n’est pas entièrement matière et s’il existe autre chose enfin que le phénomène et le mouvement. S’il en était autrement, il n’y aurait que fonctionnement et le bien et le mal figureraient par l’attraction et la répulsion et se confondraient dans le mouvement de l’universelle matière. Avec cette conception du monde, la morale n’a d’autre valeur que l’utilité individuelle, et cette utilité est mise à profit par les classes possédantes et dirigeantes, imprégnées de ce principe, afin d’assurer l’exploitation des masses.

La raison et sa manifestation : le raisonnement, constituent, dans l’ordre social, le moral pris dans un sens opposé au physique. Les passions comme les besoins, comme les organes, comme la vie, comme le mouvement, comme la matière, constituent le physique au sens propre, le physiologique, l’objet de l’observation que le raisonnement classe, coordonne et subordonne conformément à la raison, expression de nécessite sociale.

Cette Raison, que certains contestent tout en l’utilisant, prime tout, comme elle donne naissance à tout, parce qu’elle est la conséquence de l’union d’un sentiment réel d’existence et d’une partie de la force universelle, au-delà desquels il n’y a rien et il ne saurait rien y avoir. La règle des actions ne pourra être conforme à la Raison que lorsque la réalité de celle-ci sera démontrée. Enfin, la morale sera déterminée par la foi tant qu’il y aura croyance sociale, comme elle dépendra du raisonnement de chacun tant qu’il y aura doute et de l’assentiment général quand il y aura connaissance du droit et de son éternelle sanction.

S’il n’y a de réel, pour l’homme, que la vie présente, le raisonnement prescrit pour règle à chacun de se sacrifier tous les autres, alors que si l’âme est éternelle, la règle

lui impose, même dans son intérêt, de se sacrifier aux autres. Mais, à notre époque de doute général, il s’ensuit que la morale est la non-conformité avec la raison, ou que le matérialiste, honnête homme, qui se méfie pour bien faire est un fou, de sorte qu’il ne résulte que le trouble et l’incertitude quand ce n’est pas le despotisme des passions déchaînées.

Par rapport à l’immédiat, le matérialiste a tout avantage à se sacrifier les autres et, pour lui, le succès tient lieu de morale, alors que l’honnête homme, dans ses actions réfléchies, se sent entravé de toutes parts. A notre époque de doute, la morale commune ou sociale fait défaut ; de sorte qu’il y a autant de morales que d’individus et qu’il n’y a pas de place logique pour une règle d’action dans la communauté des intérêts qui reste à réaliser.

Pour sauver les apparences, les classes dirigeantes font enseigner une morale qui a cours parmi les gens de bon ton ; mais celle-ci varie avec les circonstances et n’a rien de commun avec la théorie du devoir vrai. Voici du reste comment Proudhon la caractérise : « La morale, c’est de n’avoir qu’une femme légitime à peine des galères et vingt maîtresses si vous pouvez les nourrir ; la morale c’est de vous battre en duel à peine d’infamie, et de ne pas vous battre à peine de cour d’assises ; la morale c’est de vous procurer le luxe et les jouissances à tout prix, sauf à échapper aux cas prévus par les codes. Mon plaisir c’est ma loi, je n’en connais pas d’autre. »

Toutes ces morales de bon ton, instituées pour protéger les riches, sont et seront sans portée sociale durable. Expérimentalement, le déshérité s’aperçoit qu’il est dupe de sophismes ; et, comme les grands, il fait sa loi quand il en entrevoit la possibilité. C’est le désordre dans cet ordre d’idées comme dans bien d’autres. D’autres moralistes ont prêché la morale gratuite avec l’idée d’orienter la mentalité générale de l’Humanité vers le bien. Là encore, l’expérience a démontré qu’elle aboutissait à un tout autre but qu’à celui qu’on cherchait à atteindre, les masses étant devenues sceptiques.

Pour peindre la société de son époque, et qui est aussi la société présente, Lamennais a tracé un admirable tableau qu’il est utile de reproduire : « Philosophes qui exaltez avec tant d’orgueil, dans vos phrases pompeuses, la raison de l’homme, il faut que vous comptiez étrangement sur son imbécillité ». Quel langage à lui tenir que le vôtre : « nul n’a le droit de te commander, en conséquence reconnais un maître. Ton unique règle est ta volonté, en conséquence obéis aux lois qui contrarient toutes tes volontés. Ton seul devoir est de te rendre aussi heureux que possible ici-bas, en conséquence renonce à tous tes intérêts, étouffe la voix du désir et celle même du besoin ; sois juste à tes dépens, soumets-toi sans murmurer aux plus dures privations, à l’indigence, au travail, à la douleur, à la faim. Tu ne dois rien espérer après cette vie, en conséquence agis comme si tu en attendais une autre ; respecte religieusement l’ordre établi contre toi, sois notre victime expiatoire et nous te payerons en retour d’un profond mépris. » Impossible d’être plus explicite pour dénoncer l’hypocrisie de ce qu’on appelle les élites... Les gouvernements affectent d’avoir une religion, et la morale qu’ils font enseigner est toujours la conséquence logique de la religion de l’époque ; rien de plus, rien de moins. Du fait de l’enseignement social relatif aux diverses époques, chaque période a reflété les moeurs de la société et il en sera toujours ainsi.

A l’hypocrisie de notre époque doit succéder la sincérité. En réalité c’est parce que les hommes ont mal raisonné jusqu’à ce jour que la morale n’a pu être le guide du devoir. Quand l’ossature de la Société repose sur l’injustice sociale, l’Humanité se dégrade en maintenant la servitude et l’exploitation générale des majorités par les minorités. La nécessité sociale, qui est l’expression temporaire de l’éternelle justice et constitue le droit humanitaire devant lequel tout droit individuel doit fléchir comme étant le salut de l’Humanité, obligera la Société à créer la vraie Morale qui donnera à chacun la liberté individuelle en harmonie avec la fatalité des événements. Il est aussi impossible à l’Humanité de vivre sans morale, c’est-à-dire sans ordre social, qu’il est impossible aux bêtes et aux choses d’exister sans ordre physique.

 

Elie SOUBEYRAN.

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