La morale est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal, dit le dictionnaire, et la définition, en un sens, nous agrée. La question est de savoir si les règles proposées par cette science peuvent orienter l’humanité vers le bonheur relatif où le bien dominera. La définition que nous avons donnée ne peut se justifier que si l’homme n’est pas entièrement matière et s’il existe autre chose enfin que le phénomène et le mouvement. S’il en était autrement, il n’y aurait que fonctionnement et le bien et le mal figureraient par l’attraction et la répulsion et se confondraient dans le mouvement de l’universelle matière. Avec cette conception du monde, la morale n’a d’autre valeur que l’utilité individuelle, et cette utilité est mise à profit par les classes possédantes et dirigeantes, imprégnées de ce principe, afin d’assurer l’exploitation des masses.
La raison et sa
manifestation : le raisonnement, constituent, dans l’ordre social, le moral
pris dans un sens opposé au physique. Les passions comme les besoins, comme les
organes, comme la vie, comme le mouvement, comme la matière, constituent le
physique au sens propre, le physiologique, l’objet de l’observation que le
raisonnement classe, coordonne et subordonne conformément à la raison, expression
de nécessite sociale.
Cette Raison, que
certains contestent tout en l’utilisant, prime tout, comme elle donne naissance
à tout, parce qu’elle est la conséquence de l’union d’un sentiment réel
d’existence et d’une partie de la force universelle, au-delà desquels il n’y a
rien et il ne saurait rien y avoir. La règle des actions ne pourra être
conforme à la Raison que lorsque la réalité de celle-ci sera démontrée. Enfin,
la morale sera déterminée par la foi tant qu’il y aura croyance sociale, comme elle
dépendra du raisonnement de chacun tant qu’il y aura doute et de l’assentiment
général quand il y aura connaissance du droit et de son éternelle sanction.
S’il n’y a de réel,
pour l’homme, que la vie présente, le raisonnement prescrit pour règle à chacun
de se sacrifier tous les autres, alors que si l’âme est éternelle, la règle
lui impose, même dans
son intérêt, de se sacrifier aux autres. Mais, à notre époque de doute général,
il s’ensuit que la morale est la non-conformité avec la raison, ou que le matérialiste,
honnête homme, qui se méfie pour bien faire est un fou, de sorte qu’il ne
résulte que le trouble et l’incertitude quand ce n’est pas le despotisme des passions
déchaînées.
Par rapport à
l’immédiat, le matérialiste a tout avantage à se sacrifier les autres et, pour
lui, le succès tient lieu de morale, alors que l’honnête homme, dans ses
actions réfléchies, se sent entravé de toutes parts. A notre époque de doute,
la morale commune ou sociale fait défaut ; de sorte qu’il y a autant de morales
que d’individus et qu’il n’y a pas de place logique pour une règle d’action
dans la communauté des intérêts qui reste à réaliser.
Pour sauver les
apparences, les classes dirigeantes font enseigner une morale qui a cours parmi
les gens de bon ton ; mais celle-ci varie avec les circonstances et n’a rien de
commun avec la théorie du devoir vrai. Voici du reste comment Proudhon la caractérise
: « La morale, c’est de n’avoir qu’une femme légitime à peine des galères et
vingt maîtresses si vous pouvez les nourrir ; la morale c’est de vous battre en
duel à peine d’infamie, et de ne pas vous battre à peine de cour d’assises ; la
morale c’est de vous procurer le luxe et les jouissances à tout prix, sauf à
échapper aux cas prévus par les codes. Mon plaisir c’est ma loi, je n’en
connais pas d’autre. »
Toutes ces morales de
bon ton, instituées pour protéger les riches, sont et seront sans portée sociale
durable. Expérimentalement, le déshérité s’aperçoit qu’il est dupe de sophismes
; et, comme les grands, il fait sa loi quand il en entrevoit la possibilité.
C’est le désordre dans cet ordre d’idées comme dans bien d’autres. D’autres
moralistes ont prêché la morale gratuite avec l’idée d’orienter la mentalité générale
de l’Humanité vers le bien. Là encore, l’expérience a démontré qu’elle aboutissait
à un tout autre but qu’à celui qu’on cherchait à atteindre, les masses étant
devenues sceptiques.
Pour peindre la société
de son époque, et qui est aussi la société présente, Lamennais a tracé un
admirable tableau qu’il est utile de reproduire : « Philosophes qui exaltez
avec tant d’orgueil, dans vos phrases pompeuses, la raison de l’homme, il faut
que vous comptiez étrangement sur son imbécillité ». Quel langage à lui tenir que
le vôtre : « nul n’a le droit de te commander, en conséquence reconnais un maître.
Ton unique règle est ta volonté, en conséquence obéis aux lois qui contrarient
toutes tes volontés. Ton seul devoir est de te rendre aussi heureux que possible
ici-bas, en conséquence renonce à tous tes intérêts, étouffe la voix du désir et
celle même du besoin ; sois juste à tes dépens, soumets-toi sans murmurer aux plus
dures privations, à l’indigence, au travail, à la douleur, à la faim. Tu ne
dois rien espérer après cette vie, en conséquence agis comme si tu en attendais
une autre ; respecte religieusement l’ordre établi contre toi, sois notre
victime expiatoire et nous te payerons en retour d’un profond mépris. »
Impossible d’être plus explicite pour dénoncer l’hypocrisie de ce qu’on appelle
les élites... Les gouvernements affectent d’avoir une religion, et la morale
qu’ils font enseigner est toujours la conséquence logique de la religion de l’époque
; rien de plus, rien de moins. Du fait de l’enseignement social relatif aux
diverses époques, chaque période a reflété les moeurs de la société et il en
sera toujours ainsi.
A l’hypocrisie de notre
époque doit succéder la sincérité. En réalité c’est parce que les hommes ont
mal raisonné jusqu’à ce jour que la morale n’a pu être le guide du devoir.
Quand l’ossature de la Société repose sur l’injustice sociale, l’Humanité se dégrade
en maintenant la servitude et l’exploitation générale des majorités par les minorités.
La nécessité sociale, qui est l’expression temporaire de l’éternelle justice et
constitue le droit humanitaire devant lequel tout droit individuel doit fléchir
comme étant le salut de l’Humanité, obligera la Société à créer la vraie Morale
qui donnera à chacun la liberté individuelle en harmonie avec la fatalité des événements.
Il est aussi impossible à l’Humanité de vivre sans morale, c’est-à-dire sans
ordre social, qu’il est impossible aux bêtes et aux choses d’exister sans ordre
physique.
Elie SOUBEYRAN.
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