jeudi 8 septembre 2022

Défiguration Par Michel Surya

 "Fatigué. Ne connais plus que de brefs moments de repos. Moins de repos que d'abrutissement. Abruti, je dors. Mais ne dors jamais plus très longtemps. Au contraire, reste de longs moments éveillé. L'insomnie, ici, a un sens tout à fait prononcé. Sans issue concevable.

Passé vingt heures, dans les meilleurs des cas vingt heures trente, on n'entend à V. plus aucun bruit. Rien par quoi la vie transpire, trahisse une persistance même absurde, sinon nauséeuse (tout vaudrait pourtant mieux que ce silence...qu'une vieille rote, qu'un âne braie, qu'un coq crie...) Les premiers bruits, dès six heures, sauvent.

J'ai chaque soir un peu plus peur de la nuit qui vient.

J'ajoute aux peurs que j'ai celles que je prête à E.A. (lui, dans ses nuits superposes; surtout, sans aucune issue possible; dans son silence). Celles qu'il me fait aussi. C'est moins sa mort qui me hante, c'est moins d'elle que je m'inquiète que de l'état presque surnaturel auquel il a, à son insu, atteint: il rend vivante la mort. Lui vivant, la mort n'est pas soudain moins insaisissable, ni même moins lointaine, elle est la plus absolument insaisissable et lointaine qui soit.

Il y a chez E.A., un mouvement d'abandon à la mort qui fait de la mort elle-même un mouvement.

Est-ce ce qui effraie? Elle n'est rien qu'un instant puisse réduire à soi.

A ce mouvement, E.A., son infirmité, mon acceptation irréfléchie veulent que je participe. Malgré moi? Je ne le mesure plus, encore moins comment. Me suis inconsidérément mis dans la situation d'aider quelqu'un à aller à la mort qui ne peut plus y aller seul.

Mais tout est beaucoup plus lourd. Quoique j'aie consenti d'aller, après E.A., et auprès de lui, au pas où il va, vers la mort, il n'y va pas d'une façon si résolue qu'elle ne se dérobe autant qu'elle ne se donne à lui. Et cette mort qu'il ne se donne pas, pas plus qu'elle ne se donne à lui, nous la cherchons.

C'est cela qui pèse le plus: la mort rôde moins que nous n'en sommes réduits à la suivre, épousant un mouvement éperdu d'accord avec une nuit en fuite. 

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