La forme primitive de l'échange fut, sans doute, le troc. Mais faut-il admettre, avec les économistes, que celui-ci, à l'origine, consistait à donner les objets dont on pouvait se passer pour obtenir ceux dont on avait besoin ? Rien de moins sûr.
L'homme de la horde
primitive n'envisageait pas les choses d'un point de vue objectif, il n'en
appréciait pas l'importance d'après leurs propriétés matérielles et sensibles,
mais plutôt d'après les sentiments que suscitaient chez lui les pouvoirs occultes
qu'il leur attribuait. Les premiers échanges ne comportaient pas de mesures,
les premières transactions ne furent pas des contrats privés, mais en quelque
sorte des actes religieux, publiquement sanctionnés. Les cessions immobilières
ont longtemps conservé ce caractère.
Le commerce, tel que
nous l'entendons, a eu vraisemblablement sa source dans la dissemblance des
produits du sol, entre peuples éloignés, et la division du travail, au sein des
groupes particuliers. Mais cette division fut accompagnée d'une hiérarchisation
des fonctions et d'une subordination des droits. La force, l'autorité présidaient
à la répartition des produits entre les membres des familles et des clans. Dans
les relations entre clans différents, la notion d'équilibre des services, de rétribution
du travail, n'influaient qu'obscurément, elle était effacée par le sentiment de
convoitise excité par la vue même de l'objet rare, par le monopole. Les
échelles de comparaison entre les richesses faisant l'objet du troc étaient
donc essentiellement arbitraires, et lorsque la multiplication des échanges eut
éveillé l'idée d'une commune mesure entre les diverses matières, l'étalon fut
défini sans précision et ne prit qu'à la longue l'aspect d'un symbole. Chez les
peuples chasseurs, on choisit des peaux de bêtes, des armes ; certaines pierres
taillées avec des soins particuliers dans des roches de provenance lointaine
auraient servi de monnaie ; chez les peuples pasteurs, ce furent des têtes de
bétail : il nous en est resté le mot pécune, de pécas (bétail), capital,
de caput (tête) ; chez les agriculteurs, ce furent des produits du sol,
céréales, noix... À la naissance de l'industrie, ce furent des objets
manufacturés, pièces de toile, objets de parure, particulièrement en métaux récieux
universellement désirés. La monnaie telle que nous la connaissons, matière dont
une quantité déterminée et garantie sert d'étalon de valeur pour toutes les
marchandises, fut longtemps avant d'entrer en usage. Dans notre occident, elle
paraît avoir été inventée en Grèce, vers 900 avant J.-C., et peut-être aussi en
Lydie, d'Asie mineure. Elle ne fut introduite en Égypte que lors de la conquête
par les Perses, d'où le nom de la pièce Dariques, de Darius. À Rome, ce
ne fut qu'au milieu du Vème siècle avant J.-C. que fut usitée une monnaie
véritable en cuivre estampillé dont l'État monopolisait la fabrication. Cette
correspondance entre la valeur et l'utilité du cuivre marque le caractère
réaliste du peuple romain. La conquête du monde au IVème siècle, faisant
affluer à Rome les trésors enlevés aux vaincus, amena l'emploi des métaux
précieux. Dès le début de l'empire, l'Empereur se réserve la frappe de l'or et
de l'argent, abandonnant au Sénat celle du cuivre, monnaie d'appoint.
Par le choix de l'or,
la monnaie se rattache à la parure. « Si nous consultons l'histoire, l'or
semble avoir été employé en premier lieu comme une matière précieuse propre à
l'ornementation, secondement comme moyen d'accumuler de la richesse,
troisièmement comme moyen d'échange et enfin comme une mesure de la valeur ».
(Stanley Jevons.) De droit, l'or appartient aux puissants ; le monnayage est le
privilège des rois ; les pièces sont marquées de leurs sceaux. « Comme on les employait
pour indiquer la propriété et ratifier les contrats, ils devinrent un symbole d'autorité.
» (S. .J.) Le souverain devient, en effigie, partie dans toutes les transactions,
s'effectuant même loin de ses yeux. Faisant équilibre à tous les produits, la
monnaie frappée à l'image de César indique que toutes les choses de ce monde
appartiennent à César. On la lui restitue dès qu'il l'exige, c'est le tribut,
c'est l'impôt.
De nos jours, la
monnaie est :
1° Un moyen d'échange ;
2° Un étalon de valeur
;
3° Un moyen
d'emmagasiner de la valeur.
Pour remplir le premier
et le troisième rôle, il faut qu'elle soit une marchandise appréciée que chacun
soit disposé à recevoir et veuille détenir. Pour servir à l'accumulation, il
faut encore qu'elle soit inaltérable et que son rapport avec les richesses
qu'elle représente soit sujet aux moindres variations. Les métaux précieux,
toujours recherchés, répondent à peu près à ces conditions ; ils sont peu altérables
et quant à leur valeur relative elle ne se modifie que lentement en temps normal.
S'il arrive qu'ils soient en surabondance pour les transactions commerciales, la
bijouterie les emploie ; si, au contraire, les besoins en numéraire augmentent,
les bijoux se vendent pour le monnayage. Pendant de longues périodes la
compensation s'établit spontanément sans mesures spéciales. L'usage du billet
de banque, des chèques et autres titres de crédit, aide au maintien de
l'équilibre.
Pour remplir son
deuxième rôle, il faut que la matière qui fournira l'étalon concrétise la
qualité commune à tous les objets échangeables que nous considérons comme
constituant la valeur. Sans insister ici sur la notion de valeur (voir ce mot),
nous pouvons dire que la tendance moderne est de concevoir une corrélation
entre la valeur et le travail. L'équité exige que lorsque des hommes échangent
entre eux produits et services ils ne fassent état d'autre chose que de la
quantité de leur propre travail qu'ils leur ont incorporée, sans tirer un
profit abusif des dons gratuits de la nature.
Or Marx a montré qu'aux
pays de production, l'or est évalué en fonction du travail que l'extraction et
le traitement du minerai exigent. Cependant la correspondance n'est pas
rigoureuse ; les écarts, en temps ordinaire, ont pu atteindre 10 à 15 %. Ils
peuvent occasionnellement devenir bien supérieurs avec la découverte de
nouvelles mines et, à un moindre degré, avec le perfectionnement de la
métallurgie. On y remédierait à la rigueur par le monopole de la production et
la mise en réserve du surplus de celle-ci, de telle sorte que la portion
introduite dans la circulation correspondit toujours à une même quantité de
travail. Notons que pareille mesure ne serait pas possible si l'on prenait
comme étalon une denrée de première nécessité. Pourrait-on restreindre la
production du blé ou du fer pour leur conserver leur valeur ?
Mais, comme nous
l'avons vu, ce ne sont pas des lingots pesés qui servent de monnaie légale, ce
sont des disques dont le titre et le poids sont garantis par les États.
L'expérience nous montre que c'est l'insuffisance de cette garantie qui motive les
plus grands écarts de la valeur. L'altération des monnaies est un procédé dont toujours
les gouvernements ont usé pour se tirer d'embarras financiers sans provoquer
les récriminations des gouvernés. Au premier siècle de notre ère, l'étalon représentait
7 gr. 80 d'or, au titre de 990 0/00. Au début du IIIème siècle, il ne contient
plus que 6 gr. 50 et, dès lors, le poids tombe si rapidement que l'or cesse d'être
en usage. Le denier d'argent qui, au début de l'empire contenait 3 gr. 41 au titre
de 99, voit son titre baisser à 50 % sous Septime Sévère. On le remplace par une
pièce de 5 gr. qui tombe bientôt à 3 gr. Le titre n'est plus que 5 %, puis la
pièce se réduit à une plaque de cuivre recouverte d'une pellicule d'argent. Avant
la IIIème République, nos rois ont recouru aux mêmes fraudes. Le moyen d'y
mettre un terme serait l'adoption d’une monnaie internationale qui obligerait
les gouvernements des divers pays à se surveiller mutuellement, si même la
frappe n'était pas confiée à un atelier commun. Ce serait au surplus une précaution
contre les velléités guerrières, car si une telle mesure ne suffisait pas à assurer
la paix, elle apporterait une grande gêne aux expédients financiers des pays belliqueux.
On peut se demander s'il
ne serait pas encore plus simple de supprimer l'emploi de la monnaie, l'échange
s'opérant par l'intermédiaire de coupures représentant des heures de travail.
Nous ne le pensons pas. La garantie de ces billets serait-elle personnelle ou
sociale ? Dans le premier cas, il consacrerait une servitude personnelle de
l'acheteur envers le vendeur, le premier se reconnaissant débiteur d'une
certaine durée de labeur vis-à-vis du second ou de son substitut.
Dans le second cas,
elle aboutirait à la servitude de tous vis-à-vis de l'État investi des
fonctions de garant et bientôt de régulateur de l'activité des citoyens,
d'agent obligé de la répartition. Ce serait l'instauration d'un régime
essentiellement autoritaire. Malgré ses inconvénients, la monnaie est, en réalité,
un instrument de libération de l'individu. Comme nous l'avons signalé, elle
n'était pas usitée en Égypte sous les Pharaons et le peuple n'en était pas
moins soumis à un dur esclavage ni moins pressuré. Renoncer à la monnaie
métallique n'apporterait aucun soulagement à la misère des hommes si les cadres
sociaux n'étaient préalablement transformés. Les relations des hommes avec les
choses dépendent avant tout de la façon dont sont conçues les relations des
hommes entre eux.
– G. GOUJON.
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