dimanche 4 septembre 2022

MONNAIE n. f. (latin moneta) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

La forme primitive de l'échange fut, sans doute, le troc. Mais faut-il admettre, avec les économistes, que celui-ci, à l'origine, consistait à donner les objets dont on pouvait se passer pour obtenir ceux dont on avait besoin ? Rien de moins sûr.

L'homme de la horde primitive n'envisageait pas les choses d'un point de vue objectif, il n'en appréciait pas l'importance d'après leurs propriétés matérielles et sensibles, mais plutôt d'après les sentiments que suscitaient chez lui les pouvoirs occultes qu'il leur attribuait. Les premiers échanges ne comportaient pas de mesures, les premières transactions ne furent pas des contrats privés, mais en quelque sorte des actes religieux, publiquement sanctionnés. Les cessions immobilières ont longtemps conservé ce caractère.

Le commerce, tel que nous l'entendons, a eu vraisemblablement sa source dans la dissemblance des produits du sol, entre peuples éloignés, et la division du travail, au sein des groupes particuliers. Mais cette division fut accompagnée d'une hiérarchisation des fonctions et d'une subordination des droits. La force, l'autorité présidaient à la répartition des produits entre les membres des familles et des clans. Dans les relations entre clans différents, la notion d'équilibre des services, de rétribution du travail, n'influaient qu'obscurément, elle était effacée par le sentiment de convoitise excité par la vue même de l'objet rare, par le monopole. Les échelles de comparaison entre les richesses faisant l'objet du troc étaient donc essentiellement arbitraires, et lorsque la multiplication des échanges eut éveillé l'idée d'une commune mesure entre les diverses matières, l'étalon fut défini sans précision et ne prit qu'à la longue l'aspect d'un symbole. Chez les peuples chasseurs, on choisit des peaux de bêtes, des armes ; certaines pierres taillées avec des soins particuliers dans des roches de provenance lointaine auraient servi de monnaie ; chez les peuples pasteurs, ce furent des têtes de bétail : il nous en est resté le mot pécune, de pécas (bétail), capital, de caput (tête) ; chez les agriculteurs, ce furent des produits du sol, céréales, noix... À la naissance de l'industrie, ce furent des objets manufacturés, pièces de toile, objets de parure, particulièrement en métaux récieux universellement désirés. La monnaie telle que nous la connaissons, matière dont une quantité déterminée et garantie sert d'étalon de valeur pour toutes les marchandises, fut longtemps avant d'entrer en usage. Dans notre occident, elle paraît avoir été inventée en Grèce, vers 900 avant J.-C., et peut-être aussi en Lydie, d'Asie mineure. Elle ne fut introduite en Égypte que lors de la conquête par les Perses, d'où le nom de la pièce Dariques, de Darius. À Rome, ce ne fut qu'au milieu du Vème siècle avant J.-C. que fut usitée une monnaie véritable en cuivre estampillé dont l'État monopolisait la fabrication. Cette correspondance entre la valeur et l'utilité du cuivre marque le caractère réaliste du peuple romain. La conquête du monde au IVème siècle, faisant affluer à Rome les trésors enlevés aux vaincus, amena l'emploi des métaux précieux. Dès le début de l'empire, l'Empereur se réserve la frappe de l'or et de l'argent, abandonnant au Sénat celle du cuivre, monnaie d'appoint.

Par le choix de l'or, la monnaie se rattache à la parure. « Si nous consultons l'histoire, l'or semble avoir été employé en premier lieu comme une matière précieuse propre à l'ornementation, secondement comme moyen d'accumuler de la richesse, troisièmement comme moyen d'échange et enfin comme une mesure de la valeur ». (Stanley Jevons.) De droit, l'or appartient aux puissants ; le monnayage est le privilège des rois ; les pièces sont marquées de leurs sceaux. « Comme on les employait pour indiquer la propriété et ratifier les contrats, ils devinrent un symbole d'autorité. » (S. .J.) Le souverain devient, en effigie, partie dans toutes les transactions, s'effectuant même loin de ses yeux. Faisant équilibre à tous les produits, la monnaie frappée à l'image de César indique que toutes les choses de ce monde appartiennent à César. On la lui restitue dès qu'il l'exige, c'est le tribut, c'est l'impôt.

De nos jours, la monnaie est :

1° Un moyen d'échange ;

2° Un étalon de valeur ;

3° Un moyen d'emmagasiner de la valeur.

Pour remplir le premier et le troisième rôle, il faut qu'elle soit une marchandise appréciée que chacun soit disposé à recevoir et veuille détenir. Pour servir à l'accumulation, il faut encore qu'elle soit inaltérable et que son rapport avec les richesses qu'elle représente soit sujet aux moindres variations. Les métaux précieux, toujours recherchés, répondent à peu près à ces conditions ; ils sont peu altérables et quant à leur valeur relative elle ne se modifie que lentement en temps normal. S'il arrive qu'ils soient en surabondance pour les transactions commerciales, la bijouterie les emploie ; si, au contraire, les besoins en numéraire augmentent, les bijoux se vendent pour le monnayage. Pendant de longues périodes la compensation s'établit spontanément sans mesures spéciales. L'usage du billet de banque, des chèques et autres titres de crédit, aide au maintien de l'équilibre.

Pour remplir son deuxième rôle, il faut que la matière qui fournira l'étalon concrétise la qualité commune à tous les objets échangeables que nous considérons comme constituant la valeur. Sans insister ici sur la notion de valeur (voir ce mot), nous pouvons dire que la tendance moderne est de concevoir une corrélation entre la valeur et le travail. L'équité exige que lorsque des hommes échangent entre eux produits et services ils ne fassent état d'autre chose que de la quantité de leur propre travail qu'ils leur ont incorporée, sans tirer un profit abusif des dons gratuits de la nature.

 

Or Marx a montré qu'aux pays de production, l'or est évalué en fonction du travail que l'extraction et le traitement du minerai exigent. Cependant la correspondance n'est pas rigoureuse ; les écarts, en temps ordinaire, ont pu atteindre 10 à 15 %. Ils peuvent occasionnellement devenir bien supérieurs avec la découverte de nouvelles mines et, à un moindre degré, avec le perfectionnement de la métallurgie. On y remédierait à la rigueur par le monopole de la production et la mise en réserve du surplus de celle-ci, de telle sorte que la portion introduite dans la circulation correspondit toujours à une même quantité de travail. Notons que pareille mesure ne serait pas possible si l'on prenait comme étalon une denrée de première nécessité. Pourrait-on restreindre la production du blé ou du fer pour leur conserver leur valeur ?

Mais, comme nous l'avons vu, ce ne sont pas des lingots pesés qui servent de monnaie légale, ce sont des disques dont le titre et le poids sont garantis par les États. L'expérience nous montre que c'est l'insuffisance de cette garantie qui motive les plus grands écarts de la valeur. L'altération des monnaies est un procédé dont toujours les gouvernements ont usé pour se tirer d'embarras financiers sans provoquer les récriminations des gouvernés. Au premier siècle de notre ère, l'étalon représentait 7 gr. 80 d'or, au titre de 990 0/00. Au début du IIIème siècle, il ne contient plus que 6 gr. 50 et, dès lors, le poids tombe si rapidement que l'or cesse d'être en usage. Le denier d'argent qui, au début de l'empire contenait 3 gr. 41 au titre de 99, voit son titre baisser à 50 % sous Septime Sévère. On le remplace par une pièce de 5 gr. qui tombe bientôt à 3 gr. Le titre n'est plus que 5 %, puis la pièce se réduit à une plaque de cuivre recouverte d'une pellicule d'argent. Avant la IIIème République, nos rois ont recouru aux mêmes fraudes. Le moyen d'y mettre un terme serait l'adoption d’une monnaie internationale qui obligerait les gouvernements des divers pays à se surveiller mutuellement, si même la frappe n'était pas confiée à un atelier commun. Ce serait au surplus une précaution contre les velléités guerrières, car si une telle mesure ne suffisait pas à assurer la paix, elle apporterait une grande gêne aux expédients financiers des pays belliqueux.

On peut se demander s'il ne serait pas encore plus simple de supprimer l'emploi de la monnaie, l'échange s'opérant par l'intermédiaire de coupures représentant des heures de travail. Nous ne le pensons pas. La garantie de ces billets serait-elle personnelle ou sociale ? Dans le premier cas, il consacrerait une servitude personnelle de l'acheteur envers le vendeur, le premier se reconnaissant débiteur d'une certaine durée de labeur vis-à-vis du second ou de son substitut.

Dans le second cas, elle aboutirait à la servitude de tous vis-à-vis de l'État investi des fonctions de garant et bientôt de régulateur de l'activité des citoyens, d'agent obligé de la répartition. Ce serait l'instauration d'un régime essentiellement autoritaire. Malgré ses inconvénients, la monnaie est, en réalité, un instrument de libération de l'individu. Comme nous l'avons signalé, elle n'était pas usitée en Égypte sous les Pharaons et le peuple n'en était pas moins soumis à un dur esclavage ni moins pressuré. Renoncer à la monnaie métallique n'apporterait aucun soulagement à la misère des hommes si les cadres sociaux n'étaient préalablement transformés. Les relations des hommes avec les choses dépendent avant tout de la façon dont sont conçues les relations des hommes entre eux.

– G. GOUJON.

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