Avec raison, Nietzsche et un très grand nombre d’écrivains anarchistes, ou même simplement honnêtes, ont insisté sur la nocuité des morales, de toutes les morales qui, depuis si longtemps, oppressent les consciences humaines. Variables selon les époques et les contrées,. prescrivant aujourd’hui ce qu’elles condamnaient hier, audacieusement imposées au nom des dieux ou soi-disant conseillées par la raison, elles se bornent en général à forger des chaînes, destinées à paralyser les forts selon Nietzsche, à maintenir les faibles dans l’obéissance selon moi. Que de vies manquées, que de mutilations volontaires du corps ou de l’esprit, quelle plate docilité à l’égard des maîtres, combien de renoncements aussi sots qu’inutiles, parce qu’on inculque, dans le cerveau des individus, les préceptes d’un divin décalogue ou les règles édictées par des philosophes ambitieux. Et la société multiplie les crimes au nom d’une morale qui, toujours, favorise le riche aux dépens du subordonné. C’est une faute irrémissible de délester un milliardaire de quelques francs, mais ce dernier peut, sans remords, s’approprier une large part du travail quotidien de ses ouvriers ; afin de rendre l’homicide légitime, obligatoire même, il suffit que roi ou président signe une bonne petite déclaration de guerre ; et pour que l’accouplement soit honorable, maire et curé doivent intervenir. Vraie muselière pour prolétaire en liberté, la morale enserre dans le réseau de ses prescriptions le vouloir même des individus, dès lors tout pareils aux ours bien dressés qui, sur une invite, gesticulent, dansent ou se tiennent en repos. Ils se transforment en vigoureux étalons, si les maîtres réclament plus d’ouvriers pour l’usine, plus de soldats pour les holocaustes guerriers ; et, afin de grossir le « magot du patron », ils triment sans répit de l’aurore à une heure avancée de la nuit. Incontestablement les inventeurs de morales sont à cataloguer parmi les pires malfaiteurs, dès qu’ils prêchent aux individus l’obéissance, aux peuples la résignation.
Ajoutons que les
morales ne parviennent ni à étayer sérieusement les règles qu’elles proclament,
ni à démontrer la valeur des principes par elles adoptées. Instabilité des bases,
arbitraire des constructions, mauvaise qualité soit du ciment, soit des matériaux,
voilà ce qu’un examen approfondi révèle dans les plus fameuses éthiques.
Suppose-t-on l’existence d’un principe supérieur à la nature humaine : Bien
absolu, Perfection suprême, d’où l’on devra déduire toute la moralité, il est clair
que nous abordons le nébuleux séjour des chimères et de la fantaisie. Croyants et
métaphysiciens s’y complaisent. Il existe un Dieu tout-puissant, répètent les chrétiens,
et ses commandements doivent être suivis par les hommes sous peine de tortures
effroyables ; avec des variantes, juifs, musulmans, bouddhistes, théosophes tiennent
un langage presque pareil, plusieurs remplaçant l’enfer par des afflictions terrestres
ou les menaces de la réincarnation. En somme tous ces faux prophètes, qu’ils se
nomment Jésus, Moïse, Mahomet, Boudha ou Krishnamurti, et tous les prêtres, qui
les font parler lorsqu’ils sont morts, se bornent à menacer le révolté qui refuse
de leur obéir.
J’aime examiner de près
les mouvements spiritualistes qui éclosent nombreux à notre époque ; et je ne
voudrais pas décourager les rares croyants qui ont l’audace de s’élever contre
Rome ou les autres Églises établies. En secouant le joug des dogmes et des
autorités, ils opèrent inconsciemment un travail de destruction dont l’importance
n’apparaîtra que plus tard. Seulement, lorsque je vois les épouvantails à
moineaux que ces pauvres gens agitent : karma, vies successives, bon dieu que
ce courageux Dr Mariavé lui-même n’arrive pas à rendre sympathique, je ne puis
que sourire devant le vide de ces conceptions, fort vieilles, mais
soigneusement badigeonnées avec un vernis nouveau. Trop de mensonges, de
sophismes, d’évidentes contradictions se rencontrent dans les morales
religieuses pour qu’il soit nécessaire d’insister davantage. Elles sont,
d’ailleurs, mises à nu en maints endroits de cet ouvrage.
Logeons presque à la
même enseigne les éthiques fabriquées par des métaphysiciens. C’est dans l’Idée
du Bien que Platon situe la réalité suprême ; dès lors la moralité consiste à
en présenter une image aussi parfaite que possible, à rompre avec les
apparences sensibles pour vivre de la vie intelligible des Idées. Pour
Aristote, Dieu est le but auquel aspire toute la nature, même la matière qu’un secret
désir pousse vers la perfection ; l’homme ne saurait avoir une fin différente, c’est
à s’affranchir des passions, à s’élever par la contemplation des vérités éternelles,
qu’il doit tendre. Plotin, Malebranche, Leibnitz, etc., invoquent eux aussi le
dieu des spéculations métaphysiques comme suprême législateur et suprême gardien
d’une morale qu’ils prétendent inspirée par la raison et qui n’est, en définitive,
qu’un ramassis de préjugés. Bâtissant des châteaux en Espagne, au gré de leur
imagination, ces malheureux ont eu le tort d’oublier l’univers sensible pour s’appuyer
sur un dieu dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’existe pas. Quel monstre,
en effet, s’il existait, même à l’état d’embryon, quel bourreau implacable, quel
ogre assoiffé de sang ! Loin de flagorner sa vaniteuse suffisance, de le prier vainement
d’approcher de son nez des encensoirs fumants, l’humanité devrait le maudire
pour ses crimes quotidiens. Et quand Emerson, après bien d’autres, nous invite
à imiter Dieu, il veut rire probablement, car le dernier criminel humain s’avère
moralement supérieur au pourvoyeur de l’enfer ; de plus, nul ne conseillerait au
ver de prendre modèle sur l’éléphant, et nous sommes infiniment moins que des vers,
assurent les amateurs de métaphysique, si l’on compare Dieu à l’éléphant.
Auguste Comte remplaça,
il est vrai, l’invisible tout-puissant des prêtres et des philosophes par
l’Humunité, « grand être » dont l’existence serait moins problématique à ce
qu’il assure. A la société, l’individu devrait tout ce qui fait de lui un homme
: pensées, vouloirs, sentiments, bien-être ; qu’elle vienne à disparaître,
seule son animalité subsistera. D’où l’obligation de vivre pour la collectivité,
non pour nous-mêmes, d’aimer l’Humanité, de la servir comme un croyant aime son
dieu et le sert. Durkheim et ses disciples tiennent un langage presque pareil ;
pour eux, l’acte qui vise exclusivement à la conservation de l’individu ou à
son perfectionnement ne saurait être qualifié moral. « L’individu que je suis,
écrit Durkheim, en tant que tel, ne saurait être la fin de ma conduite morale.
La morale ne commence
donc que quand commence le désintéressement, le dévouement... là où commence la
vie en groupe, car c’est là seulement que le dévouement et le désintéressement
prennent un sens. » En somme, les partisans de la morale sociologique
sacrifient l’individu à l’État. Rien d’étonnant qu’une doctrine pareille charme
ceux qui désirent un pouvoir fort ; fascistes italiens et communistes de Russie
l’adoptent pour des fins opposées ; en France elle est particulièrement chère
aux pontifes qui dirigent notre enseignement. Chose étrange, mais indéniable,
socialistes et nationalistes s’accordent pour n’attacher d’importance qu’à la
collectivité, les premiers ramenant tout à l’état, les seconds à la patrie.
Pour nous, quel que soit le nom dont on baptise cette divinité nouvelle, nous
la répudions au même titre que le dieu des croyants ou des métaphysiciens.
Opprimés par les prêtres de Jahveh, de Jésus, de la Nation ou de l’État, que
nous importe si l’oppression reste la même. Point d’idole, à notre avis, qui
mérite d’être adorée, fûtelle peinte en
rouge écarlate et servie par des révolutionnaires authentiques. Et vraiment le
prolétaire n’est pas difficile si, dans la société qui l’enchaîne, il consent à
voir une mère dévouée. Bonne seulement pour les riches et les dirigeants, elle
se comporte, à l’égard de l’ensemble, comme une marâtre insensible à la douleur
de ses prétendus enfants. Nous savons l’association fort utile, indispensable
même si l’on veut parvenir à un haut degré de spécialisation, soit dans le
travail ordinaire, soit dans les recherches spéculatives, mais l’association
peut rester libre, n’impliquer aucune hiérarchie et par conséquent exclure la
majorité des caractères que les étatistes lui prêtent arbitrairement. Ainsi
croule le dieu nouveau qu’Auguste Comte et Durkheim voulaient hisser sur le
pavois à la place des anciens dieux défunts.
Le Devoir, cher au
philosophe de Koenisgberg, apparaît non moins incapable de fonder une morale
exempte d’incohérences et de contradictions. D’après Kant, le devoir est un
impératif catégorique qui commande sans condition ; le rattacher à une réalité
supérieure et extérieure à lui, Dieu par exemple, c’est le rendre conditionnel
et le faire disparaître. La morale ne repose pas sur la métaphysique, c’est au
contraire la métaphysique qui repose sur la morale ; ce n’est pas le bien qui est
le fondement du devoir, mais le devoir qui est le fondement du bien. Une seule chose
s’avère bonne en soi, absolument, la bonne volonté ou volonté d’obéir au devoir
par respect pour le devoir, sans considérations d’intérêts soit terrestres,
soit même spirituels. Depuis Kant, les moralistes officiels, les politiciens
véreux et les larbins des Académies ne cessent de nous parler du Devoir avec un
trémolo dans la voix. Tuer autant d’adversaires que possible, puis mourir,
c’était le devoir du soldat durant la guerre ; payer des impôts, faire des
enfants, c’est le devoir de l’ouvrier d’aujourd’hui. Un mot, aussi creux que
sonore, suffit à remuer l’âme du populaire, éternelle dupe des beaux parleurs.
Pourtant l’idole sculptée par Kant, et que ses successeurs affublèrent
d’oripeaux religieux et patriotiques, s’avère depuis longtemps éborgnée,
manchote, digne d’être reléguée dans un placard soigneusement cadenassé.
Le devoir n’est qu’une
survivance du sentiment religieux ; il résulte du caractère obligatoire que
revêtaient aux yeux de nos pères les préceptes émanés, disait-on, des dieux.
Pour obtenir les faveurs de ces derniers ou pour éviter leur colère, il importait
d’obéir sans hésitation, sans arrière-pensée. Puis, lentement, les hommes oublièrent
l’origine céleste des règles transmises par la tradition ; le souvenir des châtiments
qui devaient suivre leur violation s’évanouit, ainsi que l’espoir de se concilier
la bienveillance des dieux par leur accomplissement. Mais une mystérieuse terreur
continua d’environner les lois impératives édictées par les prêtres ou les législateurs
inspirés ; la volonté divine disparut, le devoir a subsisté. Un devoir n’ayant
d’ailleurs ni l’universalité, ni l’immutabilité ; ni le caractère définitif que
Kant lui attribuait faussement. Et ses variations selon les lieux, les temps et
les personnes, ses mille contradictions démontrent à l’évidence que, simple
reflet du milieu, il est loin d’être un absolu intangible, la suprême norme de
la moralité. Ajoutons que, pour le rendre compréhensible, il faut le rattacher
à une entité qui nous dépasse et peut nous commander : « Kant postule Dieu,
écrit Durkheim, parce que, sans cette hypothèse, la morale est inintelligible.
Nous postulons une société spécifiquement distincte des individus, parce que,
autrement, la morale est sans objet, le devoir sans point d’attache. » Ainsi,
qu’on le veuille ou non, la morale du devoir aboutit à l’asservissement de
l’individu ; c’est assez pour qu’un esprit libre la répudie. Reprochons encore
à la morale de Kant comme à toute morale, d’ailleurs, qui sacrifie le coeur et
les sens à la raison, à la stoïcienne par exemple, d’oublier que l’homme
possède des sentiments et un corps, qu’il n’est pas pure intelligence et que le
bonheur vrai suppose d’humbles plaisirs à côté de joies très hautes. Il se mutile
sottement celui qui, sous prétexte de s’en tenir à la raison, répudie tous les biens
périssables, néglige sa santé, ignore volontairement la douceur d’aimer.
A l’inverse de Kant ou
des stoïciens, Adam Smith, Schopenhauer et les autres partisans d’une éthique
sentimentale ont fait au coeur une place prépondérante. Alors que Fourier
accorde un droit égal aux diverses inclinations et qu’il imagine l’organisation
phalanstérienne pouvant permettre à toutes les passions de se développer
librement, Adam Smith choisit la sympathie parmi les autres sentiments. Pour lui
la suprême règle morale c’est de susciter le maximum de sympathie chez le maximum
d’individus. Avant d’agir nous devons nous demander quelle émotion notre acte
suscitera dans la conscience des autres, ou mieux encore ce qu’en penserait un
« spectateur impartial » installé à demeure dans le fond de notre âme.
Schopenhauer préfère la
pitié. S’inspirant des idées de Bouddha, il estime que la vie est
essentiellement désir et souffrance. L’idéal, pour le sage, sera donc de
supprimer le vouloir vivre, vraie raison de notre existence, par l’ascétisme et
le renoncement ; mais devant la douleur universelle de tous les êtres, il se
sentira, de plus, envahi par une immense compassion. Son coeur s’ouvrira à une
pitié sans bornes pour tous les hommes, ses frères ; et cette pitié lui dictera
sa conduite dans ses rapports avec eux. Bien d’autres philosophes invoquent le
sentiment comme base de la moralité ; Hutcheson et Ferguson admettent
l’existence d’un « sens moral » d’un « bon amour » ; Jacobi estime qu’il suffit
de s’abandonner aux mouvements du coeur pour être vertueux ; « ama et fac quod
vis » (aime et fais ce que tu veux), disait déjà saint Augustin.
Les éthiques
sentimentales ne manquent ni de grandeur ni de vérité ; elles ne sauraient
toutefois nous satisfaire pleinement. L’amour est aveugle, il conduit fréquemment
à des injustices ou à des fautes ; loin de pouvoir être pris comme règle universelle,
il a souvent besoin d’être dirigé. D’ordinaire les âmes les plus nobles, parce
qu’elles ont le courage de braver les idées courantes et les préjugés, sont
loin d’être les plus sympathiques à leurs contemporains ; il suffit de dépasser
son temps pour être méconnu, persécuté. Une pitié mal comprise, celle qui
consiste à réchauffer la vipère engourdie, n’a rien non plus de recommandable.
Arrière la bonté qui se confond avec la sottise ; si la générosité a mauvais
renom c’est qu’elle ferme les yeux, en général, et devient une duperie. Puis
les morales du sentiment ont tort de ne faire aucune place à l’intérêt
personnel, à l’invincible besoin d’être et d’être toujours mieux qui anime
chacun de nous. S’il est bon que l’individu songe à autrui, il serait mauvais
qu’il s’oublie, qu’il abdique toute volonté de vivre et de parfaire son moi. Ce
dernier reproche, il ne semble pas, du moins de prime abord, qu’on puisse le
faire aux morales du plaisir et de l’intérêt (voir ces mots). Pour l’hédonisme,
le plaisir constitue la fin dernière de toute vie. Avec Epicure, Bentham,
Stuart-Mill, Spencer, il reste le bien suprême, mais il se transforme en intérêt
que la raison délimite et précise. Une sorte d’intellectualisation du plaisir s’opère
grâce à l’acceptation voulue des douleurs fécondes, à l’éloignement intentionnel
des joies dangereuses. Epicure classe nos besoins et préconise l’ataraxie ;
Bentham crée une arithmétique des plaisirs ; Stuart Mill introduit la notion de
qualité dans le domaine des jouissances ; Spencer compte sur l’adaptation au
milieu social et l’hérédité pour substituer un altruisme toujours accru à
l’égoïsme primitif. Ce désir de substituer l’intérêt général à l’intérêt
particulier apparaît déjà chez Epicure, qui accorde une place de choix aux
douceurs de l’amitié ; chez Bentham et chez Stuart-Mill, il est beaucoup plus
manifeste, sans aller jusqu’à admettre la disparition totale de l’égoïsme,
comme Spencer le prévoit pour un avenir lointain.
Mais les utilitaristes
sont-ils parvenus à des conceptions qui s’imposent indiscutablement ? Nous
devons répondre par la négative, malgré les mérites certains de leurs idées. Il
est faux d’abord que, dans les sociétés actuelles, l’intérêt particulier
concorde d’une manière habituelle avec l’intérêt général ; c’est le contraire
qui semble vrai. Puis c’est une illusion de vouloir forger un bonheur-type, de
modèle uniforme, à l’usage de tous les individus ; ce qui plaît à l’un déplaît
à l’autre, les hommes placent leurs meilleures satisfactions dans des joies
opposées. Ajoutons que l’égoïsme voulu, systématique, le continuel repli sur
soi-même, dans le but de s’interroger sur le bonheur ressenti, conduit
rapidement à une neurasthénie aiguë. Si le plaisir est une fin pour l’homme,
pour la nature il n’est qu’un signe et suppose un travail plus profond de
perfectionnement. Nourriture et boisson visent à restaurer l’organisme affaibli
; les plaisirs qu’elles engendrent restent un accessoire.
Certaines joies, celles
de la procréation, par exemple, ont toute l’apparence d’un appât auquel il est
bon, parfois, de ne point mordre. Ainsi, non seulement les morales sont
devenues des instruments d’oppression, mais elles ne peuvent légitimer leurs
principes les plus essentiels. Et pourtant la morale serait utile si, oubliant
le sens que l’on donne d’ordinaire à ce terme, l’on entendait par là une
synthèse des techniques capables de rendre la vie meilleure et plus harmonieuse,
un art raisonné du bonheur individuel et général. L’animal qui choisit soigneusement
sa nourriture, qui fuit êtres et choses représentant pour lui un danger, qui
recherche la compagnie de ses pareils, qui, dans les espèces supérieures du moins,
connaît les diverses passions éprouvées par les hommes, conforme sa conduite aux
nécessités du moment et s’efforce d’obtenir tout le bien-être que l’instant qui
passe paraît capable de lui procurer. Mais il ne prévoit pas, ou prévoit à un
degré trop infime pour modifier de façon efficace la trame du futur un peu lointain.
L’homme prévoit grâce à la raison ; dépassant les apparences, il saisit l’enchaînement
des causes et des effets ; pour agir et sur le monde inorganique et sur son
corps et sur son esprit, il possède des techniques perfectionnées. Utiliser les
moyens dont on dispose au mieux du but qu’on s’est fixé, organiser son
existence avec art, mais dans le style conforme aux désirs de chacun, voilà en
quoi consiste, à mon avis, l’aspect pratique de la moralité. L’éthique doit se
borner à donner des conseils, à montrer les avantages ou les inconvénients de
tel mode d’activité, à découvrir les secrets ressorts qui meuvent coeur et
pensée ; sa tâche restera belle, puisqu’elle permettra aux individus de
construire l’idéal qui leur sied et de le vivre dans la mesure du possible.
N’en doutons pas : si les hommes apprenaient à comprendre, ils deviendraient
dans l’ensemble meilleurs qu’ils ne sont.
De même que la chimie
moderne a pu utiliser certaines découvertes de l’antique alchimie, de même
l’éthique que nous préconisons rencontre parfois de bonnes choses, et dont elle
fait son profit, dans les morales admises autrefois. Mais le point de vue
général, la façon d’aborder les problèmes, de résoudre les difficultés doivent être
modifiés. S’il s’agit d’éthique individuelle, l’idée de bonheur (d’un bonheur tout
relatif, qui n’a rien de fixe et qui résulte de la satisfaction d’un faisceau
de besoins), s’avère absolument centrale. Descendu du ciel inaccessible où i1
resta logé longtemps, le bonheur, soumis à l’analyse psychologique, a livré son
secret et révélé la nature des éléments qui le constituent ainsi que leur mode
de coordination.
Il requiert des biens
extérieurs, non excessifs, mais suffisants, un corps sain, une intelligence
ouverte, une volonté forte, un coeur aimant. Chacune de ces conditions mériterait
d’être étudiée longuement ; nous l’avons tenté dans une série d’essais auxquels
nous renvoyons le lecteur. Remarquons néanmoins que les inclinations humaines
ne sauraient pratiquement être satisfaites tomes simultanément et d’une façon
complète ; en conséquence le bonheur vécu s’avère toujours relatif, il comporte
de petites douleurs à côté de grandes joies, même aux instants les meilleurs.
Une thérapeutique morale permet de soulager l’esprit souffrant, comme la médecine
ordinaire permet d’atténuer les douleurs du corps. Si invraisemblable que cela
paraisse, l’éthique disposera de laboratoires, comme la physique et la bactériologie,
dans un avenir moins lointain qu’on le suppose. Les vains discours, dont les
moralistes nous assomment, seront remplacés par des poudres et des injections ;
à volonté, grâce à des potions adéquates, l’on pourra calmer les passions ou
les exalter ; ni châtiments ni récompenses pour modifier le caractère des anormaux,
un traitement médical suffira. Mais, dans ce domaine, beaucoup reste à faire.
L’éthique sociale est actuellement très étudiée. L’école de Durkheim amasse des
matériaux d’un grand intérêt, par contre son oeuvre constructive est d’une faiblesse
irrémédiable : en définitive, elle se borne à remplacer Dieu par l’État.
Nous trouvons, chez les
écrivains anarchistes, une réfutation de la morale courante dont nul penseur
sérieux ne saurait faire fi ; ils ont l’immense mérite d’observer sans
parti-pris et de tenir compte des aspirations intimes de l’individu. Une
synthèse des vérités déjà mises en lumière semble même possible.
Pour la majorité des
hommes, l’association s’avère condition indispensable du plein épanouissement
de la personnalité. Division du travail et solidarité, inutiles pour l’individu
capable de se suffire a lui-même, interviennent donc manifestement. L’entr’aide
: voilà le précieux avantage que l’on attend de l’association. Mais les collectivités
modernes sont oppressives ; elles enchaînent celui qu’elles prétendent servir.
Concilier l’indépendance et l’entr’aide, voilà le problème essentiel que l’éthique
sociale doit examiner. Je le crois si peu insoluble, qu’à mon avis la conciliation
est, sur plusieurs points, en voie de se réaliser. Les libertaires auraient tort
de croire que leurs idées subissent une éclipse : les partis, les groupements
qui les soutiennent peuvent prospérer ou décroître selon l’époque et les
circonstances, le besoin d’indépendance (un besoin plus ou moins éclairé, plus
ou moins conscient, c’est vrai), subsistera autant que la race humaine. «
L’individu compta d’abord exclusivement comme membre d’une famille, d’une tribu
: pour venger un meurtre pas besoin de frapper l’assassin, il suffisait
d’atteindre un homme de sa parenté ou de son clan. Jahveh, modèle du juste,
punit Adam et Eve dans leurs descendants ; il tue les premiers-nés d’Egypte par
haine du pharaon. Ce fut un progrès de n’imputer le crime qu’au coupable
seulement ; ruine du dogmatisme, liberté de conscience, toujours précaire il
est vrai, en furent d’autres. Quant à l’entr’aipe, elle ne joua d’abord qu’à
l’intérieur de groupes restreints. En Grèce, à Rome, elle reliait fortement
nobles et magistrats, se relâchait beaucoup s’il s’agissait de simples citoyens,
n’intervenait plus en faveur du troupeau désuni des esclaves. Si l’Evangile proclame
l’égalité de tous devant Dieu, la société chrétienne se borna à transformer l’esclavage
ancien en un servage presque aussi dur. Au moyen-âge, noblesse et clergé
connurent les bienfaits d’une entr’aide qui ne déshonorait pas ; bourgeois des villes,
artisans, maîtres et compagnons s’organisèrent en association dont les membres
étaient solidaires ; mais à la masse populaire on réserva une charité inefficace
et humiliante. Puis l’altruisme s’étendit à des groupes plus larges ; à l’aumône
fut substituée une assistance rationnelle, garantie contre l’arbitraire ; la solidarité
devint respectueuse de la liberté des individus. » C’est justement parce qu’elle
concilia l’entr’aide et l’indépendance dans une synthèse supérieure, parce qu’elle
suppose le libre développement de chacun dans l’harmonieux accord de l’ensemble,
que la fraternité s’avère l’ultime fondement de l’éthique sociale. Mais il ne
saurait être question de cette fraternité hypocrite qui sert aux profiteurs à masquer
leurs usurières exploitations : ainsi comprise elle n’est qu’une méprisable duperie.
La nôtre n’est rendue possible que par l’union librement voulue de ceux qui
entendent la pratiquer ; fleur très rare encore, elle ne pousse que sur les sommets
où la contrainte cède la place à l’amitié.
L. BARBEDETTE
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