dimanche 4 septembre 2022

MORALE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 - ORIGINES ET ÉVOLUTION

- LES RELIGIONS ET LA MORALE

- LA MORALE ET LES MOEURS

- MORALE INDIVIDUELLE ET MORALE COLLECTIVE

 

I. Historique succinct des systèmes de morale.

La morale est la règle de jeu pratiquée entre individus vivant en groupe ou en société. Elle n’existe pas pour des êtres vivant isolément et se suffisant entièrement à eux-mêmes. Elle est nécessaire pour les espèces animales grégaires fourmis, abeilles, hommes, etc. La règle du jeu n’est autre chose que la coutume. Et c’est cette coutume qui détermine les moeurs de chaque pays ou de chaque époque. Les individus s’y conforment inconsciemment presque toujours, et d’ailleurs l’opinion publique, plutôt que l’appareil coercitif, est là pour les rappeler à l’ordre.

Primitivement la morale (ou la coutume) s’est établie par tâtonnements pour la meilleure sauvegarde de la tribu. Mais dans l’ignorance où étaient les hommes primitifs de la plupart des causalités, leurs mesures de sauvegarde ne correspondent guère à notre logique actuelle. La terreur sacrée fut la principale cause de règles morales où l’imagination prenait sans doute la plus grande part.

La religion, issue de la terreur sacrée, continua d’englober la morale, c’est-à-dire la coutume tout entière. Mais peu à peu les questions d’intérêt, les rapports économiques, tout ce qui peut être compté ou pesé, tout ce qui peut être enfermé dans un contrat, devint une législation indépendante, qui aboutit chez les Romains à la constitution du Code. Cependant tout ce qui dans la coutume était fondé sur les sentiments restait du domaine religieux. Pour la première fois, Socrate, aidé par le travail de démolition que les sophistes avaient .entrepris avec entrain, sépare la morale de la religion en introduisant la méthode rationaliste d’observation dans l’étude des phénomènes moraux. Après lui, Zénon et Epicure s’efforcent de dégager les lois morales qui règlent les rapports des hommes et élaborent, l’un la doctrine stoïcienne, l’autre la doctrine épicurienne qui se partagent l’adhésion des esprits libres et cultivés, et dont l’influence triomphe dans toute la civilisation hellénistique et romaine. Mais, sous le régime d’oppression où tombe plus tard l’empire romain, le libre exercice de la pensée est supprimée. L’épicurisme devient la seule recherche des plaisirs matériels. Le stoïcisme s’enferme dans une tour d’ivoire, et, malgré les efforts et la réforme de Marc-Aurèle, n’a plus aucune influence sur la vie sociale. Sur ces entrefaites, le christianisme se répand dans le bas peuple de l’Empire. Son mysticisme, qu’il a emprunté aux religions orientales voisines, satisfait l’imagination des gens ignorants. Sa morale s’adapte à l’humilité et aux espoirs de la classe pauvre. En pénétrant peu à peu dans les classes aisées il s’imprègne de la morale stoïcienne. Mais la morale est de nouveau retombée sous le joug de la religion... Il faut arriver à l’époque de la Renaissance pour voir surgir quelques velléités de rendre à la morale son indépendance. Mais les esprits étaient encore trop imbus de religiosité pour avoir d’autre ambition qu’une réforme qui débarrassât là morale d’une partie des rites sous lesquels elle disparaissait. Le protestantisme vient s’opposer au catholicisme. Mais la morale reste toujours religieuse. Elle est ébranlée quelque peu par les critiques des philosophes du XVIIIè siècle et par la Révolution française. Le progrès scientifique démolit la valeur des rites du catholicisme, et celui-ci, malgré un renouveau apparent, est obligé de se réfugier dans une métaphysique mystique. L’affaiblissement du pouvoir religieux permet enfin à une minorité d’individus et pas dans tous les pays, de pratiquer une morale non confessionnelle.

A vrai dire, cette morale laïque est la même que celle de la religion catholique débarrassée de ses rites, que celle du protestantisme ou du judaïsme actuel. C’est une sorte de néo-stoïcisme adapté au milieu moderne, ou, plus exactement, aux idées, aux sentiments et aux intérêts de la classe au pouvoir.

Une morale ne saurait, en effet, se détacher des moeurs mêmes. Devenue une entité abstraite, elle maintient autant que possible les moeurs dans les limites du système doctrinal ; mais elle est influencée par elles et elle évolue avec elles, quoique avec plus de lenteur. Sinon, si la morale se fossilise dans des formules religieuses désuètes, il y a rupture. Les religions attribuent toujours plus d’importance à la stricte observance des rites qu’à la pratique de la morale sociale. Celle-ci en évoluant est étouffée. La vie sociale est gênée. Une bonne action, qui obligerait à enfreindre un rite sacré, peut être condamnée comme sacrilège. C’est à ce moment qu’apparaissent des novateurs qui prêchent une morale plus conforme aux moeurs de l’époque, en avance même sur elles, car ce n’est pas tant une morale qu’apporte la prédication nouvelle qu’un idéal nouveau libéré des entraves des vieilles croyances. Si l’on excepte la révolution socratique, le progrès moral s’est fait grâce à des révolutions religieuses. Elles furent presque toujours difficiles et sanglantes. La religion ancienne ne veut pas lâcher son autorité et sa puissance, et cette puissance est grande. Elle est, en outre, toujours associée au pouvoir politique. Bien des essais de réforme ont ainsi été écrasés. En somme, les révolutions ont été rares et on peut les compter sur les doigts. L’Avesta, sorti des méditations de Zoroastre, fut certainement une réforme de la vieille religion médique, ce qui n’alla pas sans heurts. Le bouddhisme fut l’effort de Câkya Mouni contre l’enserrement des rites et une aspiration à une morale plus humaine et plus vivante. Il y a des flux et des reflux. Le nationalisme des Parthes rejette l’influence de la philosophie hellénique ou de la propagande chrétienne pour remettre en honneur la religion de Zoroastre qui commençait à s’effriter. Le nationalisme hindou élimine le bouddhisme, religion universelle et, à ses débuts, sans armature rituelle, d’autant plus facilement que le brahmanisme est une religion joliment constituée et tenant fortement en main une masse ignorante et crédule.

Le judéo-christianisme primitif fut une révolte contre les rites, alors qu’une partie de la population se trouvait déjà pénétrée par les idées de la civilisation hellénique. Le christianisme des gentils diffusa dans des populations déracinées et mélangées, qui avaient perdu leur religion nationale et n’étaient plus attachées qu’à quelques rites sans valeur morale. Ils adoptèrent la nouvelle religion encore en formation et ils l’adaptèrent à leurs aspirations. Elle fut pour eux, pour les déshérités sans foyer et sans patrie, le lien qui devait unir leurs espoirs. Mais se refusant à adorer Rome et l’Empereur comme divinités et, dans les débuts, ignorant l’État, ils furent longtemps persécutés.

A l’époque où vivait Mahomet, la Mecque était un noeud commercial où quelques  marchands grecs, syriens, égyptiens, de religion chrétienne, venaient au-devant des caravanes. Des familles juives étaient établies à Médine. Les croyances de la population autochtone, ou d’une partie de cette population, commençaient a se détacher de l’animisme grossier des Arabes nomades. Pourtant il est possible qu’il n’en fût rien résulté si un mystique, à demi-civilisé, n’eût été l’animateur de la révolution. La doctrine de Mahomet fut un compromis, dont l’armature se rapprochait de la morale judéo-chrétienne, enserrant et conservant la sauvagerie des moeurs bédouines.

Faut-il encore citer la naissance du protestantisme et les guerres de religion ? Mais en  ehors des révolutions successives, l’évolution de la morale est manifeste à l’intérieur de chaque religion. Depuis leur naissance le christianisme et même le mahométisme ont beaucoup évolué. Le statut des femmes dans l’islamisme actuel est bien différent du statut primitif, surtout dans les nations en contact avec l’Occident. Le catholique le mieux pensant et le plus orthodoxe de notre époque a une mentalité qui l’aurait fait excommunier au XVIè ou au XVIIè siècle. Un homme est toujours obligé d’être de son temps... Il n’en est pas moins vrai que l’évolution de la morale est terriblement gênée par les religions constituées. Cellesci sont avant tout conservatrices. Au point de vue social elles consolident l’autorité, elles légitiment l’inégalité. Les entraves à l’évolution de la morale en sont augmentées d’autant.

La morale laïque, née de nos jours, n’est pas non plus une morale émancipée. Elle est sous le contrôle de l’État au lieu d’être sous celui de l’Église, elle est nationaliste au lieu d’être religieuse. Pour le peuple, le nationalisme est devenu la nouvelle religion. On est obligé de se découvrir, devant le drapeau, on ne l’est plus devant le Saint Sacrement ; la différence de réaction du public autrefois et aujourd’hui est manifeste à cet égard . Il est curieux que les églises chrétiennes aient suivi l’évolution des esprits. L’église catholique de chaque pays s’appuie sur le nationalisme. La condamnation de l’Action Française par le pape n’infirme pas cette constatation. Le clergé français conserve sa tendresse aux camelots du roi. Le clergé italien est fasciste. Le cardinal Dubois, au moment des fêtes en l’honneur de Renan, apporte comme principal argument contre l’auteur de « la vie de Jésus » qu’il a glorifié l’Allemagne !

La morale laïque est un enseignement d’État, elle prêche les vertus civiques et patriotiques, l’obéissance à la loi et à l’ordre établi. Nos aspirations la dépassent de beaucoup.

* * *

II. Genèse et évolution de la morale individuelle.

Un fossé profond sépare nos conceptions de celles des gens religieux. Pour eux, la Morale est à priori et absolue, elle a été révélée et édictée par Dieu, elle est hors de la portée des hommes. Beaucoup de personnes, qui sont affranchies de toute foi confessionnelle et qui ne se contentent pas non plus de la morale bassement utilitaire dispensée par l’État, considèrent la Morale comme une fonction innée de la Conscience. Tout en acceptant que la morale n’est pas révélée, elles croient qu’elle est en quelque sorte pré-établie et au-dessus des passions humaines. Le Devoir de l’homme et sa récompense sont de tendre à la recherche de cet Idéal, de cet Absolu. Notre âme immortelle, parcelle du Divin, participe à l’harmonie de l’Univers, et il suffit  de nous abîmer dans la méditation pour trouver en nous-mêmes le Vrai et le Juste...  D’où il résulte que la morale pourrait suffire à résoudre la question sociale. Tout l’effort utile serait dans l’éducation.

Nous aussi, nous pensons que l’éducation morale n’est pas chose négligeable. Nous pensons que cette éducation, dirigée dans le sens de la liberté, doit permettre aux enfants de développer leur personnalité, leur donner, autant que possible, la maîtrise de soi, le sentiment de dignité, le sens de la responsabilité, susciter en eux la bonté et la générosité. Nous pensons qu’elle doit être idéaliste, mais sans imposer aucun  dogme : chrétien, fasciste. Socialiste ou anarchiste. Mais nous pensons aussi, et c’est l’expérience humaine qui le montre, qu’elle est incapable, à elle seule, d’instaurer l’ordre social et la justice. La pire des utopies, c’est de croire qu’ils pourront être réalisés l’un et l’autre avec la bonté des patrons, touchés par la grâce et la reconnaissance des ouvriers, eux-mêmes bons, respectueux, obéissants. L’éducation morale serait-elle générale, les intérêts reprennent le dessus. L’appât du lucre enlève aux hommes d’affaires les scrupules qu’on avait essayé de leur inculquer, et presque tous n’ont que mépris à l’égard des faibles et des pauvres ; le pouvoir de l’argent fait réapparaître chez les parasites le laisser-aller, le manque de maîtrise de soi, l’asservissement à leurs propres caprices. Les préoccupations matérielles font oublier à la plupart des jeunes gens toute préoccupation morale ; la servitude donne la bassesse, la ruse, l’envie ou la haine. L’inégalité sociale s’oppose au développement de la dignité humaine. Ce qui n’empêche que l’éducation morale est nécessaire pour former, et d’ordinaire chez les moins misérables, les caractères qui seront dans la lutte sociale la force grandissante des opprimés. C’est débarrassée des contraintes sociales actuelles qu’une morale meilleure pourra être pratiquée par l’immense majorité des hommes. Est-ce la morale définitive ? De progrès en progrès sommes-nous nécessairement orientés vers une forme morale prédestinée ?

Il nous apparaît, en étudiant l’évolution des moeurs, que des morales successives se dégagent lentement au cours des siècles. Elles sont la résultante des tâtonnements des hommes. Elles varient suivant les conditions de vie et les arrangements sociaux. Les hommes tendent vers le plaisir, plaisirs matériels, plaisirs intellectuels, plaisirs artistiques, plaisirs affectifs, plaisirs idéalistes, suivant le tempérament de chacun,  uivant les possibilités sociales, suivant la forme de la civilisation du moment et son influence sur les esprits. Ils ont des aspirations et des espérances, ils ont un idéal, qui n’a pas toujours été le même, qui est le fruit de leur imagination, et qui n’est qu’une hypothèse, quoique cette hypothèse agisse à son tour sur la morale ellemême et son évolution. Certes, nous croyons connaître dès maintenant la forme idéale de la morale future, mais nous ne savons pas si les hommes de l’avenir ne modifieront pas encore cet idéal, et, si nécessaire qu’il soit à notre esprit, si élevé, si beau qu’il nous paraisse, nous n’avons pas la prétention que lui ou tout autre soit inscrit d’avance au haut des Cieux ou même dans la Conscience. L’absolu n’existe pas et il n’y a rien que de relatif.En fait, si nous considérons la morale comme la science des moeurs, nous avons à étudier d’une part la coutume elle-même, d’autre part le contrôle pour l’observance des règles. Dans les deux cas ce n’est pas la conscience individuelle, c’est l’opinion publique qui a créé les règles morales et le contrôle.

On peut suivre son évolution à travers les âges : très dure pour la souffrance humaine, acceptant et exigeant les sacrifices humains, tenant l’esclavage pour légitime avec une telle certitude et une telle conviction que même à l’époque de la civilisation grecque il n’est pas mis en question, tenant comme nécessaire la torture en matière judiciaire et les châtiments corporels en matière d’éducation, ayant comme principe de justice la peine du talion : « oeil pour oeil, dent pour dent, vie pour vie », ne connaissant pas le pardon que de nos jours encore beaucoup de gens se refusent a reconnaître. La justice officielle moderne en est toujours au stade de vengeance et de punition. Aujourd’hui, si la fille-mère n’est plus dans la situation d’une excommuniée devant le mépris public, elle est encore dans une situation d’infériorité très marquée.

D’une façon générale, l’évolution est dans le sens de l’adoucissement des moeurs, à cause du développement de la sensibilité affective, et celle-ci n’a pu se développer qu’au fur et à mesure que la vie matérielle devenait moins dure, moins incertaine ; alors les hommes, plus sûrs du lendemain, commencèrent à respirer plus librement, la « terreur sacrée » diminua, la douceur relative de la vie amena davantage de bienveillance dans les rapports sociaux. D’une façon générale aussi, l’opinion a toujours été respectueuse de la hiérarchie sociale, mais avec l’affaiblissement progressif du respect, affaiblissement lié à l’apparition et au développement du sentiment de liberté et plus tard à celui d’égalité. Nous ne comprenons plus très bien la vassalité et sa mentalité qui pourtant ont duré si longtemps dans l’histoire sociale. Puis l’opinion a continué à reconnaître comme d’ordre moral la suprématie de la naissance. Aujourd’hui elle accepte comme légitime la suprématie de l’argent, ransmissible, elle aussi, par droit d’héritage avec pouvoir de faire travailler les autres à son profit. Nous avons le droit de penser que cette hiérarchie sera considérée à son tour comme immorale dans un avenir que nous espérons prochain.

L’évolution de l’opinion publique correspond à des changements et à des mutations dans les sentiments humains. Il ne faut pas croire que les hommes soient nés d’emblée avec le complexus sentimental qu’on observe chez l’homme moderne. Il est probable que les primitifs n’avaient que des sentiments assez peu développés. Et que même beaucoup de ces sentiments n’ont pris peu à peu naissance qu’avec la vie sociale, et pas tous en même temps.

Laissant ici de côté les sentiments primaires, l’égoïsme individuel, l’amour maternel, générateur du besoin de tendresse, et la fraternité entre individus du même âge, s’étant élevés ensemble et vivant dans l’entr’aide, il semble que le premier sentiment qui a été créé par la vie en commun, a dû certainement être le sentiment d’infériorité. Son apparition est due à la réaction violente de la tribu, quand un de ses membres risquait de la mettre en péril par maladresse, lâcheté ou par manquement à la coutume sacrée. Les huées, les coups, la mort devaient imprimer dans l’esprit de tous la terreur d’être pris en défaut.

C’est ainsi que l’opinion publique a créé des états émotifs qui furent les sentiments primitifs de l’humanité : d’une part sentiment de supériorité, quand l’opinion est approbative ou admirative et qui est à l’origine du besoin moral de protection, à condition d’être associé à un sentiment affectif, d’autre part, sentiments ressortissant à l’infériorité. Ceux-ci sont de beaucoup plus forts que ceux qui ressortissent à la supériorité, en ce sens qu’ils entraînent des états émotifs beaucoup plus violents et qu’ils ont eu ainsi et qu’ils ont encore sur la morale sociale et sur le comportement individuel les plus grands effets : la honte, qui est l’acceptation de la situation d’infériorité, et a un effet déprimant, la colère qui est au contraire un état d’excitation, une réaction violente de défense contre une atteinte à la supériorité de l’offensé ou de la tribu, la timidité qui est l’appréhension d’un affront possible. Tous ces états se manifestent physiologiquement par des troubles brusques, comme pâleur, rougeur, sueurs, angoisse, tremblements, mouvements convulsifs ou incoordonnés, inhibitions, etc., qui nous prouvent quelle était la brutalité horrifiante qui déterminait de telles émotions.

Pour éviter la mise en état d’infériorité, pour échapper aux conséquences pénibles du contrôle public, on cherche à se contrôler soi-même. L’amour-propre est apparu qui s’oppose au sentiment d’infériorité, tout en dérivant de lui. Il met l’attention en éveil. C’est ce contrôle personnel qui est devenu ce que les philosophes appellent la conscience morale, pour eux fonction de l’âme, pour nous petite-fille de l’opinion publique et fille de l’amour-propre, sans rien de divin.

Cette conscience a subi une évolution. D’abord simple amour-propre vis-à-vis d’autrui, elle est devenue, par l’exercice même de la fonction de contrôle, un amour-propre vis-à-vis de soi. L’individu en reportant sur soi la responsabilité de ses actes a appris à s’estimer ou à se mépriser (remords), et il lui est souvent plus pénible de se trouver en état d’infériorité en face de sa propre opinion que vis-à-vis de l’opinion publique qui ignore le plus souvent ses pensées et ses mobiles. Mais il est d’une constatation banale que l’amour-propre n’est pas le même chez tous les hommes et que la conscience, comme valeur de contrôle, varie dans des limites assez larges. Mais l’amour-propre n’est pas seulement un contrôle, c’est aussi un mobile humain très puissant, en tant qu’exaltation du moi. Très souvent il l’emporte sur l’intérêt, même à notre époque de mercantilisme. Il est vrai que de nos jours une satisfaction d’amour-propre est presque toujours liée à un profit.

La conscience représente, elle aussi, une force. Impliquant le contrôle, elle oblige à la comparaison et à la critique, et par là même elle peut devenir agissante. La conviction morale peut suffire à former un caractère sans désir de domination et même sans vanité... La personnalité humaine devient donc chez quelques-uns tout au moins, une force morale, et elle prend peu à peu assez de puissance pour réagir sur le milieu. La conscience individuelle, par l’assurance qu’elle prend dans une conviction réfléchie, peut influer sur l’opinion publique, l’opinion veule,

inconsciente et traditionaliste de la masse, et ainsi modifier la morale sociale. Mrs Beecher Stove, écrivant La Case de l’oncle Tom, a ému la sensibilité publique en faveur des noirs et fut la promotrice de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Il n’en est pas moins vrai que la personnalité humaine, même dirigée par la conscience, est enserrée, protégée, ou maintenue dans une armature morale, le plus souvent religieuse, et dans une armature sociale, et que, si elle a réagi pour adoucir les règles morales, si même elle a été la promotrice des révolutions religieuses ou sociales, elle a dû se soumettre le plus souvent et pendant de longues périodes de silence, à la loi commune, à la tradition, à la coutume et aux rites. C’est, en effet, l’habitude qui gouverne la plupart des actions de la plupart des hommes. Ceux-ci obéissent machinalement à la coutume, c’est-à-dire aux habitudes traditionnelles, sans être tentés de la mettre en question. C’est grâce à cette observance inconsciente de la morale qu’il n’y a pas besoin d’un surveillant derrière chaque individu, même lorsque la « terreur sacrée » se relâche. C’est encore l’opinion, sa longue action, son influence prolongée, c’est la vie en commun-qui ont enraciné chez les hommes ces habitudes communes et inconscientes, qu’on appelle maintenant les instincts et qui sont, suivant Pavlof, des réflexes conditionnels (voir ce mot).

L’action de l’opinion a été continuée par les religions. Celles-ci ont remplacé l’opinion. Plus exactement celle-ci est devenue l’humble servante de la religion... En même temps, les religions, tout au moins les plus évoluées, s’efforcent de cultiver et de développer le contrôle de soi. Ainsi l’obéissance au devoir, par habitude inconsciente d’abord, renforcée ensuite par l’adhésion des consciences, n’a plus besoin de la violence coercitive des temps primitifs. Elles remplacent la contrainte par la protection. Mais toutes ont beau s’adresser a la conscience, elles ne sont pas une morale de liberté. Leur protection se change rapidement en autorité et en contrainte, d’abord pour amener leur triomphe, ensuite pour conserver leur domination. Elles ne peuvent tolérer l’esprit critique et le poursuivent sans merci... L’influence de la conscience est aussi limitée par l’armature sociale. La première morale individuelle, le stoïcisme, n’a pu naître que lorsque la liberté était déjà en plein exercice dans les cités grecques. Et cette morale n’a jamais été pratiquée que par une minorité de gens cultivés. Elle est morte avec la réapparition d’un régime de servitude.

A vrai dire, la morale individuelle n’est guère qu’un contrôle qui remplace celui de l’opinion ou de la religion pour l’observance des règles sociales. Celles-ci étaient nées depuis longtemps. L’opinion publique avait déjà lutté contre l’égoïsme primaire de tout individu avec ses tendances à la nonchalance, à la lâcheté, à l’accaparement. Elle l’avait en partie transformée en amour-propre qui n’est en somme qu’un égoïsme purifié.

Pour régler l’égoïsme, l’amour-propre, les passions et tous les mobiles humains, le contrôle de soi, dans une morale individuelle, se substitue à celui de l’opinion ou, au devoir imposé par la religion. A la contrainte exercée par une opinion autoritaire et ignorante, par les prêtres, par les lois, par un roi ou une classe dominante, à la morale fondée sur la peur, que ce soit la crainte de Dieu, du Gendarme ou de la Vérole, succède une morale de liberté où l’observance des régies est laissée au contrôle et à la conscience de chacun.

Mais les morales individuelles, comme le stoïcisme et celles qui se sont inspirées de son esprit, comme le protestantisme, n’acceptent pas d’être de simples morales de contrôle. Elles réalisent l’Individu comme abstraction et le mettent ainsi à l’abri de la morale empirique, changeante et ondoyante. Elles érigent une doctrine du Devoir, qui vient de Dieu ou de la Nature, et à laquelle l’individu doit son consentement complet. Elles finissent par être, elles aussi, une morale de contrainte, avec cette aggravation que la contrainte de la conscience est souvent plus sévère encore que la contrainte extérieure à, l’individu, et elles peuvent aboutir à un puritanisme desséchant chez les uns, à l’hypocrisie chez les autres.

Sans doute une morale de liberté est-elle obligée de renforcer son armature dans une société déséquilibrée. D’ailleurs tout progrès (voir ce mot) comporte un risque, et le risque apparaît nettement quand le progrès donne l’affranchissement à des hommes qui n’ont que des appétits de jouissance sans aucun sens de la responsabilité (voir ce mot) et sans scrupules. Parmi ceux, par exemple, qui se disent individualistes, il y en a qui érigent leur propre personne au-dessus de l’humanité et qui sont simplement des égoïstes anti-sociaux. Gênés par la vie sociale, ils sont revenus à un égoïsme primaire, n’ayant pour morale que la satisfaction de ses appétits et celle de sa vanité. Ils se vantent de n’avoir pas d’idéal. En réalité, l’individualisme ne saurait créer la morale. Il est simplement la défense de l’autonomie individuelle contre l’exagération oppressive de la coutume. La mentalité de l’individu a été créée par la vie sociale. Lui-même, s’il s’imagine trouver en soi la conduite morale de sa vie, n’y trouvera que ce que les siècles passés ont déposé dans les générations successives et qui est transmis par l’hérédité, c’est-à-dire des instincts, des habitudes inconscientes ou subconscientes, des préjugés traditionnels. Il y trouve aussi ce qu’a imprimé l’éducation. Il n’aura pas les mêmes sentiments, ni, par conséquent, les mêmes idées aux différents âges de la

vie. I1 subit enfin l’influence du milieu, dans lequel aussi sentiments et idées sont soumis à des variations dans la suite des générations.

Une morale de liberté ne peut vraiment s’épanouir que dans un milieu social où les classes et leurs inégalités auraient disparu. L’individu ne peut pas vivre en dehors du milieu ; s’il ne s’y sent pas à l’aise, il est obligé de participer à l’évolution ou à la transformation des règles morales et de l’armature sociale dans le sens de l’idéal où vont ses espoirs et ses aspirations. Il ne peut espérer vivre libre si les autres ne le sont pas. II ne peut pas être pleinement heureux si les autres souffrent. Il éprouve de la joie à rendre service. Et la plus grande joie est dans la générosité, qui n’est autre chose que l’effet d’une force morale exubérante, tandis que l’égoïsme est une marque de faiblesse, la défense des faibles contre la vie.

Certes, il y aura toujours (heureusement) des mécontents, mais leur action ne pourra avoir de danger pour la liberté. Il y aura toujours des déséquilibrés, mais en beaucoup moins grand nombre si l’alcoolisme et la syphilis ont à peu près disparu, et il est à croire qu’on pourra mieux s’occuper d’eux.

L’opinion publique, une opinion débarrassée de la plupart de ses préjugés, donc plus éclairée, mieux éduquée, aura toujours une grande influence sur les actions des hommes. Il faut y ajouter l’influence de l’éducation morale. Quels sont les hommes d’aujourd’hui qui ont reçu dans leur enfance une éducation qui puisse leur permettre de se gouverner librement ? Même si la famille et l’école se sont gardées de toute influence nocive, l’enfant reçoit aussi ses impressions et ses jugements du cinéma et des journaux. On ne fait pas assez attention à la lecture des journaux.

Ceux qui déplorent leur immoralité n’ont en vue que les exemples de dévergondage sexuel. Il y a bien d’autres immoralités ; ce sont les commentaires des journalistes sur les actions humaines, leur sentiment de l’honneur, leurs préjugés sur la vengeance, leur mépris de la bonté et du pardon, leur chauvinisme, leurs flatteries envers les puissants, leur incompréhension de tous les problèmes moraux.

L’éducation (voir ce mot) doit avoir pour but de donner aux enfants l’instruction et l’éducation morale : la première pour développer l’intelligence et leur donner le plus grand bagage de connaissances, la seconde pour leur apprendre les règles de vie tirées de l’expérience humaine et les moyens de se guider eux-mêmes plus tard. Mais ni l’une, ni l’autre ne doivent se borner à la simple transmission des connaissances, ce qu’on appelle vulgairement un bourrage de crâne, elles doivent, avant tout, donner aux enfants le goût de l’effort, favoriser, en tenant compte de l’âge de l’enfant ou de l’adolescent, leur esprit critique et leur initiative libre, leur faire comprendre que leur personnalité, la liberté de leurs actes, c’est-à-dire la finesse consciente et la justesse de leur détermination, dépend de leur propre expérience, de l’effort qu’ils feront pour contrôler les mobiles subconscients de leurs actes et leurs conséquences possibles, pour connaître les autres hommes, les réactions de leur caractère, leurs conditions de vie, leurs souffrances et leurs aspirations, pour étudier le milieu social et les conditions économiques, pour comparer les civilisations anciennes et les civilisations modernes, pour se faire un idéal d’embellissement de la vie qui sera pour eux un espoir et les aidera à s’élever au dessus des préoccupations journalières.

Nous ne pouvons juger pleinement des possibilités futures d’après la mentalité de l’humanité actuelle. Dans une société où chaque individu aurait pu recevoir une éducation suffisante et trouver plus tard une situation et un travail conformes à ses capacités et à ses goûts, les rapports moraux seraient tout autres que ceux d’aujourd’hui. Dans une société où l’inégalité sociale aurait disparu, une nouvelle morale pourrait s’établir, une morale de liberté fondée sur le plaisir et la confiance. Car il n’y a pas qu’un seul individualisme (voir ce mot). Le cynique, qui prend indûment ce nom, n’est autre qu’un égoïste, un égoïste esclave de ses impulsions sous prétexte de vivre sa vie. Le puritain suit une morale fondée sur le Devoir, une morale a priori, et il risque de tomber dans le fanatisme d’orgueil et dépourvu d’indulgence. Entre le cynisme des esclaves sans scrupules et sans éducation et le puritanisme des stoïciens, des protestants et de quelques anarchistes, n’y a-t-il pas place pour un autre individualisme, un individualisme affectif et idéaliste. Il ne s’oppose pas aux tendances de l’être et il ne leur obéit pas aveuglement. On pourrait définir la vertu, en disant qu’elle consiste pour l’individu à être assez maître de soi pour choisir son plaisir, y compris la satisfaction morale. Cette définition ne s’oppose à aucune volupté. La véritable vertu est de chercher un plus grand plaisir, un plaisir plus complet, en réfrénant les impulsions aveugles, et, dans chaque espèce de plaisir, elle choisit ceux qui ne laissent que les plus agréables souvenirs, surtout dans la conscience affective. Le développement de l’affectivité est d’ailleurs la source des plus grandes joies, et il assure en même temps la sécurité morale.

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III. - Genèse et évolution de la morale collective.

Si nous remontons de nouveau à travers les âges, nous voyons que la morale change avec l’armature sociale, et que des sentiments qui nous paraissent inhérents à la nature humaine sont nés sur le tard, tandis que d’autres ont pour ainsi dire disparu, tout au moins dans la civilisation européenne actuelle. Dans les tribus primitives, la liberté, surtout la liberté morale, était inexistante. L’individu faisait étroitement partie du groupe, sans pouvoir s’en évader. Le sentiment de la liberté vis-à-vis du groupe ne s’entendait même pas. L’indépendance de la tribu constituait, en somme, la liberté de chacun, comme la propriété de la tribu était celle de chacun.

Certes, l’égoïsme primaire, le besoin d’avoir ses aises sans tenir compte des aises d’autrui, et qu’on observe chez le jeune enfant, a dû être le point de départ de l’individualisme, dont l’ambition future sera d’acquérir l’indépendance en respectant celle d’autrui. Mais l’égoïsme du primitif - désir de supériorité plutôt que désir d’une liberté impossible - était constamment et violemment refoulé par l’intérêt collectif ou par l’idée que se faisait la tribu des mesures nécessaires à sa sauvegarde... Le sentiment collectif d’indépendance s’associait avec le sentiment de supériorité de la tribu sur toutes les autres. Les hommes ont toujours tendance à considérer le groupe, le clan, la nation, la corporation, l’équipe dont ils font partie, comme supérieurs aux autres ; et ils acceptent difficilement le résultat malheureux d’un « fair play », ils donnent comme excuse d’avoir été trahis.

L’individu échappe au sentiment d’infériorité en projetant son besoin de supériorité dans le groupe auquel il appartient. L’esclave lui-même s’enorgueillit, auprès des pauvres gens, de la puissance ou de la richesse de ses maîtres. Tel est le fondement

du sentiment patriotique, assez semblable, quoique inférieur, à celui d’une équipe de sport... Dans la tribu primitive il n’y a pas non plus de sentiment d’égalité. C’est la vie en fraternité - surtout une fraternité entre individus du même âge s’étant élevés ensemble, continuant à vivre en familiarité et en entr’aide, avec protection des plus forts sur les plus faibles... - La rivalité, qu’elle s’exerce dans le domaine de la force ou dans celui de l’adresse, c’est-à-dire de l’intelligence, cherche à obtenir, non pas l’égalité, mais la supériorité. Il s’agit de l’emporter sur les autres compétiteurs pour la conquête d’une femme ou pour celle de la gloire. Les hommes n’ont jamais considéré l’égalité que comme un point de départ, par exemple dans les jeux, et non comme un aboutissement.

Lorsque l’autorité héréditaire d’une famille s’est établie dans les tribus, on passe au stade patriarcal qui est le début du système féodal et se confond avec lui (la féodalité du moyen-âge mise à part, car elle représente une phase à son déclin). Le patriarche, le pater familias, le roi achéen, le seigneur, etc., est le protecteur ou le suzerain des autres membres du clan qui sont des hommes libres, mais vivant dans les liens de la vassalité La fidélité à la tribu s’est reportée au chef, qui est, d’autre part, le possesseur nominal des terres, sans être le possesseur effectif. En tout et pour tout ce chef est le représentant symbolique de la tribu dans ses prérogatives, la propriété, les liens sociaux. Ceux-ci sont de nature affective, tout en étant souvent très brutaux.

C’est cette protection affective, cette vie en familiarité même avec le chef, cette fraternité effective dans le malheur, qui ont fait la force de cette forme sociale qui a duré si longtemps. Ce qui, dans cette même société rend l’esclavage tolérable, c’est une certaine indifférence pour la liberté individuelle, et surtout parce que l’esclave fait partie de la famille, comme les autres domestiques, et comme ceux-ci le resteront longtemps encore. La peur du risque maintient dans l’état de clients ou de vassaux une humanité, toute prête à admirer l’homme d’action et le protecteur.

Encore de nos jours beaucoup de gens préfèrent être fonctionnaires que de courir les aléas, les soucis et les responsabilités d’une vie indépendante. Il ne faudrait pourtant pas faire un tableau idyllique du patriarcat féodal. L’autorité du chef va parfois jusqu’au despotisme. Mais, tout le clan vivant ensemble, l’opinion publique peut encore s’exercer, et le chef est obligé de partager la bonne ou la mauvaise fortune de tous. Plus tard, lorsqu’une inégalité croissante a séparé les hommes libres du seigneur,  lorsque le sentiment familial, qui existait entre eux, a disparu, lorsque la protection s’est changée en autorité despotique, que les descendants du chef ont pris les terres de la tribu comme leur propriété privée et qu’ils ont accumulé des richesses de toute sorte, alors la scission morale se produit. Les pauvres diables travaillant aux champs se plaignent, mais continuent à respecter et à honorer le seigneur et sa lignée. Mais les habitants des villes, artisans et marchands plus rapprochés et plus unis, plus évolués, moins misérables, plus audacieux, ayant déjà le besoin d’un bien-être moral, prennent conscience du sentiment de la liberté. A Rome, la plèbe n’arrive jamais à l’affranchissement complet parce qu’elle est une plèbe paysanne ; elle s’appauvrit au cours des guerres continuelles, tandis que celles-ci enrichissent l’aristocratie. L’abaissement des patriciens se fait plus tard au profit d’une classe de nouveaux riches, protégés par les empereurs. Mais en Grèce, la classe moyenne des villes avait réussi à conquérir la liberté et le pouvoir politique. Les communes du moyen-âge, quoique n’étant pas venues de la même évolution sociale, ont obtenu leurs franchises.

Partout c’est la classe moyenne qui a été la créatrice du sentiment moral de la liberté. Partout c’est elle qui a été le soutien de la civilisation. Aujourd’hui encore elle joue le même rôle, à condition d’entendre par classe moyenne les artisans, les techniciens, les ouvriers qualifiés (mécaniciens, électriciens, ouvriers du livre, ouvriers du bois, etc., etc.), les intellectuels, les artistes, etc., exception faite de ceux qui se considèrent comme une soi-disant élite et font cause commune avec les privilégiés. La bourgeoisie moderne n’est plus la classe moyenne, elle est devenue classe dominante.

Le respect de la hiérarchie sociale s’est maintenu très longtemps au cours des âges. L’inégalité sociale fut parfaitement tolérée dans les siècles de vassalité. Plus tard, au moment de l’émancipation de la classe moyenne, celle-ci ne demandait qu’à pouvoir travailler en paix, à l’abri des exactions, des accaparements et de l’arbitraire de la classe dominante.

Athènes, seule, mais c’est une exception unique, a eu le sentiment d’un certain équilibre entre les classes, et la démocratie antique se défendit par les impôts contre la suprématie d’une ploutocratie envahissante. Encore faut-il se souvenir que les esclaves ne comptaient pas dans les préoccupations démocratiques...A Rome, la plèbe, pour sa sauvegarde, ne réclamait que des droits politiques, qui furent d’ailleurs insuffisants. La classe moyenne n’échappa nullement à l’appauvrissement progressif et à une disparition à peu près complète.

En Angleterre, où les libertés publiques sont conquises de bonne heure, cette conquête ne bouleverse pas l’ordre établi, sauf passagèrement au temps de Cromwell, ni la hiérarchie sociale.

Donc, longtemps après que le patriarcat féodal eût disparu pour faire place à une féodalité oppressive, l’esprit d’obéissance persiste, et le respect des catégories sociales, et mêmes le culte des droits du sang. Certes, l’envie et l’ambition existaient, mais comme caractères prédominants de quelques individus, qui, par désir de supériorité, cherchaient à s’élever jusqu’à la classe privilégiée. Il ne faut pas confondre le sentiment d’égalité avec le sentiment de justice. Celui-ci n’est que le respect de la coutume, de la règle du jeu, quelle qu’elle soit. Mais il n’y avait aucun sentiment d’égalité des classes - même après la mort. La croyance à la vie future était d’ordinaire assez vague et n’imaginait d’autre existence que celle d’icibas. Dans la religion primitive de l’ancienne Egypte où la croyance à une autre vie était très développée, les morts continuaient les mêmes occupations qu’ils avaient eues de leur vivant. Le christianisme, religion d’esclaves, croit déjà à une égalité des morts devant le jugement de Dieu, mais pour aboutir, par désir inconscient de représailles, à une nouvelle inégalité : les premiers seront les derniers et les derniers les premiers - il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux.

Cette religion d’humilité et d’obéissance portait ainsi en elle-même des germes de revendications, qui ne mûrirent qu’avec le lent développement mental des individus et qui apparurent avec le mouvement des communes. Les révoltés des bourgs, descendants de serfs, ne pouvaient arguer de leur qualité d’hommes nés libres pour faire reconnaître leurs droits. Il leur fallait acquérir cette liberté de disposer de leur corps, et ils disaient : « Tous les hommes sont frères. Nous avons yeux, bras et jambes comme eux (les seigneurs), même force, même courage. »

Ce sentiment d’égalité ne reçut que plus tard, en France, une nouvelle impulsion avec les idées de Jean-Jacques Rousseau (qui croyait à l’égalité naturelle des hommes et à leur bonté primitive) et s’est épanoui avec la Révolution française. On s’imagina alors qu’il suffisait d’avoir donné aux citoyens l’égalité des droits civiques et d’avoir inscrit « égalité » dans la devise révolutionnaire pour qu’elle devînt une réalité.

Le sentiment d’égalité est resté très vif en France, peut-être parce que le peuple a surtout lutté pour obtenir cette égalité, de même qu’en Angleterre l’effort fait pour conquérir l’habeas corpus a développé chez les Anglais le sentiment de la liberté, si bien qu’on peut dire que la liberté ou l’égalité ne se donnent pas, il faut qu’on les conquierre et qu’ainsi elles deviennent, l’une ou l’autre, un besoin moral, un sentiment.

Le développement du machinisme et de l’inégalité économique a montré bientôt l’insuffisance de l’égalité démocratique. On a vu naître les utopies socialistes, dont la philosophie imprègne toutes les revendications sociales modernes, en ce sens qu’elles aspirent à l’affranchissement complet de l’humanité tout entière. Cet affranchissement ne peut se faire qu’avec la suppression de l’inégalité économique et du droit, qu’ont les possédants et qu’ils transmettent à leurs héritiers, de faire travailler les autres à leur profit.

Dans la lutte contre les privilèges, les opprimés n’ont pas des revendications exactement semblables, ni des aspirations identiques. Ils diffèrent surtout dans la façon de concevoir l’action. Les uns vont au socialisme, d’autres à l’anarchie, d’autres au syndicalisme. Le socialisme se mêle à la politique dans l’espoir de s’emparer du pouvoir ; en s’inféodant au parlementarisme, son action le conduit nécessairement vers l’étatisme. Il s’intéresse peu à la liberté des individus, il n’a guère en vue que de leur assurer le bien-être matériel. Il peut même abandonner toute idée démocratique de liberté et devenir tout à fait despotique comme dans la Russie bolchevique.

L’anarchie s’intéresse, avant tout, à la liberté. Elle réagit contre l’asservissement des individus. Son antiparlementarisme n’est pas anti-démocratique, comme celui des royalistes ou des fascistes ou des bolcheviks, il est anti-étatiste... Le syndicalisme mène la lutte de classes. Il est théoriquement hors de l’ingérence des partis politiques. Mais leur influence se fait parfois sentir, et alors c’est l’orientation vers l’étatisme. D’autre part, le syndicalisme corporatif, sans idéal révolutionnaire, n’est qu’un ouvriérisme égoïste. Le syndicalisme anarchiste est plus complet, car il lutte aussi pour le bien-être moral des individus. Quoi qu’il en soit, l’action de ces efforts d’émancipation a eu pour résultat de changer, en grande partie, la mentalité populaire, en affaiblissant le respect de la hiérarchie sociale. La plupart des travailleurs n’éprouvent plus de gratitude obéissante envers ceux qui leur donnent du travail. Ils savent qu’ils sont la portion utile de l’humanité. Ils prennent sentiment de leur dignité et conscience de leurs droits. Le travail prend dans la morale sociale la place qu’occupait autrefois le courage guerrier, c’est-à-dire la valeur de premier plan. Certes, les hommes naissent inégaux en intelligence et en adresse, ou, peut-être plus exactement, ils diffèrent en aptitudes diverses. Les théories d’émancipation réclament non l’égalité des hommes, mais l’égalité des classes. La décadence de toutes les sociétés humaines est venue d’une inégalité grandissante, corrompant les riches, avilissant les miséreux, donnant à tous l’indifférence pour le corps social. Ce qu’il y a au fond du socialisme, c’est la recherche d’un équilibre qui ne peut exister que si disparaît le pouvoir de faire travailler les autres à son profit et de transmettre ce privilège par droit d’héritage, si tous les enfants reçoivent une éducation et une instruction complètes suivant leurs aptitudes, de façon à choisir plus tard leurs occupations selon leurs goûts et leurs capacités.

Telle est la véritable égalité, telle qu’elle se dégage des aspirations modernes.

Personne ne songe à nier la supériorité de l’intelligence, ni l’autorité du technicien. Il semble, en tout cas, que le sentiment d’égalité qui tend à se développer de plus en plus, tout en reconnaissant les droits de l’intelligence et de la technique, ne permettra pas d’instaurer de nouveaux privilèges, même en faveur du mérite qui se suffit souvent a lui-même.

Quelle que soit la forme que prendra plus tard l’arrangement social, l’opinion s’élèvera sans doute contre des rémunérations disproportionnées entre les diverses catégories de travailleurs, comme celle qui existe entre le gérant du familistère de Guise et les simples ouvriers. Si des différences existent, il est possible qu’elles consistent dans plus d’indépendance dans le travail, plus de facilité de loisirs et de déplacements, sans compter la joie de l’initiative et de la recherche, la conscience de la valeur propre et de l’influence acquise, et que ce soit là une récompense assez grande, même pour les créateurs de génie.

Comme le progrès technique qui aboutit ou devrait aboutir à plus de loisirs, comme le progrès social, le progrès moral se résoud dans la tendance à la liberté, une liberté qui n’est possible que dans une société où la disparition de l’inégalité des classes permettrait l’épanouissement de la morale de confiance.

 

M. PIERROT.

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