Aristote, dans sa Politique, livre 1er, chapitre III, a retracé en quelques lignes l'histoire de la monnaie, et il n'y a pas grand' chose à ajouter, après tant de siècles, à ce raccourci : « On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fut aisément maniable dans les usages habituels de la vie : ce fut du fer, par exemple, de l'argent ou telle autre substance, dont on détermina d'abord la dimension et le poids et qu'enfin, pour se débarrasser d'un continuel mesurage, on marqua d'une empreinte particulière, signe de sa valeur ou plus exactement de son poids et titre ».
Mais ce n'est qu'après
de longs, très longs tâtonnements que les sociétés humaines ont fini par
adopter, comme instrument d'échange, un métal précieux, qui ne fut pas
toujours, comme le remarque Aristote, l'argent, l'or ou même le platine.
Non seulement on s'est
servi du fer, mais on a employé (et on emploie encore) le cuivre, le plomb, I'électrum (alliage de 3/4
d'or et 1/4 d'argent) ; bref un corps présentant les avantages nécessaires à un
outil de troc : homogénéité, inaltérabilité, divisibilité, malléabilité,
facilité de transport.
À l'enfance de la
civilisation, on s'est servi de têtes de bétail. Homère chante que tandis que
l'armure de Diomède ne coûte que 9 boeufs, celle de Glaucus e coûte 100. On a
employé comme monnaie : les coquilles dans l'Amérique du Nord, les cauris en
Guinée, le sel à Sumatra et au Mexique, des bouts de paille au Congo, le thé en
T'artarie chinoise, le sel et la poudre en Abyssinie, des fourrures dans le territoire
de la Baie d'Hudson et ces instruments d'échange ne sont pas encore complètement
tombés en désuétude.
Jusqu'à Pierre le
Grand, on employait le cuir comme monnaie en Moscovie. Dans les Massachusetts,
en 1641, le blé était légalement accepté comme paiement des dettes. En 1669, le
tabac servait de monnaie en Virginie. En, 1812, selon ce qu'écrit Adam Smith,
dans sa « Richesse des Nations », des tenanciers de cabarets écossais
acceptaient encore des clous comme paiement de l'ale qu'ils débitaient.
Enfin, jusqu'à la
révolution de 1868, les marchandises et les traitements des fonctionnaires
étaient, au Japon, évalués en riz. L'emploi des bestiaux comme monnaie, chez
les peuples habitant les rives de la Méditerranée, a laissé de tels souvenirs
qu'il a formé le mot pecunia, pécune. On s'est servi, à l'origine de
l'apparition de la monnaie métallique, de barres ou lingots. Dans son Histoire
Naturelle, Pline raconte que jusqu'au temps de Servius Tellius, les Romains se
servaient, pour leurs échanges, de barres de cuivre grossières. Mais le système
des lingots d'or et d'argent, quand ces métaux précieux furent utilisés,
présentaient de graves inconvénients : il fallait les peser et les « essayer ».
Quand Abraham achète un champ à un personnage du nom d'Ephron pour y ensevelir
sa femme Sara, il pèse les 400 sicles d'argent qu'il lui a coûté « en présence
des fils de Heth » et probablement de tous ceux qui entraient par la porte de
la ville. (Genèse, XXIII.) Plus tard, pour éviter tant de complications –
poids, présence de témoins – on trouva plus commode de frapper les lingots d'un
sceau officiel, garantissant d'abord la qualité ou l'aloi du métal, puis son
poids. Le commerce prenant de grandes proportions, on finit vers le VIIème
siècle avant l'ère ulgaire par avoir recours aux pièces de monnaie,
c'est-à-dire à des lingots généralement cylindriques de très petite épaisseur,
dont des empreintes, sur la face comme sur le revers, garantiraient l'aloi et
la valeur d'échange, lui conféreraient droit de circulation. La pesée ne
devenait nécessaire que dans le cas où l'on craignait la fraude.
Jusqu'à une époque
récente, les marchands chinois étaient invariablement munis d'une petite
balance destinée à peser les lingots, la poudre ou les fils d'or ou d'argent.
L'Égypte des Pharaons
ne connut pas les pièces de monnaie. On se servit tomme instrument de troc :
d'or, d'argent, d'electrum, de cuivre, de plomb, de fer qu'on manipulait sous
la forme de pépites, de bourses (contenant paillettes ou poudre), de briques
(tuiles, barres, plaques), d'anneaux – forme la plus fréquente –appelée
tabnous, divisés en dix kites.
En Grèce, dans les
colonies grecques ou les pays influencés par la civilisation hellénique, on a
employé plusieurs systèmes monétaires qui dépendaient des circonstances
politiques et des conditions commerciales des villes ou pays de frappe, mais
quel que fut le système, la drachme (sicle des orientaux) ou la double drachme
ou statère, constituait la pièce principale ou étalon.
Dans le système
eginétique la drachme d'argent pèse 6 gr. 28 Dans le système lydien
le statère d'électrum
15 gr.90
La drachme d'argent
attique 4 gr. 36
Le sicle médique ou
drachme perse 5 gr. 60
Le double-drachme ou
statère d'argent phénicien 11 gr. 20
Le Statère ou double-drachme
d'or d'Alexandre 8 gr. 60
Le sicle ou drachme
d'argent juif, à l'époque des Macchabées 14 gr. 25
Le statère ou
double-drachme d'argent corinthien 8 gr. 22
À comparer avec
l'ancienne pièce française de 1 franc (5 francs de notre monnaie actuelle) en
argent pesant 5 grammes et la pièce d'or de 10 francs d'avant guerre pesant 3
gr. 226.
Le denier ou drachme
d'argent romain pèse 4 gr. 30, le denier d'argent carolingien, puis féodal,
n'atteint plus que 2 à 3 grammes. Les Grecs avaient une monnaie de compte
qu'ils appelaient talent (talenton équivaut à plateau de balance,
poids) et qui représentait la valeur d'une somme d'or ou d'argent pesant le
poids d'un talent (poids variable, mais qu'on peut évaluer en moyenne à 19 kg
500). La drachme grecque se subdivisait en hémidrachme ou triobole, diobole ou
1/3 de drachme, l'obole ou 1/6 de drachme, l'hémi-obole. C'était le système
duodécimal.
Nous le retrouvons
d'ailleurs chez les Romains. L'as de cuivre de Servius Tellius qui pesait une
livre romaine (327 gr.) était divisé en 12 onces. Il fallut attendre jusqu'en
269 avant l'ère vulgaire pour frapper de la monnaie d'argent à Rome et comme
l'atelier de monnayage était situé dans une dépendance du temple de Junon Moneta
(l'avertisseuse), on donna le nom de moneta (d'où, provient notre mot «
monnaie ») aux espèces qui y étaient frappées. L'or ne fut frappé à Rome qu'au
temps de Sylla. L'antique denier romain était divisé en deux quinaires,
euxmêmes divisés en deux sesterces. Sous l'empire romain, la pièce étalon d'or
est l'aureus. Constantin établit une nouvelle pièce étalon, le solidus d'or,
qui devient, en nos contrées, le sol ou sou.
En France, à partir du
moment où le pouvoir central s'affirma, on compta en livres tournois (de Tours,
où existait un atelier de monnayage). La Livre tournois se divisait en 20 sols,
le sol en 12 deniers, le denier en 2 oboles, l'obole en 2 pite, la pite en 2
semi-pites. Il va sans dire qu'on n'a jamais frappé de livres tournois.
La livre tournois a
constamment tendu à diminuer de valeur. En la comparant au franc-or d'avant
guerre, elle a valu : de 1258 à 1278 : 20 fr. 26 – de 1278 à 1295 : 20,11 – de
1330 à 1337 : 18,32 – de 1360 à 1,369 : 10,82. En 1400, elle ne valait plus que
9 fr. 81 ; en 1450 : 7,12 ; en 1500 : 5,47 ; en 1559 : 4,06 ; en 1600 : 3,15 ; en
,1650 : 2,02 ; en 1700 : l,52 ; en 1750 : 1,02 ; en 1800 : 0,99. Le prix du
métal baissait, mais l'unité monétaire perdait, parallèlement, de son pouvoir
d'achat. Il suffit de multiplier par 5 pour convertir les chiffres ci-dessus en
francs stabilisés.
Au moyen-âge et dans
les temps modernes, pour faire face à leurs embarras financiers les souverains
altéraient la monnaie, en modifiaient la valeur à leur gré, ce qui n'était
qu'un expédient tout passager, d'ailleurs, les utilités de consommation ne
subissant de fluctuations de valeur que dans une limite assez restreinte. L'altération
du poids ou du titre des monnaies, les modifications imposées à leur valeur
n'avaient d'effet que dans les paiements que l'État avait à effectuer à ses créanciers
sur le moment. Après quelques années de chaos, les prix des marchandises et les
salaires finissaient par s'harmoniser avec la nouvelle monnaie. On a discuté
très sérieusement sur le droit du Prince (ou de l'État) d'altérer la monnaie ou
de faire varier sa valeur. Nicolas Onesme conseiller de Charles V (comme Bodin au
XVIème siècle) ne lui reconnaissaient pas cette puissance. Le conseiller d'État
Lebret. (XVIIème siècle) reconnaît au Prince, au contraire, le droit de hausser
ou de baisser, le prix de la monnaie quand ses affaires l'exigent.
Montesquieu (Esprit des
Lois, XXII, chap. 11) et le juriste Pothier sont du même avis, avis qu'a
confirmé le Code Civil en son article 1895, qui énonce que « l'obligation qui
résulte d'un prêt en argent, n'est toujours que de la somme numérique énoncée
au contrat. S'il y a eu augmentation ou diminution d'espèces avant l'époque du
payement, le débiteur doit rendre la somme numérique prêtée, et ne doit rendre
que cette somme dans les espèces ayant cours au moment du payement ». Au fond,
c'est la thèse de Philippe-le-Bel qui a prévalu, mais, comparé aux
stabilisations d'après-guerre, son faux monnayage apparaît comme lamentable : les
ministres des finances de ce roi fameux n'étaient que des apprentis au regard
de nos conseillers ès-finances contemporains. L'or et l'argent ayant été trouvés
trop incommodes on a fini par remplacer, pour les grosses transactions, la
monnaie métallique par la « monnaie fiduciaire » –billets de banque d'État,
bons du Trésor – dont l'emploi repose sur la confiance et le crédit,
c'est-à-dire sur l'assurance qu'elle peut être à volonté échangeable ou remboursable
contre de la monnaie métallique. Il est évident que l'emploi de la monnaie
fiduciaire saine évite non seulement l'usure et les ennuis du transport, mais des
frais d'assurance, etc.
Quand l'État ne se trouve
plus en mesure de rembourser par de la monnaie métallique la monnaie
fiduciaire, il décrète que cette dernière aura cours forcé et le papier-monnaie
devient l'unique instrument d'échange des habitants du territoire où son emploi
est devenu obligatoire. Que nous voilà loin du lingot primitif, monnaie réelle
! Quelle évolution de cette barre de métal qu'on pesait et qu'on essayait de façon
à ne point être trompé ni sur la qualité ni sur la quantité, au billet de
banque dont la circulation est imposée et dont la valeur est fictive, puisque
non remboursable.
Dans ses Premières
Notions d'Économie politique, M. Charles Gide écrit que la monnaie « est un
des plus admirables instruments inventés par l'homme, tout comme l'alphabet ou
le système décimal et qui, tout comme ceux-ci, peut servir indifféremment au
mal ou au bien ». Citant l'exemple de certains pays d'Afrique où, en partie, à
cause du manque de monnaie, les Noirs sont victimes de l'exploitation la plus
éhontée, il constate que « l'avènement de la monnaie est pour eux une libération
».
Si la plupart des
communistes-anarchistes prévoient – un peu trop hâtivement – la suppression de
toute monnaie dans les transactions que les humains peuvent conclure entre eux
– un grand nombre d'individualistes anarchistes (spécialement ceux rattachés à
la tendance B. Tucker - J.-H. Mackay – E. Armand) revendiquent le droit d'user
d'une valeur d'échange-monnaie au cours des transactions qu'ils peuvent avoir à
réaliser soit avec les autres humains, soit plus simplement avec leurs
camarades. La frappe libre de la monnaie métallique et la libre émission de la monnaie
fiduciaire figurent en bonne place dans la liste de leurs revendications. Du
moment qu'on se refuse à admettre le communisme général de la production et de
la consommation, cette attitude est compréhensible et évidemment justifiable.
Les individualistes anarchistes n'acceptent point qu'il suffise à un être quelconque
de se présenter à un comptoir ou à un magasin – sans justification du travail
intellectuel ou manuel qu'il a accompli – pour se procurer tout ce dont il a besoin.
Il n'admettent pas la suppression de l'échange entre individus pris personnellement
ni son remplacement par un centre privilégié, imposant son intervention. Ils
veulent pouvoir jouir personnellement du produit intégral de leur labeur obtenu
sans l'exploitation du travail d'autrui et cela grâce à leur possession, à titre
individuel et inaliénable, du moyen de production (sol, outils, engins divers).
L'échange direct entre producteurs-consommateurs, isolés ou associations, sous entend
une valeur et peu importe sa base : peine que l'objet ou la transformation de la
parcelle de matière a coûté ou rareté de l'utilité. La monnaie apparaît comme
la représentation ou le signe représentatif par excellence de cette valeur ou affirmation
de l'effort personnel.
Peu importe,
d'ailleurs, au point de vue anarchiste, la forme et la base de la monnaie
servant aux échanges ou trocs entre isolés, associations ou fédérations d'associations.
Dans un milieu individualiste où n'existeraient ni domination, ni exploitation
ou interventionnisme d'un genre quelconque, les étalons, les mesures de la
valeur, les instruments d'échange pourraient varier à l'infini. Ils se concurrenceraient
et cette concurrence-émulation assurerait leur perfectionnement.
Chaque personne, chaque
association se rallierait au système cadrant avec : son déterminisme, s'il
s'agit d'individualités – avec le but qu'elle se propose, s'il s'agit
d'associations. Par conséquent, de l'individu ou de l'association frappant ou émettant
par ses propres moyens sa valeur d'échange-monnaie à l'association créée spécialement
pour frapper de la monnaie métallique ou de la monnaie fiduciaire, il y a de la
marge. Comme il y a de la marge du bon-heure de travail ou du bon de consommation
à la pièce de monnaie-instrument d'échange. Or, il n'est aucune de ces
conceptions qui ne puisse trouver place en une économie individualiste anarchiste.
D'où s'ensuit que les individualistes considèrent comme relevant de l'ordre
archiste tout milieu social, toute organisation qui les empêcherait de se
servir de monnaie ou valeur d'échange, ou encore d'en préconiser l'emploi.
– E. ARMAND.
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