dimanche 4 septembre 2022

MONNAIE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

Aristote, dans sa Politique, livre 1er, chapitre III, a retracé en quelques lignes l'histoire de la monnaie, et il n'y a pas grand' chose à ajouter, après tant de siècles, à ce raccourci : « On convint de donner et de recevoir dans les échanges une matière qui, utile par elle-même, fut aisément maniable dans les usages habituels de la vie : ce fut du fer, par exemple, de l'argent ou telle autre substance, dont on détermina d'abord la dimension et le poids et qu'enfin, pour se débarrasser d'un continuel mesurage, on marqua d'une empreinte particulière, signe de sa valeur ou plus exactement de son poids et titre ».

Mais ce n'est qu'après de longs, très longs tâtonnements que les sociétés humaines ont fini par adopter, comme instrument d'échange, un métal précieux, qui ne fut pas toujours, comme le remarque Aristote, l'argent, l'or ou même le platine.

Non seulement on s'est servi du fer, mais on a employé (et on emploie encore) le  cuivre, le plomb, I'électrum (alliage de 3/4 d'or et 1/4 d'argent) ; bref un corps présentant les avantages nécessaires à un outil de troc : homogénéité, inaltérabilité, divisibilité, malléabilité, facilité de transport.

À l'enfance de la civilisation, on s'est servi de têtes de bétail. Homère chante que tandis que l'armure de Diomède ne coûte que 9 boeufs, celle de Glaucus e coûte 100. On a employé comme monnaie : les coquilles dans l'Amérique du Nord, les cauris en Guinée, le sel à Sumatra et au Mexique, des bouts de paille au Congo, le thé en T'artarie chinoise, le sel et la poudre en Abyssinie, des fourrures dans le territoire de la Baie d'Hudson et ces instruments d'échange ne sont pas encore complètement tombés en désuétude.

Jusqu'à Pierre le Grand, on employait le cuir comme monnaie en Moscovie. Dans les Massachusetts, en 1641, le blé était légalement accepté comme paiement des dettes. En 1669, le tabac servait de monnaie en Virginie. En, 1812, selon ce qu'écrit Adam Smith, dans sa « Richesse des Nations », des tenanciers de cabarets écossais acceptaient encore des clous comme paiement de l'ale qu'ils débitaient.

Enfin, jusqu'à la révolution de 1868, les marchandises et les traitements des fonctionnaires étaient, au Japon, évalués en riz. L'emploi des bestiaux comme monnaie, chez les peuples habitant les rives de la Méditerranée, a laissé de tels souvenirs qu'il a formé le mot pecunia, pécune. On s'est servi, à l'origine de l'apparition de la monnaie métallique, de barres ou lingots. Dans son Histoire Naturelle, Pline raconte que jusqu'au temps de Servius Tellius, les Romains se servaient, pour leurs échanges, de barres de cuivre grossières. Mais le système des lingots d'or et d'argent, quand ces métaux précieux furent utilisés, présentaient de graves inconvénients : il fallait les peser et les « essayer ». Quand Abraham achète un champ à un personnage du nom d'Ephron pour y ensevelir sa femme Sara, il pèse les 400 sicles d'argent qu'il lui a coûté « en présence des fils de Heth » et probablement de tous ceux qui entraient par la porte de la ville. (Genèse, XXIII.) Plus tard, pour éviter tant de complications – poids, présence de témoins – on trouva plus commode de frapper les lingots d'un sceau officiel, garantissant d'abord la qualité ou l'aloi du métal, puis son poids. Le commerce prenant de grandes proportions, on finit vers le VIIème siècle avant l'ère ulgaire par avoir recours aux pièces de monnaie, c'est-à-dire à des lingots généralement cylindriques de très petite épaisseur, dont des empreintes, sur la face comme sur le revers, garantiraient l'aloi et la valeur d'échange, lui conféreraient droit de circulation. La pesée ne devenait nécessaire que dans le cas où l'on craignait la fraude.

Jusqu'à une époque récente, les marchands chinois étaient invariablement munis d'une petite balance destinée à peser les lingots, la poudre ou les fils d'or ou d'argent.

L'Égypte des Pharaons ne connut pas les pièces de monnaie. On se servit tomme instrument de troc : d'or, d'argent, d'electrum, de cuivre, de plomb, de fer qu'on manipulait sous la forme de pépites, de bourses (contenant paillettes ou poudre), de briques (tuiles, barres, plaques), d'anneaux – forme la plus fréquente –appelée tabnous, divisés en dix kites.

En Grèce, dans les colonies grecques ou les pays influencés par la civilisation hellénique, on a employé plusieurs systèmes monétaires qui dépendaient des circonstances politiques et des conditions commerciales des villes ou pays de frappe, mais quel que fut le système, la drachme (sicle des orientaux) ou la double drachme ou statère, constituait la pièce principale ou étalon.

Dans le système eginétique la drachme d'argent pèse 6 gr. 28 Dans le système lydien

 

le statère d'électrum 15 gr.90

La drachme d'argent attique 4 gr. 36

Le sicle médique ou drachme perse 5 gr. 60

Le double-drachme ou statère d'argent phénicien 11 gr. 20

Le Statère ou double-drachme d'or d'Alexandre 8 gr. 60

Le sicle ou drachme d'argent juif, à l'époque des Macchabées 14 gr. 25

Le statère ou double-drachme d'argent corinthien 8 gr. 22

À comparer avec l'ancienne pièce française de 1 franc (5 francs de notre monnaie actuelle) en argent pesant 5 grammes et la pièce d'or de 10 francs d'avant guerre pesant 3 gr. 226.

Le denier ou drachme d'argent romain pèse 4 gr. 30, le denier d'argent carolingien, puis féodal, n'atteint plus que 2 à 3 grammes. Les Grecs avaient une monnaie de compte qu'ils appelaient talent (talenton équivaut à plateau de balance, poids) et qui représentait la valeur d'une somme d'or ou d'argent pesant le poids d'un talent (poids variable, mais qu'on peut évaluer en moyenne à 19 kg 500). La drachme grecque se subdivisait en hémidrachme ou triobole, diobole ou 1/3 de drachme, l'obole ou 1/6 de drachme, l'hémi-obole. C'était le système duodécimal.

Nous le retrouvons d'ailleurs chez les Romains. L'as de cuivre de Servius Tellius qui pesait une livre romaine (327 gr.) était divisé en 12 onces. Il fallut attendre jusqu'en 269 avant l'ère vulgaire pour frapper de la monnaie d'argent à Rome et comme l'atelier de monnayage était situé dans une dépendance du temple de Junon Moneta (l'avertisseuse), on donna le nom de moneta (d'où, provient notre mot « monnaie ») aux espèces qui y étaient frappées. L'or ne fut frappé à Rome qu'au temps de Sylla. L'antique denier romain était divisé en deux quinaires, euxmêmes divisés en deux sesterces. Sous l'empire romain, la pièce étalon d'or est l'aureus. Constantin établit une nouvelle pièce étalon, le solidus d'or, qui devient, en nos contrées, le sol ou sou.

En France, à partir du moment où le pouvoir central s'affirma, on compta en livres tournois (de Tours, où existait un atelier de monnayage). La Livre tournois se divisait en 20 sols, le sol en 12 deniers, le denier en 2 oboles, l'obole en 2 pite, la pite en 2 semi-pites. Il va sans dire qu'on n'a jamais frappé de livres tournois.

La livre tournois a constamment tendu à diminuer de valeur. En la comparant au franc-or d'avant guerre, elle a valu : de 1258 à 1278 : 20 fr. 26 – de 1278 à 1295 : 20,11 – de 1330 à 1337 : 18,32 – de 1360 à 1,369 : 10,82. En 1400, elle ne valait plus que 9 fr. 81 ; en 1450 : 7,12 ; en 1500 : 5,47 ; en 1559 : 4,06 ; en 1600 : 3,15 ; en ,1650 : 2,02 ; en 1700 : l,52 ; en 1750 : 1,02 ; en 1800 : 0,99. Le prix du métal baissait, mais l'unité monétaire perdait, parallèlement, de son pouvoir d'achat. Il suffit de multiplier par 5 pour convertir les chiffres ci-dessus en francs stabilisés.

Au moyen-âge et dans les temps modernes, pour faire face à leurs embarras financiers les souverains altéraient la monnaie, en modifiaient la valeur à leur gré, ce qui n'était qu'un expédient tout passager, d'ailleurs, les utilités de consommation ne subissant de fluctuations de valeur que dans une limite assez restreinte. L'altération du poids ou du titre des monnaies, les modifications imposées à leur valeur n'avaient d'effet que dans les paiements que l'État avait à effectuer à ses créanciers sur le moment. Après quelques années de chaos, les prix des marchandises et les salaires finissaient par s'harmoniser avec la nouvelle monnaie. On a discuté très sérieusement sur le droit du Prince (ou de l'État) d'altérer la monnaie ou de faire varier sa valeur. Nicolas Onesme conseiller de Charles V (comme Bodin au XVIème siècle) ne lui reconnaissaient pas cette puissance. Le conseiller d'État Lebret. (XVIIème siècle) reconnaît au Prince, au contraire, le droit de hausser ou de baisser, le prix de la monnaie quand ses affaires l'exigent.

Montesquieu (Esprit des Lois, XXII, chap. 11) et le juriste Pothier sont du même avis, avis qu'a confirmé le Code Civil en son article 1895, qui énonce que « l'obligation qui résulte d'un prêt en argent, n'est toujours que de la somme numérique énoncée au contrat. S'il y a eu augmentation ou diminution d'espèces avant l'époque du payement, le débiteur doit rendre la somme numérique prêtée, et ne doit rendre que cette somme dans les espèces ayant cours au moment du payement ». Au fond, c'est la thèse de Philippe-le-Bel qui a prévalu, mais, comparé aux stabilisations d'après-guerre, son faux monnayage apparaît comme lamentable : les ministres des finances de ce roi fameux n'étaient que des apprentis au regard de nos conseillers ès-finances contemporains. L'or et l'argent ayant été trouvés trop incommodes on a fini par remplacer, pour les grosses transactions, la monnaie métallique par la « monnaie fiduciaire » –billets de banque d'État, bons du Trésor – dont l'emploi repose sur la confiance et le crédit, c'est-à-dire sur l'assurance qu'elle peut être à volonté échangeable ou remboursable contre de la monnaie métallique. Il est évident que l'emploi de la monnaie fiduciaire saine évite non seulement l'usure et les ennuis du transport, mais des frais d'assurance, etc.

Quand l'État ne se trouve plus en mesure de rembourser par de la monnaie métallique la monnaie fiduciaire, il décrète que cette dernière aura cours forcé et le papier-monnaie devient l'unique instrument d'échange des habitants du territoire où son emploi est devenu obligatoire. Que nous voilà loin du lingot primitif, monnaie réelle ! Quelle évolution de cette barre de métal qu'on pesait et qu'on essayait de façon à ne point être trompé ni sur la qualité ni sur la quantité, au billet de banque dont la circulation est imposée et dont la valeur est fictive, puisque non remboursable.

Dans ses Premières Notions d'Économie politique, M. Charles Gide écrit que la monnaie « est un des plus admirables instruments inventés par l'homme, tout comme l'alphabet ou le système décimal et qui, tout comme ceux-ci, peut servir indifféremment au mal ou au bien ». Citant l'exemple de certains pays d'Afrique où, en partie, à cause du manque de monnaie, les Noirs sont victimes de l'exploitation la plus éhontée, il constate que « l'avènement de la monnaie est pour eux une libération ».

Si la plupart des communistes-anarchistes prévoient – un peu trop hâtivement – la suppression de toute monnaie dans les transactions que les humains peuvent conclure entre eux – un grand nombre d'individualistes anarchistes (spécialement ceux rattachés à la tendance B. Tucker - J.-H. Mackay – E. Armand) revendiquent le droit d'user d'une valeur d'échange-monnaie au cours des transactions qu'ils peuvent avoir à réaliser soit avec les autres humains, soit plus simplement avec leurs camarades. La frappe libre de la monnaie métallique et la libre émission de la monnaie fiduciaire figurent en bonne place dans la liste de leurs revendications. Du moment qu'on se refuse à admettre le communisme général de la production et de la consommation, cette attitude est compréhensible et évidemment justifiable. Les individualistes anarchistes n'acceptent point qu'il suffise à un être quelconque de se présenter à un comptoir ou à un magasin – sans justification du travail intellectuel ou manuel qu'il a accompli – pour se procurer tout ce dont il a besoin. Il n'admettent pas la suppression de l'échange entre individus pris personnellement ni son remplacement par un centre privilégié, imposant son intervention. Ils veulent pouvoir jouir personnellement du produit intégral de leur labeur obtenu sans l'exploitation du travail d'autrui et cela grâce à leur possession, à titre individuel et inaliénable, du moyen de production (sol, outils, engins divers). L'échange direct entre producteurs-consommateurs, isolés ou associations, sous entend une valeur et peu importe sa base : peine que l'objet ou la transformation de la parcelle de matière a coûté ou rareté de l'utilité. La monnaie apparaît comme la représentation ou le signe représentatif par excellence de cette valeur ou affirmation de l'effort personnel.

Peu importe, d'ailleurs, au point de vue anarchiste, la forme et la base de la monnaie servant aux échanges ou trocs entre isolés, associations ou fédérations d'associations. Dans un milieu individualiste où n'existeraient ni domination, ni exploitation ou interventionnisme d'un genre quelconque, les étalons, les mesures de la valeur, les instruments d'échange pourraient varier à l'infini. Ils se concurrenceraient et cette concurrence-émulation assurerait leur perfectionnement.

Chaque personne, chaque association se rallierait au système cadrant avec : son déterminisme, s'il s'agit d'individualités – avec le but qu'elle se propose, s'il s'agit d'associations. Par conséquent, de l'individu ou de l'association frappant ou émettant par ses propres moyens sa valeur d'échange-monnaie à l'association créée spécialement pour frapper de la monnaie métallique ou de la monnaie fiduciaire, il y a de la marge. Comme il y a de la marge du bon-heure de travail ou du bon de consommation à la pièce de monnaie-instrument d'échange. Or, il n'est aucune de ces conceptions qui ne puisse trouver place en une économie individualiste anarchiste. D'où s'ensuit que les individualistes considèrent comme relevant de l'ordre archiste tout milieu social, toute organisation qui les empêcherait de se servir de monnaie ou valeur d'échange, ou encore d'en préconiser l'emploi.

 

– E. ARMAND.

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