How to turn a sphere inside out
Tout peut changer. A quiconque partagerait un élan de cette proposition: nous te saluons non pas une, mais trois fois.
Dans la chair d'une époque où les jours se ressemblent, par quelle pore respire encore la poésie? Quels miroirs faut-il traverser pour se retrouver face aux grandes révolutions des siècles? Certains, dans leur tentative de saisir l'inimaginable retour à tout, ont fait brûler la poésie comme une nécessité. Qui pourrait bien s'aviser d'avoir l'indécence de leur demander une justification? Quel homme a pu dire un jour: "Où s'arrête l'angoisse, commence la ferveur"? Il faut dire: toutes les traversées sont à rejouer, malgré et précisément à cause de l'indifférence qui s'accroit de jour en jour, car nous avons soif d'un grand bouleversement. Ni les révolutions de palais, ni l'esthétisation d'un coin du désastre présent, ni les misérables techniques de la pseudo-élévation spirituelle de l'individu ne sauraient participer d'un quelconque étanchement d'une telle soif. Il faut que le monde entier s'embrase: goutte par-ci, flamme par-là. Sommes-nous des fossiles si nous voulons l'épreuve au point de non-retour, des mystères? Nous ne voulons renoncer ni aux exigences du poète ni aux exigences du révolutionnaire. Et puis, si nous sommes capables d'imaginer des eaux fraiches comme le sourire de calcaire d'un alligator, c'est que pareilles choses doivent bien exister quelque part. Le passé à tête de sphinx sans cesse nous hante. Et nous voulons dire que c'est lâcheté que de ne point chercher ce que l'on aime, même si on ne l'a pas connu. Si nous ignorons comment, réellement, la poésie et la révolution peuvent se nouer comme un corps se mêle à un corps, nous savons pour le moins que, dans l'une comme dans l'autre, respirent d'autres hommes, et que ceux-là, certainement, sont nos frères.
"L'expérience même s'est vu assigner des limites. Elle tourne dans une cage d'où il est de plus en plus difficile de la faire sortir" (André Breton). Ce jugement porté il y a maintenant près d'un siècle vaut d'autant plus aujourd'hui; et il revient aux surréalistes d'avoir formulé, contre cette réalité et pour notre temps, une insurrection qui aurait la forme d'une expansion radicale de la sensibilité: "Le surréalisme" [...] est un moyen de libération totale de l'esprit et de tout ce qui lui ressemble", "un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves, et au besoin par des marteaux matériels" ( Déclaration du 27 janvier 1925).
L'une des seules tâches qui nous semblent valables aujourd'hui, c'est de défaire le sort d'oubli jeté sur cette insurrection, et tout ce qui lui ressemble. Et cela, ce n'est pas un travail poussiéreux d'archiviste, mais l'épreuve même de notre vie, celle qui déplie tout le reste.
Dans cette quête pour recouvrer la mémoire des possibles enterrés sous le poids de ce qui s'est réalisé, nous devons beaucoup à notre lecture des poètes et révolutionnaires de Front noir, grands frères de la même soif. En 1962, alors que le surréalisme ne devait plus qu'un label artistique (dont l'enseignement scolaire hérite aujourd'hui), qu'une cohorte d'artistes de la même "tendance" s'était définitivement rangée du côté du marché des professionnels de la création, la revue Front noir publie sa "lettre ouverte au groupe surréaliste". Les exigences premières de la révolte surréaliste y sont rappelées: la poésie ne saurait se satisfaire de l'ensemble de l'ordre social. Or, après 1945, les membres du groupe surréaliste "officiel" se sont tant détournés de la question révolutionnaire qu'ils s'accommodent par opportunisme politique des révolutions nationales tiers-mondistes, c'est-à-dire aussi des perspectives politiques et des modes d'organisation que ces "révolutions nationales" portaient avec elles, au côté des intellectuels de gauche du communisme étatique.
Front noir, à rebours de la mise au pas de l'histoire révolutionnaire au sein de la vision officielle du communisme d'état et du parti autoritaire, réaffirme les principes internationalistes et anti-étatique de l'utopie socialiste, en s'appuyant sur les expériences ouvrières passées d'auto-organisation en conseils. La revue se situe ainsi à l'embouchure du grand oubli, se posant contre l'amnésie d'une histoire officielle: le surréalisme et le socialisme des conseils ouvriers sont deux promesses humaines qui s'opposent autant à l'art dominant qu'à la politique dominante.
Cinquante ans après, nous avons des mots perdus plein la bouche. Il faut sans cesse redoubler d'efforts pour affirmer que lorsque nous parlons de poésie, nous n'évoquons ni un sous-courant de la littérature, ni un passe-temps pour satisfaire quelques existences; et que lorsque nous parlons de révolution, nous ne parlons ni de l'URSS, ni de la volonté de transformer un morceau de territoire donné. Et puis, nous ne voulons pas non plus faire pousser des chrysanthèmes en perpétuant un mémorial distant...
"Les mots perdus", avant d'être le titre de ce numéro, c'est un poème que nous avons voulu vivre, écrit par Gaëtan Langlais et publié dans Front noir . On y trouve une incarnation gravée depuis lors dans la chair des filous: " Faites tourner votre mémoire à l'envers".
A l'échelle d'un jour, d'une nuit, d'une vie, comme à l'échelle de ce qui déborde dans l'histoire et dans l'univers, l'inversion de la mémoire vivante, ramenant les morts à la vie, ne se laissant plus mener par l'unique dimension résignée d'une temporalité passé-présent-avenir aux bornes claires - est une force capable de désenclaver ce qui est ici, maintenant, de sa prison de nécessité. "Ce que j'ai vécu, je le meurs encore": rien n'est perdu dans le temps qui passe et qui laisse des traces.
La Filouterie
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