Étymologiquement, c'est donc le privilège pour un individu, un groupe, une organisation d'être seul à vendre tel ou tel produit. Le sens s'en est étendu aux faits sociaux, aux actes économiques les plus divers. On dit maintenant tout aussi bien le monopole de la vente, ou de l'achat, de la fabrication, de l' extraction, le monopole de l'enseignement, etc. Mais à ce mot s'attache toujours le même caractère d'exclusivité, qu'il s'agisse des faits, de l'usage ou du droit. Pratiquer un monopole consiste (soit légalement) avec l'aide du gouvernement ou de privilèges reconnus et protégés par la loi, (soit en fait par une organisation puissante) a supprimer toute concurrence sur telle ou telle opération économique déterminée.
Proudhon dénonçait déjà
vigoureusement « l'égoïsme monopoleur ». Il disait : « Le monopole est, pour
l'homme qui ne possède ni capitaux, ni propriété, l'interdiction du travail et
du mouvement, l'interdiction de l'air, de la lumière et de la subsistance... Le
monopole s'est enflé jusqu'à égaler le monde ; or un monopole qui embrasse le
monde ne peut demeurer exclusif, il faut qu'il se républicanise ou bien qu'il
crève. » Il signifiait ainsi au monopole total (capitalisme particulier ou
d'État) l'impossibilité d'exister. Le monopole symbolisait à ses yeux cette
redoutable tyrannie économique dont notre siècle aura vu l'apogée et,
souhaitons-le, la défaite.
On range généralement
les monopoles dans trois catégories : les monopoles naturels, les monopoles
fonciers, les monopoles légaux. L'économie moderne s'est enrichie de monopoles
de fait.
Les premiers se
rapportent aux inégalités naturelles, aux capacités de tout ordre qui
différencient les hommes (force physique, adresse, aptitudes techniques, intelligence,
volonté, etc). Ce « privilège devant la vie » influence les vertus productrices
et tend à commander la rémunération de l'effort. Pour ce qu'il écrase le défavorisé
naturel, les écoles socialistes se sont élevées contre ce monopole. Elles tendent
à lui substituer une économie compensatrice dont la formule « De chacun selon
ses forces, à chacun selon ses besoins » est l'expression la plus large. Quelques
essais fragmentaires n'ont pu démontrer la valeur de ce correctif, non plus que
l'infirmer. Il a pour lui nous semble-t-il, la vertu d'introduire l'équité
humaine là où la naissance a prodigué un choquant et douloureux déséquilibre.
Mais il reste à trouver les modalités heureuses qui assureront la vitalité du
principe...
Les monopoles fonciers
ont trait à l'appropriation privée du sol (nous les reverrons à ce dernier
mot). On sait déjà quels dangers fait courir à la collectivité un tel
accaparement. Moins sensible dans les pays où la propriété est fortement divisée,
son arbitraire éclate dans un pays où – comme hier en Russie et aujourd'hui encore
en Angleterre – la richesse foncière est entre les mains d'une poignée de hobereaux...
Les monopoles légaux
qui sont par excellence les monopoles d'État et ceux dont l'État garantit à des
particuliers l'exercice et le fruit, ont pour eux l'apparence de la légitimité,
puisqu'ils fonctionnent sous l'autorisation et le contrôle de l'autorité légale.
On a vu suffisamment en cet ouvrage quelles illusoires garanties offre cette autorité
pour qu'il soit inutile de faire ressortir que ces monopoles – sous le couvert du
bien public et de l'intérêt général – ou poursuivent un but purement fiscal et assurent,
indirectement et hypocritement, une pressuration intense du contribuable, ou
ramènent entre des mains privilégiées les avantages d'exploitation dont tous
les bénéfices devraient revenir à la nation. Ceux du tabac, des allumettes, de
la monnaie, de certaines administrations sont du type du premier ordre. Ceux
des mines, des chemins de fer sont caractéristiques du second.
Le monopole d'État
n'est qu'un impôt déguisé. S'emparant du commerce d'un objet de consommation, l'État en interdit la
fabrication, l'échange et la vente dans le
commerce libre et, naturellement, conserve pour lui tous les bénéfices
de l'opération. Ces monopoles d'État sont une véritable exploitation du
consommateur qui paie fort cher des produits médiocres. On voit couramment les
produits monopolisés, de très mauvaise qualité, être vendus plusieurs fois leur
valeur réelle, tels les allumettes et le
tabac en France. Incapacité, négligence, mépris souverain du public président
librement aux fabrications d'État. N'a t-on pas vu « notre » manufacture
nationale employer, pour ses allumettes, des bois ignifugés ?... Le consommateur
ne peut ni se défendre, ni s'adresser à un concurrent. Notre maitre, l'État,
seul arbitre, est aussi notre unique et couteuse Providence... Il est assez
curieux (et aussi significatif) que des partis politiques, dits d'avant-garde
(socialistes, radicaux-socialistes) aient inscrit dans leurs programmes, la
consolidation des monopoles d'État existants et l'extension du principe de monopole
à d'autres produits. On peut aisément se rendre compte, par le fonctionnement
des monopoles existants, que le consommateur serait livré pieds et
poings liés aux
fantaisies d'une administration complètement irresponsable. Quant aux «
monopole de consentement » – concessions d'exploitation délivrées à certains
individus ou, plus fréquemment, à des compagnies exploitantes – ils constituent
une véritable escroquerie au détriment du public. Beaucoup de services publics
d'intérêt général sont ainsi mis sous la coupe d'une poignée d'exploiteurs.
Exemples probants : les monopoles accordés aux compagnies de chemin de fer,
tramway, gaz, électricité. Ces compagnies commencent généralement à se faire
octroyer de très fortes subventions d'établissements par les pouvoirs publics,
État, départements ou communes. Les actionnaires fournissent le reste. Ensuite,
par des conventions ou avenants passés avec les dits pouvoirs publics, elles majorent
fortement les tarifs de la consommation, sous prétexte d'amortissements. Enfin,
elles se font réserver des garanties d'intérêts ; c'est à dire que les pouvoirs
publics s'engagent à couvrir les déficits éventuels. Les Compagnies de chemin
de fer, en France, ont ainsi reçu de l'État un chiffre élevé de milliards. On
peut dire que le terrain que le terrain, les voies, le matériel et les
bâtiments ont étés payés par l'État, c'est à dire par les contribuables, ce qui
n'empêche pas que tout cela demeure la propriété exclusive de la Compagnie
concessionnaire.
Je pourrais citer
également les exemples de plusieurs compagnies de gaz. Par une majoration des
tarifs du prix du mètre cube et de locations d'appareils, elles amortissent
toute la valeur de leurs usines, matériel, canalisation, etc., en quinze ou vingt
années. Certaines fonctionnent depuis trois quart de siècle et ont ainsi amorti
trois ou quatre fois leur capital. Le montant des actions a même, en certains
cas, été remboursé intégralement. De nouvelles actions ont été délivrées à
titre gratuit aux anciens actionnaires, représentant l'augmentation réelle du
capital – nouvelles installations, nouveau bâtiments, etc. – réalisée avec les
bénéfices des exercices. Les consommateurs, qui n'ont pas la possibilité
d'aller se fournir ailleurs, qui sont scandaleusement rançonnés, qui n'ont pas
la faculté de protester, ont payé le capital initial, ont payé les
améliorations ultérieures, ont tout payé, et ce sont les actionnaires qui
restent propriétaires de l'exploitation. Ceci constitue une véritable escroquerie,
mais escroquerie couverte par les lois et les conventions ayant force de lois.
Dans un pays comme la
France, des milliards sont annuellement extirpés à la consommation, des
fortunes s'échafaudent, sous le couvert du monopole, soi-disant instauré dans
l'intérêt public. Il va sans dire qu'entre les politiciens détenteurs de
fonctions publiques et les dirigeants des compagnies à monopole, c'est le
régime des tractations louches et malhonnêtes, des pots-de-vin, qui est la
règle normale. Pour modifier, à leur avantage, tell ou telle clause de la
convention, les dirigeants de la compagnie n'hésitent pas à récompenser
largement le politicien qui leur facilite l'opération. Ce genre de monopole a
une autre conséquence très importante au point de vue de l'économie sociale :
il constitue une entrave sérieuse au développement du
progrès technique.
Telle invention nouvelle, par exemple, ou quelque perfectionnement peut amener
un produit concurrent à diminuer la consommation du produit monopolisé. Pesant
de toute la force de leurs relations, les compagnies à monopoles font décréter
des mesures pour tuer dans l'oeuf cette concurrence. Le transport des produits
lourds par voie fluviale a été très entravé par les Compagnies de chemins de
fer, lesquelles ont fait pression sur les gouvernants pour qu'on ne les
facilite pas, qu'on les décourage, au contraire, par toute une série de «
raisons ».
L'automobilisme –
surtout sous la forme autobus – aurait dû depuis longtemps permettre des
communications entre les communes rurales qui, en majorité, n'ont pas de gares.
On a tout fait pour faire échec à cette commodité, qui aurait réduit le trafic
ferroviaire. Et si maintenant des lignes d'autobus s'établissent avec plus de
fréquence, c'est que, par un accord, leur exploitation a été livrée aux compagnies
de chemins de fer, qui complètent ainsi leur monopole de la voie ferrée par le
monopole des transports en commun sur route.
Les concessions
minières sont également une autre sorte de monopole. Par loi ou décret, on a
conféré à une société ou à une individualité le droit exclusif d'extraire la
houille ou le minerai sur tel territoire déterminé. Toute l'exploitation minière
ayant ainsi été répartie entre quelques compagnies, il en 'résulte que la consommation
se trouve livrée aux appétits des concessionnaires de ces compagnies, lesquels
réalisent de ce chef des profits scandaleux. On cite telle compagnie de mines,
dont les actions, émises à mille francs, il y a 50 ou 75 ans, se négocient
couramment à des centaines de milliers de francs – après avoir été totalement
remboursées aux actionnaires.
C'est surtout dans les
colonies que le régime des concessions et monopoles privés s'épanouit sans
mesure. Sur d'immenses superficies, le monopole de la culture est attribué à
certaines sociétés. Également le monopole du commerce, des ports, etc., etc. On
est allé jusqu'à établir l'esclavage (dénommé travail forcé) au profit des
compagnies à monopole, en leur accordant le droit de réquisitionner la main-d'oeuvre,
de la faire travailler et de la payer suivant le régime du bon plaisir des
administrateurs.
À côté de ces monopoles
officiellement reconnus et légalisés, il y a les monopoles de fait,
organisés par les trusts (voir ce mot), cartels ou consortiums capitalistes.
Quelques gros magnats
d'une industrie, ou quelques financiers, réalisent une entente pour mettre la
main sur toute cette industrie. Soit en absorbant les concurrents par libre
accord ou en achetant leurs actions, soit en les tuant par la concurrence et le
« dumping », ils parviennent, en fait, à devenir (nationalement ou internationalement)
les maîtres de la dite industrie, pour la fabrication, les échanges et la
vente. Dès le moment où ils ont ainsi réalisé un véritable monopole de fait, où
la consommation doit obligatoirement passer sous leurs fourches caudines, ils
se conduisent comme les dirigeants des sociétés à monopole légal. Les consommateurs,
ne pouvant plus se défendre, sont rançonnés sans merci ; et les monopolistes,
raréfiant à volonté les produits du marché, en fixent les prix à leur convenance,
et réalisent, de ce fait, de formidables profits. Sous quelque forme qu'il se
présente, le monopole n'est qu'une entreprise de spéculation, un pacte de
famine, une escroquerie. Le monopole n'a qu'un objectif : mettre en coupe
réglée la consommation, tondre le consommateur.
Les économistes qui
défendent la société bourgeoise prétendent que l'équilibre économique s'y
établit tout naturellement par le jeu du marché libre, de la concurrence. Il
peut y avoir, disent-ils, des périodes troublées où la concurrence ne joue
plus, mais cela ne peut être que provisoire, temporaire. La loi de l'offre et
de la demande rétablit automatiquement un équilibre normal des prix. Une
marchandise vendue chère attire les producteurs qui se dépêchent d'en
fabriquer, et cette affluence de la production fait baisser les prix.
Tout cela, c'est de la
théorie bourgeoise, mais la réalité est toute autre. On peut affirmer, sans
crainte de démenti, que la libre concurrence n'existe pas dans la majorité des
cas. Les monopoles des États, les monopoles des services d'intérêt public, les
monopoles de fait créés dans les industries essentielles, les monopoles établis
par des mesures douanières, ont, dans la pratique, à peu près supprimé la concurrence.
La consommation est à la merci des industries et des trafics privilégiés, des
compagnies concessionnaires. Cette théorie de l'équilibre par la concurrence
est une pure hypocrisie. Si l'on recherchait l'origine de toutes les grandes
fortunes, on trouverait, neuf fois sur dix, à la source, un monopole
quelconque, officiel ou non.
En fait, grâce à la
pratique du monopole, les États d'une part, les organismes capitalistes d'autre
part, ont pratiqué l'accaparement des produits et permis ainsi la réalisation
de profits plus qu'abusifs, au détriment de la grande masse du public. Il ne
peut en être autrement dans une société basée sur le principe de l'autorité.
Les maîtres s'entendent pour spolier les esclaves. L'expropriation des compagnies
à monopole et la remise de leurs biens aux libres associations des usagers et
du personnel, ne sera qu'une mesure de stricte justice une restitution d'un bien
malhonnêtement acquis.
Ce n'est, en effet,
logiquement, ni à l'État ni aux pouvoirs publics, ni aux groupements
capitalistes, qu'il appartient de diriger les services publics et les industries,
mais aux consommateurs intéressés, aux usagers organisés pour tirer de ces services
la plus grande utilité, le plus de bienfaits possibles et aux meilleures conditions.
– Georges BASTIEN.
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