J’ai montré déjà dans cet ouvrage, à propos de l’individualisme, en quel sens mes préoccupations éthiques m’amènent à dénier à la morale toute prétention d’inclure en ses cadres ma vie multiple et, à leur égard, si indisciplinée. En même temps, j’ai dit aussi vers quelle sagesse il me plaît d’en orienter la marche harmonieuse.
Vis-à-vis des formes
qui présentent à ma curiosité sympathique quelque face engageante, j’ai situé
la tendance dont la plénitude me sourit davantage. Quelque générosIté qui
flotte sur leur seuil, ne peuvent être la demeure de qui veut être un homme
complet, les vases au sein desquels se débat l’existence amputée ou captive. Ces
vases sont encore, nonobstant les promesses encloses aux lignes de certains, des
moules de morale aux fins impératives. Et ma pensée, qui regarde plus loin que leurs
bords séducteurs, n’accepte de voguer, vers quelque chaîne, sous leurs auspices...
* * *
A côté des morales
théologiques ou métaphysiques, politiques ou civiques, l’antiquité me présente
des sagesses indépendantes et qui, si on s’intéresse uniquement à la pratique,
manifestent toutes un caractère individualiste. Vers elles m’entraînent mon
coeur et ma raison... Sans oublier complètement leurs alliances avec des
disciplines étrangères, je désire maintenant, les comparer d’après leur contenu.
Je crois les voir se
distribuer en quatre groupes. Au fond de la vallée, d’humblesmorales se
tapissent comme des chaumières. En voici qui, sur des sommets eut être artificiels et sur des mottes,
dressent des châteaux d’orgueil. Les premières montrent le salut dans
l’obéissance ; les secondes le font voir dans la domination. D’un groupe
émouvant monte un parfum et un cantique d’amour. Un autre fait entendre le plus
viril des hymnes et je distingue ce refrain : « Connais-toi afin que tu te
réalises ».
Pour la facilité de
l’exposition, je vais imposer un nom à chaque groupe. J’appellerai servilismes
les doctrines d’obéissance ;dominismes les systèmes de domination ; fraternismes,
les éthiques qui prêchent directement l’amour et la fraternité... Je désignerai
les individualismes qui ne songent pas aux conquêtes extérieures par le nom de
subjectivismes.
Les morales
théologiques, qui nous commandent d’obéir à la volonté divine, paraissent
d’abord toutes des servilismes. Cependant, dans la mesure où nous pouvons
dégager l’enseignement de Jésus, condamné par les clergés contemporains, ridiculement
déformé par les clergés postérieurs, il y aurait injustice à le confondre avec
les morales cléricales. Autant qu’on la peut connaître ou deviner, la doctrine que
les sociaux durent crucifier présente plusieurs caractères de la sagesse indépendante.
Les morales loyalistes
me soumettent directement à des maîtres. Les morales civiques me soumettent à
des lois fabriquées et appliquées par des hommes. Elles n’ont rien de plus
indépendant que les morales cléricales. Pour Hobbes la morale se réduit
entièrement à l’obéissance au prince. Ce qu’ordonne le prince est juste dès qu’il
l’ordonne et par cela seul qu’il l’ordonne. Seule la loi - l’ordre du chef –
crée le caractère moral ou immoral de nos actes. Notre unique devoir, et notre
intérêt, est de maintenir le prince. « D’autre part, selon la formule fameuse
de Sarpi, « la première justice du prince est de se maintenir ». Pour Hobbes,
cette justice-là n’est pas la première ; elle est la seule.
Morales cléricales et
morales civiques ont ce caractère commun de grouper non
point tous les hommes,
mais une partie des hommes ; de les grouper non en tant
qu’hommes, mais en tant
que fidèles d’une même croyance ou en tant que
compatriotes... Ce sont
là morales de troupeaux, dit Nietzsche avec trop d’indulgence. Plutôt
disciplines d’armées ou de bandes.
* * *
Contre ces prédications
d’obéissance qui éteignent dans l’individu toute lumière personnelle et
amortissent tout ressort éthique, s’élèvent les exhortations contraires des
Calliclès, des Stendhal, des Nietzsche. Ceux-là veulent nous enseigner, ou s’enseigner,
non plus la servitude, mais la domination. Leur point de départ est individualiste.
« Ceci est mon bien que j’aime... », s’écrie Zarathoustra. Mais ce bien qu’il
veut c’est la puissance et la puissance sur d’autres hommes. Il ne voit rien de
plus « universel et de plus profond dans la nature que le besoin de dominer...
». « Partout où j’ai trouvé, dit-il, quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la
volonté de puissance ; même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la
volonté d’être maître ».
Peut-il y avoir des
maître sans esclaves ? Pas plus que des esclaves sans maîtres ? Les servilistes
sont forcés d’admettre implicitement deux morales : celle des maîtres à côté de
celle des esclaves. La même nécessité s’impose aux doministes. Nietzsche, qui
en a conscience, l’accepte joyeusement. Il proclame parmi des fanfares,
l’inégalité des hommes et que cette inégalité est un grand bien. Il ne songe pas
à la diminuer, mais à l’accroître. Et il définit la société « une tentative,
une longue recherche, mais elle cherche celui qui commande ». Il dit, dans Le
Gay- Savoir : « Nous réfléchissons à la nécessité d’un ordre nouveau et aussi
d’un nouvel esclavage, car pour tout renforcement, pour toute élévation du type
homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement ».
Les individualistes de
la mesure et de la volonté d’harmonie repoussent les individualistes de
l’appétit et de la volonté de puissance plus énergiquement encore qu’ils
n’écartent les servilistes. Mais ceux-ci pourraient accueillir les doministes
et prêcher à leur profit... Quand on a appelé individualisme la doctrine
harmonieuse d’un Socrate, d’un Epicure, d’un Epictète, ce n’est pas sans
répugnance qu’on accorde le même nom à la pensée d’un Nietzsche, d’un Stendhal,
d’un Calliclès, brusque comme un ressort et gloutonne comme un fauve. On est
tenté d’affirmer qu’il ne saurait y avoir individualisme là où il n’y a pas
respect de tous les individus. Celui qui, à un seul être, - l’Unique, dit
Stirner, - sacrifie tous les autres, on préférerait le nommer, s’il reste peu
actif et peu malfaisant, égoïste. Dès qu’il est avide, conquérant, brutal et
autoritaire, il devient un doministe, allié nécessaire des servilistes, maître
appelé par les bêlements du troupeau et qui appelle le troupeau.
Le véritable individu,
celui qui par chacune de ses pensées, de ses paroles et de ses gestes, se
proclame homme libre ; celui qui dit à son frère : « Tu es libre, si tu veux l’être
» repousse également servilisme et dominisme. Ces deux systèmes n’ont plus de
sens pour qui échappe ensemble à la lâcheté de s’incliner devant des maîtres et
aux besoins lâchement serviles qui font désirer la domination. Servilisme et dominisme
lui paraissent, avers et revers, la même médaille infâme ; les mensonges inscrits
aux deux faces d’une même monnaie sociale et banale ; les corollaires d’une
même convention ridicule et odieuse...
Même à un point de vue
purement égoïste, ces doctrines ne sont point libératrices ; elles me
soumettent à des désirs que je ne puis réaliser qu’avec l’aide d’alliés ou de dupés
; elles me troublent de craintes et de dangers que je ne puis combattre seul.
Si je ne suis point né sur le trône, elles font longtemps de moi l’esclave plus
rampant qui recherche la protection du maître... Le doministe ne rampe-t-il pas
vers le commandement à force d’hypocrisie obéissante ? Chacune de ses actions,
chacune de ses paroles est la servante d’un protecteur et d’un appétit... Qu’on
se rappelle les formules de J.-J. Rousseau : « La domination même est servile
quand elle tient à l’opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu
gouvernes par des préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te
conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il
faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. » Le maître est esclave
de ses esclaves... Si je regarde la destinée d’un Napoléon, ce maître qui, pour
Nietzsche, est déjà sur la voie du surhomme, que vois-je ?... Une vie
d’extériorités lourdement brillantes et, au centre, la continuité d’un bâillement.
Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l’effort de plaire, l’effort de
tromper, l’effort de reconstruire mille fois la victoire qui toujours
s’écroule, l’effort agonisant de limiter et de chicaner la défaite. Accumulation
de toutes les laideurs et de toutes les rancoeurs. Plutôt être l’esclave d’un
maître qu’être le maître, cet esclave de tous les hommes et de toutes les choses...
Et puis, exiger l’obéissance, moi qui refuse d’obéir ? Empêcher les autres de
se réaliser, moi qui veux me réaliser !... Je souffrirais trop de cette
contradiction intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même contre
moi-même... La méditation vaillante refoule toutes les doctrines d’étable :
celles qu’on bêle pour les moutons et celles qui aboient dans la tête des
surmoutons : chiens ou pâtres.
* * *
Deux éthiques
prononcent les mêmes paroles libératrices. Deux doctrines me disent : « Qu’ils
cessent de s’avilir à leurs violences ou à leurs mensonges et les fous qui osent
se proclamer tes maîtres deviendront noblement tes égaux... Pourvu qu’ils ouvrent
les yeux sur eux et sur toi, pourvu qu’ils regardent tout homme sans haine et
sans crainte, ils sont tes égaux, ceux que ton orgueil cruel où la cité
menteuse déclarent tes inférieurs. Tu es un individu parmi des individus, un
égal parmi les égaux, un frère parmi des frères... » Ainsi parlent le
subjectivisme d’Èpictète et le fraternisme de Jésus. Me voici hésitant devant
cette fermeté douce et cette douceur ferme...
L’un dit plus souvent
et plus volontiers : « Aime » ; l’autre recommande plutôt : «Connais-toi
toi-même » et « Sois un homme libre » et : « Réalise ton harmonie ». Mais 1es
sentiments des grands fraternistes et des grands subjectivistes sont semblables
; semblables leurs gestes ; aussi forte leur patience héroïque ; aussi profonde
leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu’ils font. Puisque, ici
comme là, coeur et cerveau sont satisfaits, qu’importe que les pensées
directrices paraissent ici descendre du cerveau au coeur, là monter du coeur au
cerveau ?... Pourquoi écarterais-je l’une ou l’autre des deux grandes paroles ?
Me donner, n’est ce
pas un admirable moyen
de me créer ? Me connaître et me réaliser de plus en plus permet de donner
mieux, de donner davantage, de donner un être plus pur et plus ardent : les
richesses intérieures sont des généreuses qui ont joie à se répandre. Loin de
s’exclure, la doctrine grecque et la doctrine orientale paraissent, à ce point de
ma méditation, s’appeler et se compléter. Fraternisme et subjectivisme se supposent
et se soutiennent comme servilisme et dominisme. Ceux-ci les deux faces d’un
même mensonge. Ceux-là les deux aspects de la même vérité. Oui, la sagesse
réalisée doit unir, harmonie souveraine, le cantique de liberté et l’hymne
d’amour. Il y a peut-être cependant, pour choisir entre les deux doctrines, une
raison de méthode. Dans le chef-d’oeuvre, qu’il s’appelle Epictète ou Jésus, je
trouve les mêmes éléments d’indépendance et de bonté. Mais, si je ne suis pas
le grand artiste né, si je dois apprendre a me sculpter moi-même, par où
faut-il que je commence ?
« Aime ton prochain
comme toi-même et ton Dieu par-dessus toute chose ». Selon ce que sera mon
Dieu, je risque de retomber au servilisme et à ses doucereuses cruautés. Je
connais des saints catholiques qui tourmentent et tuent leur prochain par folie
d’amour, pour faire, coûte que coûte, son salut... D’autre part, puisque je dois
aimer mon prochain comme moi-même je me demande, non sans inquiétude, comment
je m’aime. Tout est-il aimable en moi aux yeux de la sagesse... Le précepte
d’amour a besoin d’être précédé d’un ou de plusieurs autres. Jésus commence par
la fin et il veut moissonner ce qu’il a négligé de semer. « Aime », at-il dit.
Peut-on s’ordonner d’aimer ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir direct. Artiste
trop doué qui n’a pas eu d’effort à faire, Jésus veut me jeter pour mon début en
plein ouvrage sublime. Celui qui se commande efficacement d’aimer aime déjà... Plus
j’y songe plus je trouve dangereuse la trop grand hâte à se donner... Un
fraternisme hâtif et étourdi risquerait de me livrer à des forces mauvaises,
aussi de me faire aimer dans le prochain et dans moi-même ce qui n’est pas
aimable.
D’autre part, si je ne
suis pas un être en qui domine l’instinct d’amour, son commandement reste
inutile. Pour tout cela, et pour d’autres raisons encore, la méthode
subjectiviste me paraît plus efficace. Le pouvoir que je n’ai à aucun degré sur
mes sentiments, je l’ai en quelque mesure sur ma pensée... Je ne saurais tenter
directement d’aimer ; je puis, me semble-t-il, essayer de me connaître.
* * *
D’autres
individualismes de la sensibilité, les sereines doctrines d’Aristippe et d’Epicure,
sans m’émouvoir d’amour pour tous mes frères m’empêchent du moins de faire du
mal à personne et me rendent l’ami de quelques-uns... Le cyrénaïque, malgré son
goût du plaisir, ne s’asservit point au plaisir. Epicure est bien supérieur qui,
à ce plaisir en mouvement, préfère la paix épanouie du plaisir en repos, m’affranchit
des erreurs et des excès du plaisir. De la conception épicurienne du plaisir,
qui s’élève à la sagesse, je ne referai pas ici l’examen, ni l’éloge (voir individualisme).
Ecarter, rappellerai-je seulement, les obstacles qui s’opposent à la pureté, à
la continuité et à la plénitude du plaisir ; ne craindre ni la mort qui
anéantit tout sentiment, ni la divinité qui, si elle existe, ne se préoccupe
point de l’homme ; mépriser la douleur, légère quand elle se prolonge, brève et
destructrice d’elle même quand elle est forte ; ne pas laisser échapper les
voluptés passées, mais les retenir et les alimenter par un souvenir assidu ;
engloutir et annihiler dans cet océan, la petitesse ridicule du présent dès que
le présent, isolé, serait souffrance : voilà la sagesse, le souverain bien, voilà
l’art subtil et délicat de l’épicurien. Il reste peut-être dans cette doctrine
quelque odeur d’égoïsme et je crois qu’elle ne me satisferait point comme
discipline exclusive et définitive... Plus tard, quand les matériaux amassés et
éprouvés me permettront de construire mon subjectivisme, peut-être
utiliserai-je Epicure. Considéré comme un degré vers la perfection stoïcienne
et comme la douceur des heures de repos, l’épicurisme orthodoxe me paraîtra, je
crois, utile et sans danger... Que le jardin fleurisse qui monte vers l’imprenable
citadelle..
Je ne m’appesantirai
(l’espace manque et le lecteur pourra me retrouver, ailleurs, en leur
compagnie) ni sur les sophistes, ni sur les cyniques. Je me refuserai la joie
de m’entretenir avec Socrate, si grand.
Je ne ferai même pas, près de Diogène, une halte pourtant réconfortante. Mais
leur souvenir et leur lumière m’accompagneront sur la voie qui monte vers les
hauteurs où brille la pensée antique... C’est toujours la sagesse stoïcienne
que je salue, sinon avec plus d’émotion, du moins avec plus de confiance. Sans
doute tel ou tel détail des théories ne me satisfait point. Mais je contemple
chez Epictète le plus efficace des exemples et, pour reprendre une expression
qui fut à la mode, le plus sûr professeur d’énergie...
Les stoïciens n’avaient
pas tort, qui considéraient l’espérance objective comme une faute et un
consentement à la servitude. Alfred de Vigny est dans la grande vérité individualiste
quand il appelle l’espérance la pire de toutes nos lâchetés... Il ne peut ien manquer au sage qui déclare indifférent
tout ce qui ne dépend pas de lui, qui étanche joyeusement à sa sagesse la soif
de sa raison qui, en un voluptueux orgueil rassasie à sa justice et à son
indulgence la faim de son coeur. Projeté tout entier à ces deux sommets, il ne
daigne plus apercevoir ce que les basses circonstances refusent peut-être à son
corps.
Dans l’objectif, le
reste ne sera donné par surcroît que lorsque la majorité des hommes montera
jusqu’à la sagesse. Sagesse universelle égalera bonheur universel et ce bonheur
contiendra, dans sa mutualité et sa plénitude, jusqu’au surcroît des biens
matériels... Le sage ne se promet pour demain ni les extériorités un peu lourdes
d’un paradis terrestre, ni les extériorités un peu légères d’un paradis
d’outretombe... Sa vertu ne repose pas sur le calcul imbécile et vite branlant
qui croit la vertu la meilleure des politiques. Elle est le victorieux amour de
sa propre beauté et de sa propre force. I1 s’éloigne, dédaigneux, de toute
politique. Parce que toute politique est laide par ses gestes, par le lieu où
se font ses gestes, par le but vers quoi tendent ses gestes. Odieuse par ses
moyens, elle se précipite âprement, agressivement, vers la fange impérialiste
des désirs bas et grossiers... D’ailleurs, à regarder plus profond, la vraie
sagesse individualiste peut-elle survivre en moi si je me tourne vers l’avenir
extérieur et l’espoir objectif ? Si je travaille au Progrès, non plus à mon
progrès, si j’oublie l’effort de me sculpter pour dédier mes coups de ciseau à
la statue Humanité... Dans les siècles éclairés à la torche fumeuse de
l’histoire, je ne découvre nul progrès éthique ou social. Les formes politiques
qui nous écrasent sont déjà discutées dans Hérodote, condamnées par Platon. La
foule se convertira-t-elle jamais au stoïcisme, à l’épicurisme, ou au
christianisme de Jésus ou de Tolstoï ? Elle a pu répéter les formules de l’une
ou de l’autre de ces doctrines, mais ce fut pour les avilir et les vider de
tout contenu. Les sages furent toujours des êtres exceptionnels : le sage est
un anachronisme dans tous les temps connus... Aucun homme récent - ni un
Tolstoï déchiré mais velléitaire, ni un Ibsen inaffranchi dans ses actes et
dont le rêve s’alourdit d’eudémonisme parfois grossier – aucun moderne
peut-être ne paraît un suffisant chef-d’oeuvre subjectiviste... Pourtant, ceux-là
émeuvent en moi amour, admiration et émulation qui réalisent sur les sommets
l’harmonie véritable ; qu’élèvent d’une même ascension hautaine leurs actes et
leurs pensées ; qui, au lieu d’abandonner leurs gestes, comme des réflexes, à
toutes les irritations venues du dehors, en font les expressions et les
rayonnements de leur être intime...
Autant la soumission à
une métaphysique ou à une sociologie est mortelle pour l’éthique, autant l’obéissance à une morale
empoisonne la science ou l’art. L’artiste, dans la réalisation de son oeuvre,
le savant, dans ses recherches, n’ont pas à se préoccuper de prêcher ou de
confirmer une doctrine... A s’inquiéter de justifier une morale, une politique,
une religion ou une cosmologie apprises, on cesse d’être un savant ; on devient
un avocat ou, comme on dit au pays du pire servilisme, un apologiste. On n’est
plus un trouveur de vérités, mais un inventeur d’arguments...L’homme est une
harmonie. Il tient à conserver sa beauté équilibrée et e se donne pas sans
quelque noble réserve à la plus noble des passions. Le vrai savant ne permet
pas à son intelligence de détruire sa sensibilité. Sacrifier une de ses
puissances, c’est
déséquilibrer et, à la longue, amoindrir les autres. Savant et artiste sont des
adjectifs devant quoi j’aime à sous-entendre le substantif homme. Pour l’homme
véritable, il n’existe pas de fin qui justifie les moyens inhumains. Je puis immoler
mes intérêts, ma santé, ma vie même à un but qui me paraît supérieur. La divinité
la plus belle et la plus abstraite devient ignoble et orde idole si elle ose me
réclamer ce qui n’est pas à moi. La vie, même la plus humble et la plus
élémentaire, obtient mon respect et je ne consens pas a créer volontairement de
la souffrance...La science et l’art sont des affranchissements. Pendant qu’il
cherche la vérité, le savant oublie les hommes, leurs préjugés et leurs désirs.
Aussi l’artiste, pendant qu’il réalise son oeuvre... La sagesse, elle aussi,
est une méthode d’affranchissement : l’effort de modeler sa propre vie selon la
beauté au lieu de la laisser modeler aux fantaisies voisines. Je la considère
comme un art ou comme quelque chose de très voisin de l’art. L’art et la
science vraiment désintéressés sont des sagesses partielles. Ils n’ont pas à se
préoccuper de morale, supérieurs qu’ils sont à toutes les morales qui les
voudraient asservir. Pour se soumettre l’art et la science, les infâmes morales,
qui sont des méthodes de servitude, détruisent, autant qu’il est en elles, science
et art. La sagesse subjectiviste se garde de pénétrer aux domaines de l’activité
désintéressée. Le sage se rit des impératifs et méprise les ordres. La sagesse
peut conseiller autrui, elle ne commande à quiconque...Je veux le bonheur. Si
j’essaie de l’enfermer dans une matière quelle qu’elle soit, le bonheur glisse
et fuit. Mais les eudémonismes formels, sagesse et subjectivismes, échappent,
eux, à l’objection. Pour l’épicurien et le stoïcien, le bonheur est une forme
que l’artiste moral donne à la matière de sa vie... Et l’expérience montre que les
matières les plus communes, les plus pauvres, les plus malheureuses aux yeux vulgaires
sont les plus faciles à sculpter, donnent les formes les plus nobles. Socrate,
Cléanthe, Spinoza vivent dans ce qu’un terrassier appellerait la misère. Si les
deux premiers sont doués d’une santé d’athlète le troisième est maladif,
toujours mourant. Epictète est un esclave infirme. Tous sont arrivés au sommet
du bonheur... Pour l’épicurien ou le stoïcien, le bonheur est l’accord,
l’harmonie, l’équilibre de tout l’être intérieur. L’art qui le réalise exige
trop d’autonomie pour avoir, comme les morales religieuses ou la morale
kantienne, les naïves prétentions à l’universalité. Le vrai subjectiviste ne se
préoccupe pas de savoir si la maxime de son action peut devenir un principe de
législation universelle... Le sage est exempt de toute manie législatrice. Il sait
qu’on n’impose pas le bonheur.
La première méthode
d’affranchissement à laquelle on songe, la conquête de l’objet du désir est la
plus aléatoire et souvent la plus longue. Employée régulièrement, elle aggrave
chaque jour la servitude dont le subjectiviste se veut libérer... Elle nous
fait désirer pour la fin mille moyens dont plusieurs sont pénibles, elle nous
heurte à mille obstacles, multiplie les inquiétudes. L’objet premier est-il
enfin atteint, le retard l’a dépouillé de son charme ou sa fraîcheur devient
vite entre nos mains tiédeur indifférente. Autre chose, c’est autre chose
maintenant que réclame la vague immensité de notre vague appétit. Si, par grand
hasard, l’objet continue de plaire, la crainte de le perdre tourmente notre
coeur. Et toujours on s’aperçoit que la conquête excite l’appétit au lieu de le
rassasier. Le pauvre bien, considéré tout à l’heure comme un but et un
couronnement, n’est plus qu’un moyen de conquêtes nouvelles...
J’ai admiré par quels
degrés savants s’est affranchi Epicure. J’aime sa distinction entre les besoins
naturels (nécessaires ou non) et les besoins artificiels. Les premiers sont limités
et généralement faciles à satisfaire. Les besoins artificiels, au contraire, sont
ceux dont nous avons vu fuir les limites et qui, à mesure qu’on tente de les remplir,
s’élargissent. Il les faut tuer en leur refusant tout. Délivré de tous les besoins
qui ne s’imposent pas au corps, l’épicurien laisse peu de place à la fortune et
à la tyrannie... J’ai dit ailleurs (voir individualisme) qu’Epicure m’enseigne
en souriant à ne plus craindre mort et douleur, que, par un art subtil, il
transmute la douleur même en plaisir. L’expérience personnelle m’apprend que,
pour moi, aux combats un peu rudes, cette alchimie ne réussit pas toujours.
Dans les crises, la discipline stoïcienne s’adapte mieux soit à mon caractère,
soit à mes conditions de vie... Ainsi j’utilise, selon les cas la discipline
d’Epicure ou celle de Zénon. A chacun de s’examiner soi-même et de avoir ce qui lui réussit. Je crois que, dans une
mesure qui variera, beaucoup feront une place à l’éducation épicurienne de la sensibilité,
une place à l’éducation stoïcienne de la volonté. D’autres trouveront peut-être
tout ce qui leur est nécessaire dans l’une des deux disciplines... L’éthique
subjectiviste, éthique de la sagesse et non du devoir, éthique tout autonome
qui me fait chercher en moi-même mon but et mes moyens, est une méthode
d’affranchissement et de paix intérieure. Je l’aime parce qu’elle me délivre de
tous les maux. Elle me libère du dehors et des servitudes. Elle m’épargne la douleur
du chaos intellectuel. Elle m’arrache enfin à l’odieuse inharmonie entre ma pensée
et ma vie. Elle appelle vertu mon effort pour réaliser de mieux en mieux mon
harmonie personnelle ; elle appelle bonheur cette harmonie réalisée ; elle appelle
joie le sentiment de chacune de mes victoires successives, le sentiment, dit Spinoza,
du passage d’une perfection moins grande à une perfection plus grande.
Han RYNER.
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