dimanche 4 septembre 2022

MORALE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 - LE BOULET DE LA MORALE

- DE LA MORALE A L’ÉTHIQUE

- L’EXISTENCE « OEUVRE D’ART »

- LA SAGESSE ET LA MORALE

- MORALE ET SOCIOLOGIE

- LA MORALE ET LA PHILOSOPHIE MODERNE

 

Malgré notre répugnance pour les systèmes de morale, nous ne pouvons les passer sous silence. Il faut étudier la morale, ne fut-ce que pour se rendre compte de son «immoralité ». La morale des « honnêtes gens » a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est point morte, et le philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre la morale, ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se relève dans la société». C’est quand on la critique et la nie que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides. Donc nous n’avons pas d’autres moyens d’être « moraux » que de combattre la morale actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une caricature de morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.

Nous entrons, avec la morale, dans un terrain mouvant, capricieux, fuyant, hétéroclite, composite, amorphe. Rien de moins solide que ce terrain-là. On y rencontre de tout : des clichés, des lieux communs, des commandements, des préceptes, des devoirs, des « il faut, il ne faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences, de stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous pouvez ! La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple. La morale d’une époque n’est pas la même que celle d’une autre époque. La morale est une question de tempérament. La morale du voisin ne saurait être la mienne. La morale archiste ne peut s’entendre avec la morale anarchiste. La première est immorale, c’est une pseudo-morale. La seconde est amorale, elle est au-dessus et en dehors de la morale.

En morale, rien de plus vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales de la sympathie ou de l’intérêt, morales égoïstes ou altruistes, et toutes les variétés issues de leurs combinaisons, se choquent, s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein d’une humanité désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement. Il n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres, avant nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas se lasser de dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des moralistes sont remplis d’équivoques, prêtent à différentes interprétations. Que faire ? En maintes circonstances, les gens se posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas choquer la morale courante... Quant aux morales individuelles, elles ne sont guère individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires, dont elles sont une, variété. Que de sentiments ont été déformés, caricaturés, souillés par ces morales qui constituent « la Morale ». L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque chose d’odieux : on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue un supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure existe un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes » nouveau-nés ne considérant l’existence qu’au point de vue pratique, ramenant tout à l’intérêt, proclamant que tout ce qui n’est pas utile est une erreur. Quand nous lisons cette affirmation du philosophe éclectique Victor Cousin : « Les principes de la morale sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie », ous nous demandons si nous ne rêvons pas, et ce qu’il entend par morale. Car rien n’est plus « ondoyant » et divers que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été dit par Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste est un vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour auteur un Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un chrétien... Ainsi, la morale, loin d’être absolue, est essentiellement relative. Où l’on met l’universel et le général, il n’y a que du particulier et de l’individuel. Le relativisme de la morale est un fait que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y a point de pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal n’existent : quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce que nous voulons. Sur cette distinction arbitraire repose la morale, laquelle est le domaine du caprice, qu’il ne faut pas confondre avec l’originalité. Si différentes que soient leurs morales, les individus se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier dans l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée pour ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée. La plupart des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire quelque chose ; la morale grégaire est la seule que connaissent maints individus enchaînés. Incapables d’initiative, n’ayant aucune originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et de copier sans comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots que leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne. Abandonnés à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !... Retenus dans le réseau de leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart des êtres n’existent pas, ou mieux ils n’existent que par le mal qu’ils font autour d’eux. Ces êtres, à la fois « moraux » et « sociaux », qui paralysent tout ce qui essaie d’aller de l’avant, ont fait de la vie un mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie désespérantes... La morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est celle de la généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe, qu’à l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues : tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans l’intérêt de la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel il sacrifie son propre bonheur. Le raisonnement est captieux.

La morale est le fruit des moeurs, institutions et préjugés sociaux, elle est un produit social, avarié au plus haut degré. L’individu n’a pas de pire ennemi que la morale. Ses prohibitions sont sans nombre. Elle oppose une barrière à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé à tous nos désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme, à l’amour, à la sincérité, à la vérité.

Cette morale bourgeoise est un tissu d’équivoques et d’expédients dans lequel on ne se reconnaît plus. Laïque ou religieuse, la morale d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale d’hier, n’est en aucune façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner ce nom aux modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes spécialisés dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs contemporains, comme ce La Rochefoucauld qui avait le courage d’affirmer que l’intérêt est le mobile des actions humaines, mais ils ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés de suivre leur temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint de dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant aux autres, ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales proposées par ces

« bourreurs de crâne » que furent les moralistes ont laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs « impératifs » n’ont rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales furent des trompe-l’oeil et des pis-aller. La morale des « pères de famille   qui représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui régit l’humanité actuelle. En elles viennent se fondre les morales antérieures dans ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec les fondateurs de religion et autres surhommes possèdent le don de mystifier les foules. La morale est une forme d’autorité que l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se plier aux exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer la vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes les morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois de son milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes, docile aux ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen d’asservir les masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans l’intérêt de quelques jouisseurs qui vivent de la bêtise et de l’ignorance du nombre ?

Combien plus morale est la morale individualiste qui se veut amorale et consiste dans l’effort que fait l’individu pour s’évader de l’emprise du social. Louis Prat, un des rares philosophes qui ne parlent point pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté qui résiste à l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison, contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes. Soyons noergiques, c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous livrons chaque jour contre les milieux dont nous faisons partie.

La morale est un poison nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce poison, c’est les

tuer. Il faut les habituer graduellement à s’en passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus la dose, un jour viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste drogue. Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les prostitués de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs petites combinaisons. Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La morale qui contient tous les préjugés, toutes les traditions, toutes les laideurs, se transformera afin de durer ; elle est bâtie avec la bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le granit... La morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus. L’animal est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette barrière, c’est le mensonge.

Comment, nous demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore guider les hommes ? C’est bien simple : elle a son explication dans leur ignorance. En morale, l’imitation et le plagiat sont des vertus. Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire. Il n’y a pas plus de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans celui de la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu d’être soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.

Non seulement la majorité des individus est incapable de vivre sans morale, mais le malheur est qu’ils imposent aux autres leur morale, au lieu de se contenter de la pratiquer pour leur propre compte. Et encore ne leur est-elle supportable que parce qu’ils la violent à chaque instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers à ne pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe ! Il se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il importe de jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils sont autres que ce qu’ils paraissent ëtre. Ces ennemis de l’assassinat sont des assassins, ces esprit pudiques sont des sadiques en tous genres, ces âmes bien pensantes ne rêvent que plaisirs, noces, jouissances « défendues », toutes les apostasies morales ! Alors ? Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont bafoués constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et à la mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression qui fait de l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien a attendre d’elle pour l’embellissement, pour l’ennoblissement de l’individu. Il faut être avec elle ou contre elle. Point de juste milieu. Combien nous devons être reconnaissants envers un Stirner, un Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs morales » contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole ! Ce n’est pas dans les préceptes de la morale bourgeoise, violés par ceux-là mêmes qui les ont formulés, que nous trouvons une méthode pour nous perfectionner, pour enrichir notre personnalité, pour nous développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi lui opposerons-nous une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction, une morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher le sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son affranchissement total... D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure c’est encore celle qu’on se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la façon originale dont on conçoit la vie et le monde ; c’est le courage d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie avec ses idées. Cette morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être qui s’est le plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à penser et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant les bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale individualiste. De tous les individualismes,

l’individualisme éthique est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement l’individu. Le refus d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le début de la sagesse. Même si mon voisin agit « en beauté », il n’a pas le droit de me contraindre à en faire autant. Un bel acte obligatoire cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre, je ne consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu qui fait un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul guide des individus, et encore faut-il entendre par conscience autre chose que ce que les bourgeois sans conscience désignent sous ce nom. Il n’y a d’obligation et de sanction que dans la conscience. Là seulement est ma récompense ou mon châtiment. Je suis seul juge de mes actes. Si chacun conserve le droit de les critiquer, combien ai-je celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir intérieurement, de m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement associés, de la non-harmonie sociale.

La crise de la morale, dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous ne savons ce qu’on entend par là. Qu’elle traverse ou non une crise, la morale est pour nous une chose du passé. A la morale nous opposons l’art, qui est sans morale et qui réalise, par là même, une surmorale apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle repose la société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale d’esclaves. La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour lesquels vivre c’est agir, et agir harmonieusement.

Cette morale immorale punit et récompense les individus pour le même acte, selon qu’il est accompli dans tel milieu, à tel moment. Le même acte est légal ou illégal selon les circonstances. Tantôt, il mérite les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est le caprice qui fait la loi en morale. Au fond tous les dogmes se ressemblent, toutes les causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie. Quand on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale laïque ne vaut guère mieux que la morale religieuse, c’est la même morale à rebours, nous donnant à adorer d’autres dieux aussi malfaisants... Il n’est pas difficile de se rendre compte, quand on n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale (Nietzsche) », mérite d’être traité par le mépris. L’un des points sur lesquels insiste tout particulièrement la morale traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la sanction. Une morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa raison d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité : c’est par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La morale « archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les individus : plaisir, sentiment, raison, intérêt personnel ou général. Elle place très haut, ce qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique, miroir aux alouettes que chacun interprète à sa façon. Il n’y a point de devoir universel et nécessaire. Nul homme n’a le droit de m’imposer sa conception du devoir pas plus que je n’ai le droit de lui imposer la mienne... La morale « archiste » se subdivise en morale personnelle, domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon les problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité, l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le luxe, le capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et l’incorruptible démocratie, mère de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. L’alcoolisme, le suicide, l’avortement, etc... sont examinés au même point de vue étroit, anti-individualiste, autoritaire et étatiste. Quant aux rapports des individus entre eux, à l’échange, à la réciprocité et autres questions non moins importantes, il lui est impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa myopie lui interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela l’envergure qu’elle n’a pas.

 

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La morale est une mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour châtrer les individus Elle s’allie avec la science pour se faire prendre au sérieux. Elle prend le masque de l’art pour se substituer à lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer. Au moindre examen, on s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles. Il suffirait d’un peu de volonté pour les briser. La société a inventé la morale pour maîtriser l’individu et supprimer en lui toute indépendance. Elle vise avant tout à en faire un eunuque. « Un homme qui moralise est ordinairement un hypocrite, et une femme qui moralise est invariablement laide », disait Oscar Wilde. Comme il avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis dans le mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la morale, c’est le droit à l’hypocrisie »... La morale n’est ni une preuve d’honnêteté, ni plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme, ni plus ni moins. C’est aussi la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on. Aussi les moralistes se cachent-ils pour accomplir leurs saletés. Tant de gens qui se prétendent vertueux le sont par force, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement...

La morale et l’intérêt s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils sont en conflit, c’est toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes gens n’hésitent pas à mettre de côté leurs « principes ». Faire des affaires, à cela se réduit toute la morale de certaines personnes. Et, dans ce but, intriguer, sacrifier les amis et les trahir. Se vendre est le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de réussir dans la vie. Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes. rejeter ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce serait vivre normalement. Tout progrès moral véritable consiste dans la révolte de l’individu contre la morale courante. Cette révolte se traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction. La seule morale, en fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de rompre les liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de vivre en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.

 

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Substituons au vocable « morale » celui d’éthique. Il n’est point équivoque, il a une signification précise. L’éthique est autre chose que la morale. Elle constitue l’art de vivre par excellence. La morale, c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici pris dans le sens de faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a point d’éthique en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée sur la sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre chose que l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.

L’action et la pensée s’associent étroitement dans l’éthique individuelle. Elles sontsolidaires. Les séparer, c’est mutiler la vie. C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire qui, en isolant la pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse action.

Tandis que la morale est grégaire, l’éthique est individuelle. La morale exige des imitateurs ; l’éthique veut des créateurs. Avec Han Ryner, j’envisage la sagesse «comme un art ». Je crois que l’éthique est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des Voyages de Psycho-dore, la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique a tout à gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique individualiste - que nous appelons sagesse - n’utilise qu’à bon escient les méthodes de la science. Elle en use, n’en abuse point. La morale enlaidit sa vie. La sagesse découvre pour l’individu les moyens de faire de son existence une oeuvre d’art. L’éthique rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom et la morale, nulle conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas le même but. La morale est le contraire de l’art ; l’art est le contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent. Ce que j’ai longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables. L’art est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer. L’art de vivre, c’est l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire passer dans l’existence humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans toute oeuvre d’art, témoignage de l’harmonie et de l’équilibre de son créateur. L’artiste de sa propre vie rectifie sans cesse son oeuvre, la corrige et l’embellit. Il n’est jamais satisfait. Il vise à être chaque jour meilleur, plus beau.

Si l’éthique ne peut se passer de l’art, elle conserve sa liberté en face de la science. Elles peuvent s’allier, non se confondre. Une éthique individualiste ne professe point pour la science une admiration sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime à sa juste valeur. Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne veut pas de chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres dogmes. Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse, comment la sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?

L’éthique est indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire alliance avec elle, ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour suggérer des conseils. La sociologie bien pensante n’aura jamais d’ailleurs ses préférences... Biologie et sociologie ne sauraient être des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on les décore, le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller. Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par contre, faire le jeu de la morale. L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La seule règle qu’elle leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle s’efforce de mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a de meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique purement scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une éthique. Elle ne demanderait aux individus aucune initiative, exigeant d’eux mêmes façons de penser et d’agir communes. L’éthique repousse la morale scientifique, comme constituant le plus grand obstacle à la morale individuelle... Métaphysique, biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les expédients pour se rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu plus sous ses vêtements d’emprunt. Aux impératifs catégoriques de la morale, à ses commandements mortnés, la sagesse substitue de modestes conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère. Là est leur principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse. L’harmonisation de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel est le but qu’elle poursuit. A l’encontre de la politique et de la morale, ces deux sœurs jumelles, qui ne visent qu’à créer du désordre dans l’individu, elle est l’art de l’individu.

Sagesse et morale sont deux choses qui s’excluent. La sagesse est un art, et l’on sait que la morale est le contraire de l’art. La sagesse n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui aspire à diriger la vie de chacun de nous. Les prétentions de la fausse ethique qui a nom morale sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie. Sa technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous révéler à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des influences, bonnes ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette pseudo-sagesse qui a nom morale nous fait. commettre bien des bêtises. Elle nous jette dans des situations inextricables. Elle complique notre existence et fausse notre jugement. Avec elle on trébuche, on finit tôt ou tard par se casser les reins.

Pouvons-nous nous contenter de trébucher avec la morale, quand la sagesse s’avance pour guider nos pas ? Celle-ci est aussi large que celle-là est bornée. A la morale il sied d’opposer la sagesse, non ce masque de sagesse qui est un déguisement de la morale, mais une sagesse réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne ; la sagesse libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun compromis d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est l’équivoque. La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse est délivrance...

 

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Les philosophes contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale, l’envisagent à un point de vue objectif. Ils ont constitué une « science des moeurs ». C’est un fait assez nouveau. Mais cette « science des moeurs » qu’est-elle, sinon une dépendance

de la sociologie, qui sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle constate des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime social. Que nous voila loin de la morale « sans obligation ni sanction » préconisée par Guyau, de l’anomie libératrice... Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère devenue plus « positive » pour cela. Les faits moraux ont été étudiés comme des faits physiques. Cependant, les morales a posteriori, à prétention scientifiques, ne valent guère mieux que les morales a priori. Elles sont imprégnées du même dogmatisme. Ces morales sont réactionnaires, malgré leurs allures révolutionnaires. Les adversaires de la «métamorale » prétendent soustraire la morale à la métaphysique, et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique en morale. La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se résume en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par Durkheim. Pour ce dernier, la morale est la servante de la sociologie. Ces deux disciplines se prêtent main-forte pour le but qu’elles poursuivent : réduire à néant l’individu. Impossible de les séparer. Les moralistes-sociologues, et les sociologues-moralistes aboutissent aux mêmes conclusions, leurs systèmes renferment les mêmes contradictions. Critiquer la morale sociologique et la sociologie morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être des vivants. La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits sociaux. Il y a une « nature morale » comme il y a une « nature physique ». C’est ce qui est, non ce qui doit être, qui est l’objet de la morale. Analyser la réalité morale donnée, tel est le but du moraliste. Morale et sociologie obéissent aux mêmes règles et emploient les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre à améliorer la réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu l’objection, et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer. » En attendant, ils reculent aux calendes grecques cette amélioration. Au fond ils s’en désintéressent. La morale cesse d’être théorique : elle se contente d’étudier les faits moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de science, à laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or, Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une science d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas une réalité donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les inconvénients de la morale sociologique sont ceux de la sociologie positive, objective et scientifique, dont elle est un chapitre. Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver, même dans cette conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la « réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations. Il n’y a pas, dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des moeurs), de morale théorique. Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans les société primitives, une « particularisation » des pratiques morales, qu’elle est ensuite devenue l’universalisation des principes de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait une étude scientifique, objective et comparative de la pluralité des morales. Il y aurait, en face de la morale dogmatique une « science de moeurs » appelée à rendre les plus grands services. La « science des moeurs » a raison quand elle affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout et en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de faire à la science des moeurs de se borner à l’étude de la réalité sans chercher à la modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage récent sur Jaurès, se défend d’une conception aussi étroite : « Dire que nous concevons la réalité morale comme un objet de science, implique précisément que nous n’acceptons pas tout l’héritage du passé avec un sentiment uniforme et religieux de respect. » Albert Bayet a essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce philosophe, l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur la société. Il laisse l’individu se développer librement et n’ajourne pas indéfiniment l’entreprise de modifier la réalité. La « science des moeurs » est ainsi dépassée. Pour Albert Bayet, il y a des idées mortes et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais est variable. L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux. Les penseurs anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre chose pour eux que la morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la morale est une « science », mais une science qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de son côté : « On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses rapports avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes que, à une date donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une école ou un parti, l’on considère bons pour conduire au plus grand bien de la collectivité et des particuliers ». Or, les anarchistes, dit-il, ont une morale, et ne peuvent pas ne pas en avoir, mais elle ne saurait constituer pour eux qu’un idéal, car personne, dans la société actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant exploité et opprimé on même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en somme à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu en se perfectionnant. J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher ce que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé » n’aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement probables ». En véritable précurseur qu’il était, il préparait la voie aux recherches portant sur une morale scientifique : « Rien n’indique, disait-il qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il introduisait la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique. Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et catégorique et la variabilité morale qui en résulte, il considérait cette dernière comme la caractéristique de la morale future. Écartant toute loi antérieure et supérieure aux faits, il partait de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour en tirer une moralité, et il faisait de la vie seule, morale et physique, le principe de la conduite humaine, comme il avait fait de la vie le principe de l’art et de la religion....

 

Gérard DE LACAZE-DUTHIERS.

 

 

- LE BOULET DE LA MORALE

- DE LA MORALE A L’ÉTHIQUE

- L’EXISTENCE « OEUVRE D’ART »

- LA SAGESSE ET LA MORALE

- MORALE ET SOCIOLOGIE

- LA MORALE ET LA PHILOSOPHIE MODERNE

 

Malgré notre répugnance pour les systèmes de morale, nous ne pouvons les passer sous silence. Il faut étudier la morale, ne fut-ce que pour se rendre compte de son «immoralité ». La morale des « honnêtes gens » a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est point morte, et le philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre la morale, ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se relève dans la société». C’est quand on la critique et la nie que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides. Donc nous n’avons pas d’autres moyens d’être « moraux » que de combattre la morale actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une caricature de morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.

Nous entrons, avec la morale, dans un terrain mouvant, capricieux, fuyant, hétéroclite, composite, amorphe. Rien de moins solide que ce terrain-là. On y rencontre de tout : des clichés, des lieux communs, des commandements, des préceptes, des devoirs, des « il faut, il ne faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences, de stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous pouvez ! La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple. La morale d’une époque n’est pas la même que celle d’une autre époque. La morale est une question de tempérament. La morale du voisin ne saurait être la mienne. La morale archiste ne peut s’entendre avec la morale anarchiste. La première est immorale, c’est une pseudo-morale. La seconde est amorale, elle est au-dessus et en dehors de la morale.

En morale, rien de plus vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales de la sympathie ou de l’intérêt, morales égoïstes ou altruistes, et toutes les variétés issues de leurs combinaisons, se choquent, s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein d’une humanité désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement. Il n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres, avant nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas se lasser de dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des moralistes sont remplis d’équivoques, prêtent à différentes interprétations. Que faire ? En maintes circonstances, les gens se posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas choquer la morale courante... Quant aux morales individuelles, elles ne sont guère individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires, dont elles sont une, variété. Que de sentiments ont été déformés, caricaturés, souillés par ces morales qui constituent « la Morale ». L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque chose d’odieux : on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue un supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure existe un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes » nouveau-nés ne considérant l’existence qu’au point de vue pratique, ramenant tout à l’intérêt, proclamant que tout ce qui n’est pas utile est une erreur. Quand nous lisons cette affirmation du philosophe éclectique Victor Cousin : « Les principes de la morale sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie », ous nous demandons si nous ne rêvons pas, et ce qu’il entend par morale. Car rien n’est plus « ondoyant » et divers que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été dit par Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste est un vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour auteur un Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un chrétien... Ainsi, la morale, loin d’être absolue, est essentiellement relative. Où l’on met l’universel et le général, il n’y a que du particulier et de l’individuel. Le relativisme de la morale est un fait que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y a point de pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal n’existent : quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce que nous voulons. Sur cette distinction arbitraire repose la morale, laquelle est le domaine du caprice, qu’il ne faut pas confondre avec l’originalité. Si différentes que soient leurs morales, les individus se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier dans l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée pour ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée. La plupart des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire quelque chose ; la morale grégaire est la seule que connaissent maints individus enchaînés. Incapables d’initiative, n’ayant aucune originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et de copier sans comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots que leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne. Abandonnés à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !... Retenus dans le réseau de leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart des êtres n’existent pas, ou mieux ils n’existent que par le mal qu’ils font autour d’eux. Ces êtres, à la fois « moraux » et « sociaux », qui paralysent tout ce qui essaie d’aller de l’avant, ont fait de la vie un mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie désespérantes... La morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est celle de la généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe, qu’à l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues : tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans l’intérêt de la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel il sacrifie son propre bonheur. Le raisonnement est captieux.

La morale est le fruit des moeurs, institutions et préjugés sociaux, elle est un produit social, avarié au plus haut degré. L’individu n’a pas de pire ennemi que la morale. Ses prohibitions sont sans nombre. Elle oppose une barrière à son intelligence, à sa sensibilité, à sa volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé à tous nos désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme, à l’amour, à la sincérité, à la vérité.

Cette morale bourgeoise est un tissu d’équivoques et d’expédients dans lequel on ne se reconnaît plus. Laïque ou religieuse, la morale d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale d’hier, n’est en aucune façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner ce nom aux modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes spécialisés dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs contemporains, comme ce La Rochefoucauld qui avait le courage d’affirmer que l’intérêt est le mobile des actions humaines, mais ils ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés de suivre leur temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint de dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant aux autres, ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales proposées par ces

« bourreurs de crâne » que furent les moralistes ont laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs « impératifs » n’ont rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales furent des trompe-l’oeil et des pis-aller. La morale des « pères de famille   qui représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui régit l’humanité actuelle. En elles viennent se fondre les morales antérieures dans ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec les fondateurs de religion et autres surhommes possèdent le don de mystifier les foules. La morale est une forme d’autorité que l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se plier aux exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer la vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes les morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois de son milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes, docile aux ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen d’asservir les masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans l’intérêt de quelques jouisseurs qui vivent de la bêtise et de l’ignorance du nombre ?

Combien plus morale est la morale individualiste qui se veut amorale et consiste dans l’effort que fait l’individu pour s’évader de l’emprise du social. Louis Prat, un des rares philosophes qui ne parlent point pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté qui résiste à l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison, contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes. Soyons noergiques, c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous livrons chaque jour contre les milieux dont nous faisons partie.

La morale est un poison nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce poison, c’est les

tuer. Il faut les habituer graduellement à s’en passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus la dose, un jour viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste drogue. Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les prostitués de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs petites combinaisons. Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La morale qui contient tous les préjugés, toutes les traditions, toutes les laideurs, se transformera afin de durer ; elle est bâtie avec la bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le granit... La morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus. L’animal est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette barrière, c’est le mensonge.

Comment, nous demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore guider les hommes ? C’est bien simple : elle a son explication dans leur ignorance. En morale, l’imitation et le plagiat sont des vertus. Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire. Il n’y a pas plus de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans celui de la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu d’être soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.

Non seulement la majorité des individus est incapable de vivre sans morale, mais le malheur est qu’ils imposent aux autres leur morale, au lieu de se contenter de la pratiquer pour leur propre compte. Et encore ne leur est-elle supportable que parce qu’ils la violent à chaque instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers à ne pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe ! Il se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il importe de jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils sont autres que ce qu’ils paraissent ëtre. Ces ennemis de l’assassinat sont des assassins, ces esprit pudiques sont des sadiques en tous genres, ces âmes bien pensantes ne rêvent que plaisirs, noces, jouissances « défendues », toutes les apostasies morales ! Alors ? Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont bafoués constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et à la mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression qui fait de l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien a attendre d’elle pour l’embellissement, pour l’ennoblissement de l’individu. Il faut être avec elle ou contre elle. Point de juste milieu. Combien nous devons être reconnaissants envers un Stirner, un Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs morales » contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole ! Ce n’est pas dans les préceptes de la morale bourgeoise, violés par ceux-là mêmes qui les ont formulés, que nous trouvons une méthode pour nous perfectionner, pour enrichir notre personnalité, pour nous développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi lui opposerons-nous une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction, une morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher le sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son affranchissement total... D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure c’est encore celle qu’on se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la façon originale dont on conçoit la vie et le monde ; c’est le courage d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie avec ses idées. Cette morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être qui s’est le plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à penser et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant les bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale individualiste. De tous les individualismes,

l’individualisme éthique est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement l’individu. Le refus d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le début de la sagesse. Même si mon voisin agit « en beauté », il n’a pas le droit de me contraindre à en faire autant. Un bel acte obligatoire cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre, je ne consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu qui fait un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul guide des individus, et encore faut-il entendre par conscience autre chose que ce que les bourgeois sans conscience désignent sous ce nom. Il n’y a d’obligation et de sanction que dans la conscience. Là seulement est ma récompense ou mon châtiment. Je suis seul juge de mes actes. Si chacun conserve le droit de les critiquer, combien ai-je celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir intérieurement, de m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement associés, de la non-harmonie sociale.

La crise de la morale, dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous ne savons ce qu’on entend par là. Qu’elle traverse ou non une crise, la morale est pour nous une chose du passé. A la morale nous opposons l’art, qui est sans morale et qui réalise, par là même, une surmorale apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle repose la société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale d’esclaves. La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour lesquels vivre c’est agir, et agir harmonieusement.

Cette morale immorale punit et récompense les individus pour le même acte, selon qu’il est accompli dans tel milieu, à tel moment. Le même acte est légal ou illégal selon les circonstances. Tantôt, il mérite les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est le caprice qui fait la loi en morale. Au fond tous les dogmes se ressemblent, toutes les causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie. Quand on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale laïque ne vaut guère mieux que la morale religieuse, c’est la même morale à rebours, nous donnant à adorer d’autres dieux aussi malfaisants... Il n’est pas difficile de se rendre compte, quand on n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale (Nietzsche) », mérite d’être traité par le mépris. L’un des points sur lesquels insiste tout particulièrement la morale traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la sanction. Une morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa raison d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité : c’est par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La morale « archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les individus : plaisir, sentiment, raison, intérêt personnel ou général. Elle place très haut, ce qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique, miroir aux alouettes que chacun interprète à sa façon. Il n’y a point de devoir universel et nécessaire. Nul homme n’a le droit de m’imposer sa conception du devoir pas plus que je n’ai le droit de lui imposer la mienne... La morale « archiste » se subdivise en morale personnelle, domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon les problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité, l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le luxe, le capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et l’incorruptible démocratie, mère de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. L’alcoolisme, le suicide, l’avortement, etc... sont examinés au même point de vue étroit, anti-individualiste, autoritaire et étatiste. Quant aux rapports des individus entre eux, à l’échange, à la réciprocité et autres questions non moins importantes, il lui est impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa myopie lui interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela l’envergure qu’elle n’a pas.

 

* * *

La morale est une mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour châtrer les individus Elle s’allie avec la science pour se faire prendre au sérieux. Elle prend le masque de l’art pour se substituer à lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer. Au moindre examen, on s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles. Il suffirait d’un peu de volonté pour les briser. La société a inventé la morale pour maîtriser l’individu et supprimer en lui toute indépendance. Elle vise avant tout à en faire un eunuque. « Un homme qui moralise est ordinairement un hypocrite, et une femme qui moralise est invariablement laide », disait Oscar Wilde. Comme il avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis dans le mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la morale, c’est le droit à l’hypocrisie »... La morale n’est ni une preuve d’honnêteté, ni plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme, ni plus ni moins. C’est aussi la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on. Aussi les moralistes se cachent-ils pour accomplir leurs saletés. Tant de gens qui se prétendent vertueux le sont par force, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement...

La morale et l’intérêt s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils sont en conflit, c’est toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes gens n’hésitent pas à mettre de côté leurs « principes ». Faire des affaires, à cela se réduit toute la morale de certaines personnes. Et, dans ce but, intriguer, sacrifier les amis et les trahir. Se vendre est le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de réussir dans la vie. Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes. rejeter ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce serait vivre normalement. Tout progrès moral véritable consiste dans la révolte de l’individu contre la morale courante. Cette révolte se traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction. La seule morale, en fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de rompre les liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de vivre en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.

 

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Substituons au vocable « morale » celui d’éthique. Il n’est point équivoque, il a une signification précise. L’éthique est autre chose que la morale. Elle constitue l’art de vivre par excellence. La morale, c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici pris dans le sens de faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a point d’éthique en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée sur la sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre chose que l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.

L’action et la pensée s’associent étroitement dans l’éthique individuelle. Elles sontsolidaires. Les séparer, c’est mutiler la vie. C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire qui, en isolant la pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse action.

Tandis que la morale est grégaire, l’éthique est individuelle. La morale exige des imitateurs ; l’éthique veut des créateurs. Avec Han Ryner, j’envisage la sagesse «comme un art ». Je crois que l’éthique est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des Voyages de Psycho-dore, la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique a tout à gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique individualiste - que nous appelons sagesse - n’utilise qu’à bon escient les méthodes de la science. Elle en use, n’en abuse point. La morale enlaidit sa vie. La sagesse découvre pour l’individu les moyens de faire de son existence une oeuvre d’art. L’éthique rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom et la morale, nulle conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas le même but. La morale est le contraire de l’art ; l’art est le contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent. Ce que j’ai longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables. L’art est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer. L’art de vivre, c’est l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire passer dans l’existence humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans toute oeuvre d’art, témoignage de l’harmonie et de l’équilibre de son créateur. L’artiste de sa propre vie rectifie sans cesse son oeuvre, la corrige et l’embellit. Il n’est jamais satisfait. Il vise à être chaque jour meilleur, plus beau.

Si l’éthique ne peut se passer de l’art, elle conserve sa liberté en face de la science. Elles peuvent s’allier, non se confondre. Une éthique individualiste ne professe point pour la science une admiration sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime à sa juste valeur. Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne veut pas de chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres dogmes. Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse, comment la sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?

L’éthique est indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire alliance avec elle, ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour suggérer des conseils. La sociologie bien pensante n’aura jamais d’ailleurs ses préférences... Biologie et sociologie ne sauraient être des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on les décore, le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller. Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par contre, faire le jeu de la morale. L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La seule règle qu’elle leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle s’efforce de mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a de meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique purement scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une éthique. Elle ne demanderait aux individus aucune initiative, exigeant d’eux mêmes façons de penser et d’agir communes. L’éthique repousse la morale scientifique, comme constituant le plus grand obstacle à la morale individuelle... Métaphysique, biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les expédients pour se rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu plus sous ses vêtements d’emprunt. Aux impératifs catégoriques de la morale, à ses commandements mortnés, la sagesse substitue de modestes conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère. Là est leur principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse. L’harmonisation de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel est le but qu’elle poursuit. A l’encontre de la politique et de la morale, ces deux sœurs jumelles, qui ne visent qu’à créer du désordre dans l’individu, elle est l’art de l’individu.

Sagesse et morale sont deux choses qui s’excluent. La sagesse est un art, et l’on sait que la morale est le contraire de l’art. La sagesse n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui aspire à diriger la vie de chacun de nous. Les prétentions de la fausse ethique qui a nom morale sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie. Sa technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous révéler à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des influences, bonnes ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette pseudo-sagesse qui a nom morale nous fait. commettre bien des bêtises. Elle nous jette dans des situations inextricables. Elle complique notre existence et fausse notre jugement. Avec elle on trébuche, on finit tôt ou tard par se casser les reins.

Pouvons-nous nous contenter de trébucher avec la morale, quand la sagesse s’avance pour guider nos pas ? Celle-ci est aussi large que celle-là est bornée. A la morale il sied d’opposer la sagesse, non ce masque de sagesse qui est un déguisement de la morale, mais une sagesse réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne ; la sagesse libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun compromis d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est l’équivoque. La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse est délivrance...

 

* * *

Les philosophes contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale, l’envisagent à un point de vue objectif. Ils ont constitué une « science des moeurs ». C’est un fait assez nouveau. Mais cette « science des moeurs » qu’est-elle, sinon une dépendance

de la sociologie, qui sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle constate des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime social. Que nous voila loin de la morale « sans obligation ni sanction » préconisée par Guyau, de l’anomie libératrice... Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère devenue plus « positive » pour cela. Les faits moraux ont été étudiés comme des faits physiques. Cependant, les morales a posteriori, à prétention scientifiques, ne valent guère mieux que les morales a priori. Elles sont imprégnées du même dogmatisme. Ces morales sont réactionnaires, malgré leurs allures révolutionnaires. Les adversaires de la «métamorale » prétendent soustraire la morale à la métaphysique, et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique en morale. La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se résume en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par Durkheim. Pour ce dernier, la morale est la servante de la sociologie. Ces deux disciplines se prêtent main-forte pour le but qu’elles poursuivent : réduire à néant l’individu. Impossible de les séparer. Les moralistes-sociologues, et les sociologues-moralistes aboutissent aux mêmes conclusions, leurs systèmes renferment les mêmes contradictions. Critiquer la morale sociologique et la sociologie morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être des vivants. La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits sociaux. Il y a une « nature morale » comme il y a une « nature physique ». C’est ce qui est, non ce qui doit être, qui est l’objet de la morale. Analyser la réalité morale donnée, tel est le but du moraliste. Morale et sociologie obéissent aux mêmes règles et emploient les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre à améliorer la réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu l’objection, et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer. » En attendant, ils reculent aux calendes grecques cette amélioration. Au fond ils s’en désintéressent. La morale cesse d’être théorique : elle se contente d’étudier les faits moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de science, à laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or, Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une science d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas une réalité donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les inconvénients de la morale sociologique sont ceux de la sociologie positive, objective et scientifique, dont elle est un chapitre. Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver, même dans cette conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la « réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations. Il n’y a pas, dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des moeurs), de morale théorique. Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans les société primitives, une « particularisation » des pratiques morales, qu’elle est ensuite devenue l’universalisation des principes de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait une étude scientifique, objective et comparative de la pluralité des morales. Il y aurait, en face de la morale dogmatique une « science de moeurs » appelée à rendre les plus grands services. La « science des moeurs » a raison quand elle affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout et en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de faire à la science des moeurs de se borner à l’étude de la réalité sans chercher à la modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage récent sur Jaurès, se défend d’une conception aussi étroite : « Dire que nous concevons la réalité morale comme un objet de science, implique précisément que nous n’acceptons pas tout l’héritage du passé avec un sentiment uniforme et religieux de respect. » Albert Bayet a essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce philosophe, l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur la société. Il laisse l’individu se développer librement et n’ajourne pas indéfiniment l’entreprise de modifier la réalité. La « science des moeurs » est ainsi dépassée. Pour Albert Bayet, il y a des idées mortes et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais est variable. L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux. Les penseurs anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre chose pour eux que la morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la morale est une « science », mais une science qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de son côté : « On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses rapports avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes que, à une date donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une école ou un parti, l’on considère bons pour conduire au plus grand bien de la collectivité et des particuliers ». Or, les anarchistes, dit-il, ont une morale, et ne peuvent pas ne pas en avoir, mais elle ne saurait constituer pour eux qu’un idéal, car personne, dans la société actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant exploité et opprimé on même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en somme à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu en se perfectionnant. J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation ni sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher ce que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé » n’aurait aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement probables ». En véritable précurseur qu’il était, il préparait la voie aux recherches portant sur une morale scientifique : « Rien n’indique, disait-il qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce qu’on sait, doive coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il introduisait la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique. Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et catégorique et la variabilité morale qui en résulte, il considérait cette dernière comme la caractéristique de la morale future. Écartant toute loi antérieure et supérieure aux faits, il partait de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour en tirer une moralité, et il faisait de la vie seule, morale et physique, le principe de la conduite humaine, comme il avait fait de la vie le principe de l’art et de la religion....

 

Gérard DE LACAZE-DUTHIERS.

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