- LE BOULET DE LA MORALE
- DE LA MORALE A
L’ÉTHIQUE
- L’EXISTENCE « OEUVRE
D’ART »
- LA SAGESSE ET LA
MORALE
- MORALE ET SOCIOLOGIE
- LA MORALE ET LA
PHILOSOPHIE MODERNE
Malgré notre répugnance
pour les systèmes de morale, nous ne pouvons les passer sous silence. Il faut
étudier la morale, ne fut-ce que pour se rendre compte de son «immoralité ». La
morale des « honnêtes gens » a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est
point morte, et le philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre
la morale, ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine
fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de
l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se relève dans la société».
C’est quand on la critique et la nie que le sentiment moral fait les progrès
les plus rapides. Donc nous n’avons pas d’autres moyens d’être « moraux » que de
combattre la morale actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une
caricature de morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.
Nous entrons, avec la
morale, dans un terrain mouvant, capricieux, fuyant, hétéroclite, composite,
amorphe. Rien de moins solide que ce terrain-là. On y rencontre de tout : des
clichés, des lieux communs, des commandements, des préceptes, des devoirs, des
« il faut, il ne faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences,
de stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous pouvez !
La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple. La morale d’une
époque n’est pas la même que celle d’une autre époque. La morale est une
question de tempérament. La morale du voisin ne saurait être la mienne. La
morale archiste ne peut s’entendre avec la morale anarchiste. La première est
immorale, c’est une pseudo-morale. La seconde est amorale, elle est au-dessus
et en dehors de la morale.
En morale, rien de plus
vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales de la sympathie ou de l’intérêt,
morales égoïstes ou altruistes, et toutes les variétés issues de leurs
combinaisons, se choquent, s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein
d’une humanité désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement.
Il n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres, avant
nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas se lasser de
dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des moralistes sont remplis
d’équivoques, prêtent à différentes interprétations. Que faire ? En maintes circonstances,
les gens se posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas
choquer la morale courante... Quant aux morales individuelles, elles ne sont guère
individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires, dont elles sont une,
variété. Que de sentiments ont été déformés, caricaturés, souillés par ces morales
qui constituent « la Morale ». L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque
chose d’odieux : on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue
un supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure existe
un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes » nouveau-nés ne
considérant l’existence qu’au point de vue pratique, ramenant tout à l’intérêt,
proclamant que tout ce qui n’est pas utile est une erreur. Quand nous lisons
cette affirmation du philosophe éclectique Victor Cousin : « Les principes de
la morale sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie », ous nous
demandons si nous ne rêvons pas, et ce qu’il entend par morale. Car rien n’est
plus « ondoyant » et divers que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été
dit par Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste
est un vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté
de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour auteur un
Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un chrétien... Ainsi,
la morale, loin d’être absolue, est essentiellement relative. Où l’on met l’universel
et le général, il n’y a que du particulier et de l’individuel. Le relativisme
de la morale est un fait que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y
a point de pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou
plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les
générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal n’existent :
quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce que nous voulons. Sur
cette distinction arbitraire repose la morale, laquelle est le domaine du caprice,
qu’il ne faut pas confondre avec l’originalité. Si différentes que soient leurs
morales, les individus se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier
dans l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée pour
ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée. La plupart
des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire quelque chose ; la
morale grégaire est la seule que connaissent maints individus enchaînés. Incapables
d’initiative, n’ayant aucune originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et
de copier sans comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots
que leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne. Abandonnés
à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !... Retenus dans le réseau de
leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart des êtres n’existent pas, ou
mieux ils n’existent que par le mal qu’ils font autour d’eux. Ces êtres, à la
fois « moraux » et « sociaux », qui paralysent tout ce qui essaie d’aller de
l’avant, ont fait de la vie un mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie
désespérantes... La morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est
celle de la généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe,
qu’à l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues :
tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans l’intérêt de
la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel il sacrifie son
propre bonheur. Le raisonnement est captieux.
La morale est le fruit
des moeurs, institutions et préjugés sociaux, elle est un produit social,
avarié au plus haut degré. L’individu n’a pas de pire ennemi que la morale. Ses
prohibitions sont sans nombre. Elle oppose une barrière à son intelligence, à
sa sensibilité, à sa volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé
à tous nos désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme,
à l’amour, à la sincérité, à la vérité.
Cette morale bourgeoise
est un tissu d’équivoques et d’expédients dans lequel on ne se reconnaît plus.
Laïque ou religieuse, la morale d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale
d’hier, n’est en aucune façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner
ce nom aux modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes spécialisés
dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs contemporains, comme ce
La Rochefoucauld qui avait le courage d’affirmer que l’intérêt est le mobile
des actions humaines, mais ils ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés
de suivre leur temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint
de dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant aux autres,
ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales proposées par ces
« bourreurs de crâne »
que furent les moralistes ont laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs
« impératifs » n’ont rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales
furent des trompe-l’oeil et des pis-aller. La morale des « pères de famille qui
représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui régit
l’humanité actuelle. En elles viennent se fondre les morales antérieures dans
ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec les fondateurs de religion
et autres surhommes possèdent le don de mystifier les foules. La morale est une
forme d’autorité que l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se
plier aux exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer
la vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes les
morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois de son
milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes, docile aux
ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen d’asservir les
masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans l’intérêt de quelques
jouisseurs qui vivent de la bêtise et de l’ignorance du nombre ?
Combien plus morale est
la morale individualiste qui se veut amorale et consiste dans l’effort que fait
l’individu pour s’évader de l’emprise du social. Louis Prat, un des rares
philosophes qui ne parlent point pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté
qui résiste à l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison,
contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes. Soyons noergiques,
c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous livrons chaque jour contre les
milieux dont nous faisons partie.
La morale est un poison
nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce poison, c’est les
tuer. Il faut les
habituer graduellement à s’en passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus
la dose, un jour viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste
drogue. Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les prostitués
de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs petites combinaisons.
Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La morale qui contient tous les
préjugés, toutes les traditions, toutes les laideurs, se transformera afin de durer
; elle est bâtie avec la bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le
granit... La morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus.
L’animal est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements
ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette barrière,
c’est le mensonge.
Comment, nous
demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore guider les hommes ?
C’est bien simple : elle a son explication dans leur ignorance. En morale, l’imitation
et le plagiat sont des vertus. Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire.
Il n’y a pas plus de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans
celui de la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu d’être
soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.
Non seulement la
majorité des individus est incapable de vivre sans morale, mais le malheur est
qu’ils imposent aux autres leur morale, au lieu de se contenter de la pratiquer
pour leur propre compte. Et encore ne leur est-elle supportable que parce qu’ils
la violent à chaque instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers
à ne pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe ! Il
se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il importe de
jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils sont autres que ce
qu’ils paraissent ëtre. Ces ennemis de l’assassinat sont des assassins, ces
esprit pudiques sont des sadiques en tous genres, ces âmes bien pensantes ne
rêvent que plaisirs, noces, jouissances « défendues », toutes les apostasies
morales ! Alors ? Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont
bafoués constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à
l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et à la
mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression qui fait de
l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien a attendre d’elle pour
l’embellissement, pour l’ennoblissement de l’individu. Il faut être avec elle
ou contre elle. Point de juste milieu. Combien nous devons être reconnaissants
envers un Stirner, un Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs
morales » contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole ! Ce n’est pas dans
les préceptes de la morale bourgeoise, violés par ceux-là mêmes qui les ont
formulés, que nous trouvons une méthode pour nous perfectionner, pour enrichir
notre personnalité, pour nous développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi
lui opposerons-nous une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction,
une morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher le
sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son affranchissement
total... D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure c’est encore celle qu’on
se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la façon originale dont on conçoit la
vie et le monde ; c’est le courage d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie
avec ses idées. Cette morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être
qui s’est le plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à
penser et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et
reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant les
bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale
individualiste. De tous les individualismes,
l’individualisme
éthique est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier
désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement l’individu. Le refus
d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le début de la sagesse. Même si mon voisin
agit « en beauté », il n’a pas le droit de me contraindre à en faire autant. Un
bel acte obligatoire cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre,
je ne consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un
individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu qui fait
un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul guide des
individus, et encore faut-il entendre par conscience autre chose que ce que les
bourgeois sans conscience désignent sous ce nom. Il n’y a d’obligation et de
sanction que dans la conscience. Là seulement est ma récompense ou mon
châtiment. Je suis seul juge de mes actes. Si chacun conserve le droit de les
critiquer, combien ai-je celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir
intérieurement, de m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement
associés, de la non-harmonie sociale.
La crise de la morale,
dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous ne savons ce qu’on entend par
là. Qu’elle traverse ou non une crise, la morale est pour nous une chose du
passé. A la morale nous opposons l’art, qui est sans morale et qui réalise, par
là même, une surmorale apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle
repose la société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale d’esclaves.
La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour lesquels vivre c’est
agir, et agir harmonieusement.
Cette morale immorale
punit et récompense les individus pour le même acte, selon qu’il est accompli
dans tel milieu, à tel moment. Le même acte est légal ou illégal selon les
circonstances. Tantôt, il mérite les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est
le caprice qui fait la loi en morale. Au fond tous les dogmes se ressemblent, toutes
les causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie. Quand
on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale laïque ne vaut guère
mieux que la morale religieuse, c’est la même morale à rebours, nous donnant à
adorer d’autres dieux aussi malfaisants... Il n’est pas difficile de se rendre
compte, quand on n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que
l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale (Nietzsche) », mérite
d’être traité par le mépris. L’un des points sur lesquels insiste tout
particulièrement la morale traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la
sanction. Une morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa
raison d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et
l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité : c’est
par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La morale «
archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les individus : plaisir,
sentiment, raison, intérêt personnel ou général. Elle place très haut, ce
qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique, miroir aux alouettes que chacun
interprète à sa façon. Il n’y a point de devoir universel et nécessaire. Nul
homme n’a le droit de m’imposer sa conception du devoir pas plus que je n’ai le
droit de lui imposer la mienne... La morale « archiste » se subdivise en morale
personnelle, domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon
les problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité,
l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le luxe, le
capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et l’incorruptible démocratie,
mère de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. L’alcoolisme, le suicide,
l’avortement, etc... sont examinés au même point de vue étroit,
anti-individualiste, autoritaire et étatiste. Quant aux rapports des individus
entre eux, à l’échange, à la réciprocité et autres questions non moins
importantes, il lui est impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa
myopie lui interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et
d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela l’envergure
qu’elle n’a pas.
* * *
La morale est une
mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour châtrer les individus Elle
s’allie avec la science pour se faire prendre au sérieux. Elle prend le masque
de l’art pour se substituer à lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer.
Au moindre examen, on s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles.
Il suffirait d’un peu de volonté pour les briser. La société a inventé la
morale pour maîtriser l’individu et supprimer en lui toute indépendance. Elle
vise avant tout à en faire un eunuque. « Un homme qui moralise est
ordinairement un hypocrite, et une femme qui moralise est invariablement laide »,
disait Oscar Wilde. Comme il avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis
dans le mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la morale,
c’est le droit à l’hypocrisie »... La morale n’est ni une preuve d’honnêteté, ni
plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme, ni plus ni moins. C’est aussi
la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on. Aussi les moralistes se cachent-ils
pour accomplir leurs saletés. Tant de gens qui se prétendent vertueux le sont
par force, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement...
La morale et l’intérêt
s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils sont en conflit, c’est
toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes gens n’hésitent pas à mettre
de côté leurs « principes ». Faire des affaires, à cela se réduit toute la
morale de certaines personnes. Et, dans ce but, intriguer, sacrifier les amis
et les trahir. Se vendre est le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de
réussir dans la vie. Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes. rejeter
ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce serait vivre normalement.
Tout progrès moral véritable consiste dans la révolte de l’individu contre la
morale courante. Cette révolte se traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction.
La seule morale, en fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de
rompre les liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de
vivre en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.
* * *
Substituons au vocable
« morale » celui d’éthique. Il n’est point équivoque, il a une signification
précise. L’éthique est autre chose que la morale. Elle constitue l’art de vivre
par excellence. La morale, c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici
pris dans le sens de faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a
point d’éthique en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée
sur la sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons
sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre chose que
l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.
L’action et la pensée
s’associent étroitement dans l’éthique individuelle. Elles sontsolidaires. Les
séparer, c’est mutiler la vie. C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire
qui, en isolant la pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse
action.
Tandis que la morale
est grégaire, l’éthique est individuelle. La morale exige des imitateurs ;
l’éthique veut des créateurs. Avec Han Ryner, j’envisage la sagesse «comme un
art ». Je crois que l’éthique est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des
Voyages de Psycho-dore, la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique
a tout à gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner
à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique individualiste
- que nous appelons sagesse - n’utilise qu’à bon escient les méthodes de la
science. Elle en use, n’en abuse point. La morale enlaidit sa vie. La sagesse découvre
pour l’individu les moyens de faire de son existence une oeuvre d’art. L’éthique
rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom et la morale, nulle
conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas le même but. La morale est le
contraire de l’art ; l’art est le contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent.
Ce que j’ai longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de
commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables. L’art
est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer. L’art de vivre, c’est
l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire passer dans l’existence
humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans toute oeuvre d’art, témoignage
de l’harmonie et de l’équilibre de son créateur. L’artiste de sa propre vie
rectifie sans cesse son oeuvre, la corrige et l’embellit. Il n’est jamais
satisfait. Il vise à être chaque jour meilleur, plus beau.
Si l’éthique ne peut se
passer de l’art, elle conserve sa liberté en face de la science. Elles peuvent
s’allier, non se confondre. Une éthique individualiste ne professe point pour
la science une admiration sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime
à sa juste valeur. Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne
veut pas de chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres
dogmes. Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de
se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse, comment la
sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?
L’éthique est
indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire alliance avec elle,
ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour suggérer des conseils. La sociologie
bien pensante n’aura jamais d’ailleurs ses préférences... Biologie et sociologie
ne sauraient être des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on
les décore, le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller.
Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par contre,
faire le jeu de la morale. L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La
seule règle qu’elle leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle
s’efforce de mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a
de meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique purement
scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une éthique. Elle ne
demanderait aux individus aucune initiative, exigeant d’eux mêmes façons de
penser et d’agir communes. L’éthique repousse la morale scientifique, comme
constituant le plus grand obstacle à la morale individuelle... Métaphysique,
biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les expédients pour se
rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu plus sous ses vêtements d’emprunt.
Aux impératifs catégoriques de la morale, à ses commandements mortnés, la
sagesse substitue de modestes conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère.
Là est leur principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse. L’harmonisation
de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel est le but qu’elle
poursuit. A l’encontre de la politique et de la morale, ces deux sœurs jumelles,
qui ne visent qu’à créer du désordre dans l’individu, elle est l’art de l’individu.
Sagesse et morale sont
deux choses qui s’excluent. La sagesse est un art, et l’on sait que la morale
est le contraire de l’art. La sagesse n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui
aspire à diriger la vie de chacun de nous. Les prétentions de la fausse ethique
qui a nom morale sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie.
Sa technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous révéler
à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des influences, bonnes
ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette pseudo-sagesse qui a nom morale nous
fait. commettre bien des bêtises. Elle nous jette dans des situations
inextricables. Elle complique notre existence et fausse notre jugement. Avec
elle on trébuche, on finit tôt ou tard par se casser les reins.
Pouvons-nous nous
contenter de trébucher avec la morale, quand la sagesse s’avance pour guider
nos pas ? Celle-ci est aussi large que celle-là est bornée. A la morale il sied
d’opposer la sagesse, non ce masque de sagesse qui est un déguisement de la
morale, mais une sagesse réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne
; la sagesse libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun
compromis d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde
point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est l’équivoque.
La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse est délivrance...
* * *
Les philosophes
contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale, l’envisagent à un point
de vue objectif. Ils ont constitué une « science des moeurs ». C’est un fait assez
nouveau. Mais cette « science des moeurs » qu’est-elle, sinon une dépendance
de la sociologie, qui
sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle constate
des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime social. Que nous voila
loin de la morale « sans obligation ni sanction » préconisée par Guyau, de l’anomie
libératrice... Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec
Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère devenue
plus « positive » pour cela. Les faits moraux ont été étudiés comme des faits
physiques. Cependant, les morales a posteriori, à prétention scientifiques, ne
valent guère mieux que les morales a priori. Elles sont imprégnées du même
dogmatisme. Ces morales sont réactionnaires, malgré leurs allures
révolutionnaires. Les adversaires de la «métamorale » prétendent soustraire la
morale à la métaphysique, et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique
en morale. La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se
résume en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses
commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par Durkheim. Pour
ce dernier, la morale est la servante de la sociologie. Ces deux disciplines se
prêtent main-forte pour le but qu’elles poursuivent : réduire à néant l’individu.
Impossible de les séparer. Les moralistes-sociologues, et les
sociologues-moralistes aboutissent aux mêmes conclusions, leurs systèmes
renferment les mêmes contradictions. Critiquer la morale sociologique et la
sociologie morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous
libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être des
vivants. La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la
sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits sociaux. Il
y a une « nature morale » comme il y a une « nature physique ». C’est ce qui
est, non ce qui doit être, qui est l’objet de la morale. Analyser la réalité
morale donnée, tel est le but du moraliste. Morale et sociologie obéissent aux
mêmes règles et emploient les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre
à améliorer la réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les
moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu l’objection,
et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous proposons avant tout
d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer. »
En attendant, ils reculent aux calendes grecques cette amélioration. Au fond
ils s’en désintéressent. La morale cesse d’être théorique : elle se contente
d’étudier les faits moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de
science, à laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or,
Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une science
d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas une réalité
donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les inconvénients de la morale
sociologique sont ceux de la sociologie positive, objective et scientifique,
dont elle est un chapitre. Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver,
même dans cette conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la
« réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations. Il n’y a pas,
dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des moeurs), de morale théorique.
Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans les société primitives,
une « particularisation » des pratiques morales, qu’elle est ensuite devenue
l’universalisation des principes de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait
une étude scientifique, objective et comparative de la pluralité des morales.
Il y aurait, en face de la morale dogmatique une « science de moeurs » appelée
à rendre les plus grands services. La « science des moeurs » a raison quand
elle affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout et
en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de faire à la
science des moeurs de se borner à l’étude de la réalité sans chercher à la
modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage récent sur Jaurès, se
défend d’une conception aussi étroite : « Dire que nous concevons la réalité
morale comme un objet de science, implique précisément que nous n’acceptons pas
tout l’héritage du passé avec un sentiment uniforme et religieux de respect. »
Albert Bayet a essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une
direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce philosophe,
l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur la société. Il laisse
l’individu se développer librement et n’ajourne pas indéfiniment l’entreprise
de modifier la réalité. La « science des moeurs » est ainsi dépassée. Pour Albert
Bayet, il y a des idées mortes et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais
est variable. L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à
l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux. Les penseurs
anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre chose pour eux que la
morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la morale est une « science », mais
une science qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner
et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de
son côté : « On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses rapports
avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes que, à une date
donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une école ou un parti, l’on
considère bons pour conduire au plus grand bien de la collectivité et des
particuliers ». Or, les anarchistes, dit-il, ont une morale, et ne peuvent pas
ne pas en avoir, mais elle ne saurait constituer pour eux qu’un idéal, car
personne, dans la société actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant
exploité et opprimé on même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en
somme à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu en
se perfectionnant. J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation
ni sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher ce
que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé » n’aurait
aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en
fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement
probables ». En véritable précurseur qu’il était, il préparait la voie aux
recherches portant sur une morale scientifique : « Rien n’indique, disait-il
qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce
qu’on sait, doive coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il
introduisait la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique.
Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et catégorique et
la variabilité morale qui en résulte, il considérait cette dernière comme la
caractéristique de la morale future. Écartant toute loi antérieure et supérieure
aux faits, il partait de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour
en tirer une moralité, et il faisait de la vie seule, morale et physique, le
principe de la conduite humaine, comme il avait fait de la vie le principe de
l’art et de la religion....
Gérard DE
LACAZE-DUTHIERS.
- LE BOULET DE LA
MORALE
- DE LA MORALE A
L’ÉTHIQUE
- L’EXISTENCE « OEUVRE
D’ART »
- LA SAGESSE ET LA
MORALE
- MORALE ET SOCIOLOGIE
- LA MORALE ET LA
PHILOSOPHIE MODERNE
Malgré notre répugnance
pour les systèmes de morale, nous ne pouvons les passer sous silence. Il faut
étudier la morale, ne fut-ce que pour se rendre compte de son «immoralité ». La
morale des « honnêtes gens » a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est
point morte, et le philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre
la morale, ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine
fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de
l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se relève dans la société».
C’est quand on la critique et la nie que le sentiment moral fait les progrès
les plus rapides. Donc nous n’avons pas d’autres moyens d’être « moraux » que de
combattre la morale actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une
caricature de morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.
Nous entrons, avec la
morale, dans un terrain mouvant, capricieux, fuyant, hétéroclite, composite,
amorphe. Rien de moins solide que ce terrain-là. On y rencontre de tout : des
clichés, des lieux communs, des commandements, des préceptes, des devoirs, des
« il faut, il ne faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences,
de stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous pouvez !
La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple. La morale d’une
époque n’est pas la même que celle d’une autre époque. La morale est une
question de tempérament. La morale du voisin ne saurait être la mienne. La
morale archiste ne peut s’entendre avec la morale anarchiste. La première est
immorale, c’est une pseudo-morale. La seconde est amorale, elle est au-dessus
et en dehors de la morale.
En morale, rien de plus
vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales de la sympathie ou de l’intérêt,
morales égoïstes ou altruistes, et toutes les variétés issues de leurs
combinaisons, se choquent, s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein
d’une humanité désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement.
Il n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres, avant
nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas se lasser de
dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des moralistes sont remplis
d’équivoques, prêtent à différentes interprétations. Que faire ? En maintes circonstances,
les gens se posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas
choquer la morale courante... Quant aux morales individuelles, elles ne sont guère
individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires, dont elles sont une,
variété. Que de sentiments ont été déformés, caricaturés, souillés par ces morales
qui constituent « la Morale ». L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque
chose d’odieux : on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue
un supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure existe
un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes » nouveau-nés ne
considérant l’existence qu’au point de vue pratique, ramenant tout à l’intérêt,
proclamant que tout ce qui n’est pas utile est une erreur. Quand nous lisons
cette affirmation du philosophe éclectique Victor Cousin : « Les principes de
la morale sont des axiomes immuables comme ceux de la géométrie », ous nous
demandons si nous ne rêvons pas, et ce qu’il entend par morale. Car rien n’est
plus « ondoyant » et divers que la morale. Le dernier mot, en cette matière, a été
dit par Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le même geste
est un vice ou une vertu, selon qu’il est pratiqué de l’un ou de l’autre côté
de la barricade, et par tel degré de latitude, selon qu’il a pour auteur un
Français ou un Allemand, un noir ou un blanc, un juif ou un chrétien... Ainsi,
la morale, loin d’être absolue, est essentiellement relative. Où l’on met l’universel
et le général, il n’y a que du particulier et de l’individuel. Le relativisme
de la morale est un fait que seul les fanatiques peuvent nier. Pour eux, il n’y
a point de pluralisme moral : il leur faut je ne sais quel monisme moral, ou
plutôt ce dualisme du bien et du mal, cercle vicieux dans lequel les
générations tournent sans trouver d’issue. Or ni le bien ni le mal n’existent :
quand nous employons ces mots, nous leur faisons dire ce que nous voulons. Sur
cette distinction arbitraire repose la morale, laquelle est le domaine du caprice,
qu’il ne faut pas confondre avec l’originalité. Si différentes que soient leurs
morales, les individus se ressemblent. Il n’est pas question pour eux de se différencier
dans l’harmonie et par l’harmonie ; la morale esthétique est trop élevée pour
ceux qui ne connaissent, en fait de morale, que la bêtise codifiée. La plupart
des gens ont besoin de vivre en troupeau pour se croire quelque chose ; la
morale grégaire est la seule que connaissent maints individus enchaînés. Incapables
d’initiative, n’ayant aucune originalité, c’est un besoin chez eux d’imiter et
de copier sans comprendre ce qu’ils ont sous les yeux, d’employer les mêmes mots
que leurs voisins, et de ne pas avoir une pensée qui leur appartienne. Abandonnés
à eux-mêmes, ces individus se croient perdus !... Retenus dans le réseau de
leurs traditions et de leurs habitudes, la plupart des êtres n’existent pas, ou
mieux ils n’existent que par le mal qu’ils font autour d’eux. Ces êtres, à la
fois « moraux » et « sociaux », qui paralysent tout ce qui essaie d’aller de
l’avant, ont fait de la vie un mécanisme d’une uniformité et d’une monotonie
désespérantes... La morale à laquelle se réfère leur comportement, et qui est
celle de la généralité, ne vise qu’à faire entrer l’individu dans le groupe,
qu’à l’immoler au profit du groupe, qu’à réaliser le rêve des sociologues :
tuer la vie dans l’individu. Elle ordonne qu’il se sacrifie dans l’intérêt de
la société. Son bonheur dépend du bonheur du groupe auquel il sacrifie son
propre bonheur. Le raisonnement est captieux.
La morale est le fruit
des moeurs, institutions et préjugés sociaux, elle est un produit social,
avarié au plus haut degré. L’individu n’a pas de pire ennemi que la morale. Ses
prohibitions sont sans nombre. Elle oppose une barrière à son intelligence, à
sa sensibilité, à sa volonté, à son être tout entier. La morale est un NON lancé
à tous nos désirs d’émancipation et de progrès : c’est un non à l’enthousiasme,
à l’amour, à la sincérité, à la vérité.
Cette morale bourgeoise
est un tissu d’équivoques et d’expédients dans lequel on ne se reconnaît plus.
Laïque ou religieuse, la morale d’aujourd’hui, aussi arriérée que la morale
d’hier, n’est en aucune façon la « morale » de l’avenir, si l’on peut encore donner
ce nom aux modalités de vie dégagées de tous les préjugés. Les philosophes spécialisés
dans la morale ont quelquefois dit des vérités à leurs contemporains, comme ce
La Rochefoucauld qui avait le courage d’affirmer que l’intérêt est le mobile
des actions humaines, mais ils ont été, à toutes les époques, beaucoup plus préoccupés
de suivre leur temps que de le précéder. Quelques moralistes n’ont pas craint
de dévoiler les faiblesses de l’humanité : nous aimons les relire. Quant aux autres,
ils nous donnent la nausée ; Toutes les variétés de morales proposées par ces
« bourreurs de crâne »
que furent les moralistes ont laissé leur empreinte dans les consciences. Leurs
« impératifs » n’ont rien apporté de bien précieux aux hommes. Leurs morales
furent des trompe-l’oeil et des pis-aller. La morale des « pères de famille qui
représente l’esprit bourgeois dans toute sa laideur est la morale qui régit
l’humanité actuelle. En elles viennent se fondre les morales antérieures dans
ce qu’elles ont de plus étroit. Les moralistes avec les fondateurs de religion
et autres surhommes possèdent le don de mystifier les foules. La morale est une
forme d’autorité que l’individualiste rejette. L’homme intelligent ne peut se
plier aux exigences de cette morale tyrannique, dont le dessein est d’étouffer
la vie et de lui substituer sa contrefaçon. Le but de la morale, de toutes les
morales, c’est de faire de l’individu un esclave assujetti aux lois de son
milieu, un semblant d’homme, incapable de secouer ses chaînes, docile aux
ordres qu’il reçoit. Qui ne voit que la morale est un moyen d’asservir les
masses, de les dominer et de les tenir en laisse, dans l’intérêt de quelques
jouisseurs qui vivent de la bêtise et de l’ignorance du nombre ?
Combien plus morale est
la morale individualiste qui se veut amorale et consiste dans l’effort que fait
l’individu pour s’évader de l’emprise du social. Louis Prat, un des rares
philosophes qui ne parlent point pour ne rien dire, a appelé « noergie » la volonté
qui résiste à l’envahissement des choses en nous. C’est l’énergie de la raison,
contre laquelle viennent se briser les petites raisons des hommes. Soyons noergiques,
c’est-à-dire énergiques dans le combat que nous livrons chaque jour contre les
milieux dont nous faisons partie.
La morale est un poison
nécessaire à la vie des êtres : supprimer ce poison, c’est les
tuer. Il faut les
habituer graduellement à s’en passer ; en en diminuant chaque jour un peu plus
la dose, un jour viendra où ils pourront vivre sans faire usage de la funeste
drogue. Mais c’est une éducation qui demandera des siècles ! Jusque là les prostitués
de la morale ne changeront rien à leurs habitudes et à leurs petites combinaisons.
Ils ne renonceront point à leurs privilèges. La morale qui contient tous les
préjugés, toutes les traditions, toutes les laideurs, se transformera afin de durer
; elle est bâtie avec la bêtise des hommes, et la bêtise est plus solide que le
granit... La morale n’est qu’un mot, mais ce mot a perverti les individus.
L’animal est plus moral que l’homme, car il ne s’embarrasse ni de commandements
ni de scrupules. L’homme met une barrière entre la vie et lui : cette barrière,
c’est le mensonge.
Comment, nous
demandons-nous, une morale si fragile peut-elle encore guider les hommes ?
C’est bien simple : elle a son explication dans leur ignorance. En morale, l’imitation
et le plagiat sont des vertus. Ce qui s’est toujours fait doit continuer à se faire.
Il n’y a pas plus de place pour l’imprévu dans le domaine de la morale que dans
celui de la logique. C’est un monde pareillement figé. Là aussi il est défendu d’être
soi-même. On doit suivre la tradition aveuglément.
Non seulement la
majorité des individus est incapable de vivre sans morale, mais le malheur est
qu’ils imposent aux autres leur morale, au lieu de se contenter de la pratiquer
pour leur propre compte. Et encore ne leur est-elle supportable que parce qu’ils
la violent à chaque instant. Les défenseurs de la morale sont en effet les premiers
à ne pas l’observer. Spectacle fertile en enseignements pour le philosophe ! Il
se fait par là une idée juste de la sincérité des individus. Il importe de
jeter bas le masque dont ils se parent, et de montrer qu’ils sont autres que ce
qu’ils paraissent ëtre. Ces ennemis de l’assassinat sont des assassins, ces
esprit pudiques sont des sadiques en tous genres, ces âmes bien pensantes ne
rêvent que plaisirs, noces, jouissances « défendues », toutes les apostasies
morales ! Alors ? Alors cessons de prendre au sérieux ces préceptes qui sont
bafoués constamment, ces conseils qui ne sont pas suivis, ces appels à
l’honneur et à la vertu qui ne sont que des appels à la résignation et à la
mort. Morale de renoncement et d’obéissance, morale de régression qui fait de
l’homme un être servile et borné ; nous n’avons rien a attendre d’elle pour
l’embellissement, pour l’ennoblissement de l’individu. Il faut être avec elle
ou contre elle. Point de juste milieu. Combien nous devons être reconnaissants
envers un Stirner, un Nietzsche, d’avoir, en révisant la table des « valeurs
morales » contribué à déboulonner de son piédestal, l’Idole ! Ce n’est pas dans
les préceptes de la morale bourgeoise, violés par ceux-là mêmes qui les ont
formulés, que nous trouvons une méthode pour nous perfectionner, pour enrichir
notre personnalité, pour nous développer en plus d’harmonie et de beauté. Aussi
lui opposerons-nous une morale hautement individualiste, sans obligation ni sanction,
une morale qui augmente la vie au lieu de la diminuer, qui, loin de prêcher le
sacrifice de l’individu, contribue à son épanouissement, à son affranchissement
total... D’ailleurs, en fait de morale, la meilleure c’est encore celle qu’on
se donne, non celle qu’on reçoit ; c’est la façon originale dont on conçoit la
vie et le monde ; c’est le courage d’être soi-même en mettant ses actes en harmonie
avec ses idées. Cette morale-là est toute personnelle. Est le plus moral l’être
qui s’est le plus complètement dégagé de tous les préjugés, qui a renoncé à
penser et à agir comme tout le monde, qui n’entend subir aucun esclavage, et
reste maître de lui en toute circonstance. Si c’est être immoral devant les
bourgeois, c’est être moral devant la vie. Voilà la vraie morale
individualiste. De tous les individualismes,
l’individualisme
éthique est le seul qui ne soit pas une tare, le seul qui comporte un entier
désintéressement, car il ne vise qu’à enrichir spirituellement l’individu. Le refus
d’enchaîner et de se laisser enchaîner est le début de la sagesse. Même si mon voisin
agit « en beauté », il n’a pas le droit de me contraindre à en faire autant. Un
bel acte obligatoire cesse d’être beau. Quand je veux accomplir un geste libre,
je ne consulte personne : c’est moi seul que j’interroge. Je préfère un
individu qui commet une sottise de sa propre autorité qu’un individu qui fait
un beau geste commandé par un autre. La conscience est le seul guide des
individus, et encore faut-il entendre par conscience autre chose que ce que les
bourgeois sans conscience désignent sous ce nom. Il n’y a d’obligation et de
sanction que dans la conscience. Là seulement est ma récompense ou mon
châtiment. Je suis seul juge de mes actes. Si chacun conserve le droit de les
critiquer, combien ai-je celui de me critiquer moi-même afin de m’enrichir
intérieurement, de m’évader, par la raison et le sentiment harmonieusement
associés, de la non-harmonie sociale.
La crise de la morale,
dont on parle sans cesse, nous indiffère. Nous ne savons ce qu’on entend par
là. Qu’elle traverse ou non une crise, la morale est pour nous une chose du
passé. A la morale nous opposons l’art, qui est sans morale et qui réalise, par
là même, une surmorale apolitique et asociale. La morale inesthétique, sur laquelle
repose la société, convient aux faibles et aux dégénérés. C’est une morale d’esclaves.
La morale sociale ne peut convenir à des êtres libres, pour lesquels vivre c’est
agir, et agir harmonieusement.
Cette morale immorale
punit et récompense les individus pour le même acte, selon qu’il est accompli
dans tel milieu, à tel moment. Le même acte est légal ou illégal selon les
circonstances. Tantôt, il mérite les honneurs, tantôt il mérite l’échafaud. C’est
le caprice qui fait la loi en morale. Au fond tous les dogmes se ressemblent, toutes
les causes sont les mêmes, tous les drapeaux symbolisent la même tyrannie. Quand
on est sincère, on est bien obligé d’admettre que la morale laïque ne vaut guère
mieux que la morale religieuse, c’est la même morale à rebours, nous donnant à
adorer d’autres dieux aussi malfaisants... Il n’est pas difficile de se rendre
compte, quand on n’est pas absolument dépourvu de bon sens, que « tout ce que
l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de morale (Nietzsche) », mérite
d’être traité par le mépris. L’un des points sur lesquels insiste tout
particulièrement la morale traditionnelle, c’est celui de l’obligation et de la
sanction. Une morale sociale ne peut s’en passer : c’est son fondement et sa
raison d’être La morale « archiste » s’évanouit dès que la sanction et
l’obligation disparaissent. Et c’est bien ce qui prouve son immoralité : c’est
par la crainte et l’obéissance que s’établit sa domination. La morale «
archiste » se préoccupe des mobiles qui font agir les individus : plaisir,
sentiment, raison, intérêt personnel ou général. Elle place très haut, ce
qu’elle appelle le « devoir ». Mot magique, miroir aux alouettes que chacun
interprète à sa façon. Il n’y a point de devoir universel et nécessaire. Nul
homme n’a le droit de m’imposer sa conception du devoir pas plus que je n’ai le
droit de lui imposer la mienne... La morale « archiste » se subdivise en morale
personnelle, domestique, sociale, civile ou politique. Elle résoud à sa façon
les problèmes que soulèvent la famille, la justice, la solidarité,
l’association, le droit et les droits, la propriété, le travail, le luxe, le
capital, la nation, la loi, la patrie, l’État, et l’incorruptible démocratie,
mère de l’égalité, de la liberté et de la fraternité. L’alcoolisme, le suicide,
l’avortement, etc... sont examinés au même point de vue étroit,
anti-individualiste, autoritaire et étatiste. Quant aux rapports des individus
entre eux, à l’échange, à la réciprocité et autres questions non moins
importantes, il lui est impossible de les résoudre dans un sens rationnel. Sa
myopie lui interdit d’introduire un peu d’esprit de suite, de générosité et
d’amour dans l’examen de ces problèmes. Il lui faudrait pour cela l’envergure
qu’elle n’a pas.
* * *
La morale est une
mystification. Elle s’acoquine avec la religion pour châtrer les individus Elle
s’allie avec la science pour se faire prendre au sérieux. Elle prend le masque
de l’art pour se substituer à lui. Partout elle s’immisce, pour tout dénaturer.
Au moindre examen, on s’aperçoit que les « menottes » de la morale sont bien fragiles.
Il suffirait d’un peu de volonté pour les briser. La société a inventé la
morale pour maîtriser l’individu et supprimer en lui toute indépendance. Elle
vise avant tout à en faire un eunuque. « Un homme qui moralise est
ordinairement un hypocrite, et une femme qui moralise est invariablement laide »,
disait Oscar Wilde. Comme il avait raison, ce pauvre Adolphe Retté, sombré depuis
dans le mysticisme, quand il disait : « Ce que les bourgeois appellent la morale,
c’est le droit à l’hypocrisie »... La morale n’est ni une preuve d’honnêteté, ni
plus ni moins. C’est aussi la peur du gendarme, ni plus ni moins. C’est aussi
la peur de l’opinion, du qu’en dira-t-on. Aussi les moralistes se cachent-ils
pour accomplir leurs saletés. Tant de gens qui se prétendent vertueux le sont
par force, parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement...
La morale et l’intérêt
s’accordent parfaitement. Quand, par hasard, ils sont en conflit, c’est
toujours l’intérêt qui a le dessus. Les honnêtes gens n’hésitent pas à mettre
de côté leurs « principes ». Faire des affaires, à cela se réduit toute la
morale de certaines personnes. Et, dans ce but, intriguer, sacrifier les amis
et les trahir. Se vendre est le plus sûr moyen, à la portée du premier venu, de
réussir dans la vie. Il n’y a pas d’autre morale pour les arrivistes. rejeter
ce boulet de la morale, qui paralyse l’essor des êtres, ce serait vivre normalement.
Tout progrès moral véritable consiste dans la révolte de l’individu contre la
morale courante. Cette révolte se traduit tantôt par l’action, tantôt par l’inaction.
La seule morale, en fin de compte, c’est de s’affranchir de la morale. C’est de
rompre les liens sociaux qui font de chacun de nous des mannequins. C’est de
vivre en harmonie avec nous-mêmes. Tout le reste est immoral.
* * *
Substituons au vocable
« morale » celui d’éthique. Il n’est point équivoque, il a une signification
précise. L’éthique est autre chose que la morale. Elle constitue l’art de vivre
par excellence. La morale, c’est l’art de ne pas vivre, le mot art étant ici
pris dans le sens de faux-art, dépourvu de toute beauté. Pour nous, il n’y a
point d’éthique en dehors de la sagesse. Nous appelons éthique une morale basée
sur la sagesse, morale sans rapport avec la morale ordinaire. Nous désignons
sous ce nom une morale sans « la morale ». L’éthique n’est pas autre chose que
l’autonomie de la conscience délivrée de toutes les chaînes.
L’action et la pensée
s’associent étroitement dans l’éthique individuelle. Elles sontsolidaires. Les
séparer, c’est mutiler la vie. C’est pourtant ce que fait la morale ordinaire
qui, en isolant la pensée de l’action, aboutit à la fausse pensée et à la fausse
action.
Tandis que la morale
est grégaire, l’éthique est individuelle. La morale exige des imitateurs ;
l’éthique veut des créateurs. Avec Han Ryner, j’envisage la sagesse «comme un
art ». Je crois que l’éthique est une esthétique. J’oppose, avec l’auteur des
Voyages de Psycho-dore, la sagesse à la morale sans sagesse des moralistes. L’éthique
a tout à gagner à se passer de la science au sens étroit. Loin de se subordonner
à la science, c’est la science qui lui est subordonnée. L’éthique individualiste
- que nous appelons sagesse - n’utilise qu’à bon escient les méthodes de la
science. Elle en use, n’en abuse point. La morale enlaidit sa vie. La sagesse découvre
pour l’individu les moyens de faire de son existence une oeuvre d’art. L’éthique
rejoint l’art, la morale le fuit. Entre l’art digne de ce nom et la morale, nulle
conciliation n’est possible. Ils ne poursuivent pas le même but. La morale est le
contraire de l’art ; l’art est le contraire de la morale. Morale et esthétique s’excluent.
Ce que j’ai longtemps désigné sous le nom de « morale esthétique » n’a rien de
commun avec la morale traditionnelle. Cessons d’associer ces vocables. L’art
est au centre de l’éthique, comme un flambeau pour l’éclairer. L’art de vivre, c’est
l’art de vivre en beauté. L’éthique tend à faire passer dans l’existence
humaine l’équilibre et l’harmonie contenue dans toute oeuvre d’art, témoignage
de l’harmonie et de l’équilibre de son créateur. L’artiste de sa propre vie
rectifie sans cesse son oeuvre, la corrige et l’embellit. Il n’est jamais
satisfait. Il vise à être chaque jour meilleur, plus beau.
Si l’éthique ne peut se
passer de l’art, elle conserve sa liberté en face de la science. Elles peuvent
s’allier, non se confondre. Une éthique individualiste ne professe point pour
la science une admiration sans bornes, mais ne la méprise point. Elle l’estime
à sa juste valeur. Elle en tire le meilleur parti Seulement, l’éthique, qui ne
veut pas de chaînes, repousse les dogmes scientifiques, comme les autres
dogmes. Elle emprunte quelques-uns de ses moyens à la science, elle refuse de
se servir de tous ses moyens. Quand la science n’est point sagesse, comment la
sagesse consentirait-elle à faire alliance avec elle ?
L’éthique est
indépendante de la sociologie. Quand elle consent à faire alliance avec elle,
ce n’est pas pour recevoir des ordres, mais pour suggérer des conseils. La sociologie
bien pensante n’aura jamais d’ailleurs ses préférences... Biologie et sociologie
ne sauraient être des prisons pour le sage. Les prisons, de quelque nom qu’on
les décore, le sage n’en veut point. Biologie et sociologie sont des pis-aller.
Elles ne suffisent pas à étayer l’éthique. Elles peuvent très bien, par contre,
faire le jeu de la morale. L’éthique n’impose pas de règles aux individus. La
seule règle qu’elle leur demande d’observer, c’est d’être eux-mêmes. Elle
s’efforce de mettre en valeur ce qui les différencie des autres, ce qu’il y a
de meilleur en eux. Elle fait de l’individu un être libre. Une éthique purement
scientifique en ferait un automate. Elle cesserait d’être une éthique. Elle ne
demanderait aux individus aucune initiative, exigeant d’eux mêmes façons de
penser et d’agir communes. L’éthique repousse la morale scientifique, comme
constituant le plus grand obstacle à la morale individuelle... Métaphysique,
biologie ou sociologique, la morale a usé de tous les expédients pour se
rajeunir, mais elle n’a fait que s’enlaidir un peu plus sous ses vêtements d’emprunt.
Aux impératifs catégoriques de la morale, à ses commandements mortnés, la
sagesse substitue de modestes conseils. La morale ordonne ; la sagesse suggère.
Là est leur principale différence. Il n’y a pas d’injonctions pour la sagesse. L’harmonisation
de toutes les facultés humaines dans l’individu, tel est le but qu’elle
poursuit. A l’encontre de la politique et de la morale, ces deux sœurs jumelles,
qui ne visent qu’à créer du désordre dans l’individu, elle est l’art de l’individu.
Sagesse et morale sont
deux choses qui s’excluent. La sagesse est un art, et l’on sait que la morale
est le contraire de l’art. La sagesse n’a pas l’autoritarisme de la morale, qui
aspire à diriger la vie de chacun de nous. Les prétentions de la fausse ethique
qui a nom morale sont injustifiées. Elle aboutit à une pseudoscience de la vie.
Sa technique est en défaut. La sagesse n’a d’autre ambition que de nous révéler
à nous-mêmes, que de nous aider à nous ressaisir au sein des influences, bonnes
ou mauvaises, qui agissent sur nous. Cette pseudo-sagesse qui a nom morale nous
fait. commettre bien des bêtises. Elle nous jette dans des situations
inextricables. Elle complique notre existence et fausse notre jugement. Avec
elle on trébuche, on finit tôt ou tard par se casser les reins.
Pouvons-nous nous
contenter de trébucher avec la morale, quand la sagesse s’avance pour guider
nos pas ? Celle-ci est aussi large que celle-là est bornée. A la morale il sied
d’opposer la sagesse, non ce masque de sagesse qui est un déguisement de la
morale, mais une sagesse réelle, à la fois belle et vivante. La morale enchaîne
; la sagesse libère. Entre les deux, l’homme libre n’hésite pas. Aucun
compromis d’ailleurs n’est possible entre la sagesse et la morale. On n’accorde
point le néant et la vie. Le domaine où se meut la morale, c’est l’équivoque.
La sagesse est clarté. La morale est tyrannie ; la sagesse est délivrance...
* * *
Les philosophes
contemporains, spécialisés dans l’étude de la morale, l’envisagent à un point
de vue objectif. Ils ont constitué une « science des moeurs ». C’est un fait assez
nouveau. Mais cette « science des moeurs » qu’est-elle, sinon une dépendance
de la sociologie, qui
sacrifie l’individu au soi-disant bonheur de la collectivité ? Elle constate
des faits, et ces faits sont invoqués en faveur du régime social. Que nous voila
loin de la morale « sans obligation ni sanction » préconisée par Guyau, de l’anomie
libératrice... Après avoir été métaphysique, puis médicale et biologique avec
Metchnikoff, la morale est devenue sociologique. Mais elle n’est guère devenue
plus « positive » pour cela. Les faits moraux ont été étudiés comme des faits
physiques. Cependant, les morales a posteriori, à prétention scientifiques, ne
valent guère mieux que les morales a priori. Elles sont imprégnées du même
dogmatisme. Ces morales sont réactionnaires, malgré leurs allures
révolutionnaires. Les adversaires de la «métamorale » prétendent soustraire la
morale à la métaphysique, et ils rétablissent sous une autre forme la métaphysique
en morale. La morale du sociologisme ne souffre aucune discussion. Elle se
résume en cet impératif : « J’ai dit ». Il n’y a qu’à s’incliner devant ses
commandements. C’est le dernier mot de la morale préconisée par Durkheim. Pour
ce dernier, la morale est la servante de la sociologie. Ces deux disciplines se
prêtent main-forte pour le but qu’elles poursuivent : réduire à néant l’individu.
Impossible de les séparer. Les moralistes-sociologues, et les
sociologues-moralistes aboutissent aux mêmes conclusions, leurs systèmes
renferment les mêmes contradictions. Critiquer la morale sociologique et la
sociologie morale, c’est accomplir le même geste d’émancipation. Il faut nous
libérer à la fois de la sociologie et de la morale si nous voulons être des
vivants. La morale, selon la nouvelle école, n’est plus qu’une « branche de la
sociologie ». Les faits moraux doivent être étudiés comme les faits sociaux. Il
y a une « nature morale » comme il y a une « nature physique ». C’est ce qui
est, non ce qui doit être, qui est l’objet de la morale. Analyser la réalité
morale donnée, tel est le but du moraliste. Morale et sociologie obéissent aux
mêmes règles et emploient les mêmes méthodes. Elles renoncent l’une et l’autre
à améliorer la réalité, bien qu’elles affirment le contraire. Les
moralistes-sociologues, ou les sociologues-moralistes, ont prévu l’objection,
et ils répondent avec Durkheim : « De ce que nous nous proposons avant tout
d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer. »
En attendant, ils reculent aux calendes grecques cette amélioration. Au fond
ils s’en désintéressent. La morale cesse d’être théorique : elle se contente
d’étudier les faits moraux. La morale est une réalité donnée, un objet de
science, à laquelle on appliquera la méthode de la sociologie scientifique. Or,
Fouillée fait remarquer aux sociologues que « la morale n’est pas une science
d’observation portant sur des choses faites. » Elle n’est pas une réalité
donnée, mais une réalité qui se donne elle-même. Les inconvénients de la morale
sociologique sont ceux de la sociologie positive, objective et scientifique,
dont elle est un chapitre. Cependant, l’esprit libre saura toujours trouver,
même dans cette conception défectueuse de la morale, matière à s’augmenter, la
« réalité donnée » l’obligeant à faire certaines constatations. Il n’y a pas,
dit Lévy-Bruhl (La morale et la science des moeurs), de morale théorique.
Lévy-Bruhl a montré que la morale a d’abord été, dans les société primitives,
une « particularisation » des pratiques morales, qu’elle est ensuite devenue
l’universalisation des principes de la morale, qu’enfin de nos jours elle serait
une étude scientifique, objective et comparative de la pluralité des morales.
Il y aurait, en face de la morale dogmatique une « science de moeurs » appelée
à rendre les plus grands services. La « science des moeurs » a raison quand
elle affirme que la nature humaine n’est pas identique à elle-même partout et
en tout temps. Prévoyant le reproche qu’on ne manquerait pas de faire à la
science des moeurs de se borner à l’étude de la réalité sans chercher à la
modifier, Lévy-Bruhl, auquel nous devons un ouvrage récent sur Jaurès, se
défend d’une conception aussi étroite : « Dire que nous concevons la réalité
morale comme un objet de science, implique précisément que nous n’acceptons pas
tout l’héritage du passé avec un sentiment uniforme et religieux de respect. »
Albert Bayet a essayé de donner à l’éthologie ou science des faits moraux une
direction différente, et d’en assouplir les rugosités. Pour ce philosophe,
l’art moral classique, n’est basé ni sur l’intérêt ni sur la société. Il laisse
l’individu se développer librement et n’ajourne pas indéfiniment l’entreprise
de modifier la réalité. La « science des moeurs » est ainsi dépassée. Pour Albert
Bayet, il y a des idées mortes et des idées vivantes. L’idée du bien existe, mais
est variable. L’esprit scientifique en morale, fait-il observer, n’aboutit qu’à
l’immoralité, et la morale universelle est le dernier des dieux. Les penseurs
anarchistes ne nient pas la morale, mais elle est autre chose pour eux que la
morale traditionnelle. Kropotkine croyait que la morale est une « science », mais
une science qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner
et à perfectionner le milieu dans lequel il vit. Errico Malatesta déclare de
son côté : « On appelle morale la science de la conduite de l’homme dans ses rapports
avec les autres hommes, c’est-à-dire l’ensemble des préceptes que, à une date
donnée, dans un certain pays, dans une classe, dans une école ou un parti, l’on
considère bons pour conduire au plus grand bien de la collectivité et des
particuliers ». Or, les anarchistes, dit-il, ont une morale, et ne peuvent pas
ne pas en avoir, mais elle ne saurait constituer pour eux qu’un idéal, car
personne, dans la société actuelle, ne peut vivre vraiment en anarchiste, étant
exploité et opprimé on même temps qu’exploiteur et oppresseur. Il aboutit en
somme à la même conclusion que Kropotkine, qui est de rompre avec le milieu en
se perfectionnant. J. M. Guyau, dans son Esquisse d’une Morale sans obligation
ni sanction, lue et annotée par Nietzsche, s’était proposé « de rechercher ce
que serait et jusqu’où pourrait aller une morale où aucun « préjugé » n’aurait
aucune part, où tout serait raisonné et apprécié à sa vraie valeur, soit en
fait de certitudes, soit en fait d’opinions et d’hypothèses simplement
probables ». En véritable précurseur qu’il était, il préparait la voie aux
recherches portant sur une morale scientifique : « Rien n’indique, disait-il
qu’une morale purement scientifique, c’est-à-dire uniquement fondée sur ce
qu’on sait, doive coïncider avec la morale qu’on sent ou qu’on préjuge ». Il
introduisait la liberté en morale et faisait sa part à la spéculation philosophique.
Au lieu de regretter la disparition de « l’impératif » absolu et catégorique et
la variabilité morale qui en résulte, il considérait cette dernière comme la
caractéristique de la morale future. Écartant toute loi antérieure et supérieure
aux faits, il partait de la réalité pour en tirer un idéal, de la nature pour
en tirer une moralité, et il faisait de la vie seule, morale et physique, le
principe de la conduite humaine, comme il avait fait de la vie le principe de
l’art et de la religion....
Gérard DE
LACAZE-DUTHIERS.
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