vendredi 23 septembre 2022

Le livre à venir par Maurice Blanchot

 VI. La puissance et la gloire

Je voudrais résumer quelques affirmations simples qui peuvent aider à situer la littérature et l’écrivain. Il y eut un temps où l’écrivain, comme l’artiste, avait rapport à la gloire. La glorification était son oeuvre, la gloire était le don qu’il faisait et qu’il recevait. La gloire, au sens antique, est le rayonnement de la présence (sacrée ou souveraine). Glorifier, dit encore Rilke, ne signifie pas faire connaître ; la gloire est la manifestation de l’être qui s’avance dans sa magnificence d’être, libéré de ce qui le dissimule, établi dans la vérité de sa présence découverte.

A la gloire succède la renommée. La renommée est reçue plus étroitement dans le nom. Le pouvoir de nommer, la force de ce qui dénomme, la dangereuse assurance du nom (il y a danger à être nommé) deviennent le privilège de l’homme capable de nommer et de faire entendre ce qu’il nomme. L’entente est soumise au retentissement. La parole qui s’éternise dans l’écrit, promet quelque immortalité. L’écrivain a partie liée avec ce qui triomphe de la mort ; il ignore le provisoire ; il est l’ami de l’âme, l’homme l’esprit, le garant de l’éternel. Beaucoup de critiques, aujourd’hui encore, semblent croire sincèrement que l’art et la littérature ont pour vocation d’éterniser l’homme.

A la renommée succède la réputation, comme à la vérité l’opinion. Le fait de publier — la publication— devient l’essentiel. On peut le prendre dans un sens facile : l’écrivain est connu du public, il est réputé, il cherche à se mettre en valeur, parce qu’il a besoin de ce qui est valeur, l’argent. Mais qu’est-ce qui éveille le public, lequel procure la valeur ? La publicité. La publicité devient elle-même un art, elle est l’art de tous les arts, elle est ce qui est le plus important, puisqu’elle détermine le pouvoir qui donne détermination à tout le reste.

Ici, nous entrons dans un ordre de considérations que nous ne devons pas simplifier, par entrainement polémique. L’écrivain public. Publier, c’est rendre public ; mais rendre public, ce n’est pas seulement faire passer quelque chose de l’état privé à l’état public, comme d’un lieu — le for intérieur, la chambre close — à un autre lieu — le dehors, la rue — par un simple déplacement. Ce n’est pas non plus révéler à telle personne particulière une nouvelle ou un secret. Le « public » n’est pas constitué par un grand nombre ou par un petit nombre de lecteurs, lisant chacun pour soi. L’écrivain aime dire qu’il écrit son livre en le destinant à l’unique ami. Voeu bien déçu. Dans le public, l’ami n’a pas de place. Il n‘y a de place pour aucune personne déterminée, et pas davantage pour des structures sociales déterminées, famille, groupe, classe, nation. Personne n’en fait partie, et tout le monde lui appartient, et non seulement le monde humain, mais tous les mondes, toutes choses et nulle chose : les autres. De là que, quelles que soient les rigueurs des censures et les fidélités aux consignes, il y a toujours, pour un pouvoir, quelque chose de suspect et de mal venu dans l’acte de publier. C’est que cet acte fait exister le public, lequel, toujours indéterminé, échappe aux déterminations politiques les plus fermes.

Publier, ce n’est pas se faire lire, ni donner à lire quoi que ce soit. Ce qui est public n’a précisément pas besoin d’être lu ; cela est toujours déjà connu, par avance, d’une connaissance qui sait tout et ne veut rien savoir. L’intérêt public, toujours éveillé, insatiable, pourtant toujours satisfait, qui trouve tout intéressant tout en ne s’intéressant pas, est un mouvement qu’on a eu bien tort de décrire avec un parti pris dénigrant. Nous voyons là. sous une forme il est vrai relâchée et stabilisée, la même puissance impersonnelle qui, comme obstacle et comme ressource, est à l’origine de l’effort littéraire. C’est contre une parole indéfinie et incessante, sans commencement et sans fin, contre elle mais aussi avec son aide, que l’auteur s’exprime. C’est contre l’intérêt public, contre la curiosité distraite, instable, universelle et omnisciente, que le lecteur en vient à lire, émergeant péniblement de cette première lecture qui avant d’avoir lu a déjà lu : lisant contre elle mais tout de même à travers elle. Le lecteur et l’auteur participent, l’un à une entente neutre, l’autre a une parole neutre, qu’ils voudraient suspendre un instant pour faire place à une expression mieux entendue.

Evoquons l’institution des prix littéraires. Il sera facile de l’expliquer par la structure de l’édition moderne et l’organisation sociale et économique de la vie intellectuelle. Mais si nous pensons à la satisfaction qu’à peu d’exceptions prés l’écrivain ne manque pas d’éprouver en recevant un prix qui souvent ne représente rien, nous l’expliquerons, non par quelque plaisir de vanité, mais pur le fort besoin de cette communication d’avant la communication qu’est l’entente publique, par l’appel à la rumeur profonde, superficielle, ou tout se tient, apparaissant, disparaissant, dans une présence vague, sorte de fleuve du Styx qui coule en plein jour dans nos rues et attire irrésistiblement les vivants, comme s’ils étaient déjà des ombres, avides de devenir mémorables afin il être mieux oubliés.

Il ne s’agit pas encore d’influence. Il ne s’agit pas même du plaisir d’être vu par la foule aveugle, ni d’être connu par les inconnus, plaisir qui suppose la transformation de la présence indéterminée en un public déjà défini, c’est-a-dire la dégradation du mouvement insaisissable en une réalité parfaitement maniable et accessible. Un peu plus bas, nous aurons toutes les frivolités politiques du spectacle. Mais l’écrivain, à ce dernier jeu, sera toujours mal servi. Le plus célèbre est moins nommé que le parleur quotidien de la radio. Et, s’il est avide de pouvoir intellectuel, il sait qu’il le gaspille en cette notoriété insignifiante. Je crois que l’écrivain ne désire rien ni pour lui, ni pour son ouvrage. Mais le besoin d’être publié — c’est-à-dire d’atteindre à l’existence extérieure, à cette ouverture sur le dehors, à cette divulgation-dissolution dont nos grandes villes sont le lieu — appartient à l’oeuvre, comme un souvenir du mouvement d’où elle vient, qu’elle doit prolonger sans cesse, qu’elle voudrait pourtant surmonter radicalement et à quoi elle met fin, en effet, un instant, chaque fois qu’elle est l’oeuvre.

Ce règne du « public », entendu au sens du « dehors » (la force attractive d’une présence toujours là, ni proche, ni lointaine, ni familière, ni étrangère, privée de centre, sorte d’espace qui assimile tout et ne garde rien) a modifié la destination de l’écrivain. De même qu’il est devenu étranger à la gloire, qu’à la renommée il préfère une recherche anonyme, qu’il a perdu tout désir d’immortalité, de même — ceci à première vue peut paraître moins sûr — il abandonne peu à peu l’ambition de puissance dont Barrés d’un côté, dont M. Teste de l’autre, soit en exerçant une influence, soit en refusant de l’exercer, ont incarné deux types fort caractéristiques. On dira : « Mais jamais les gens qui écrivent ne se sont autant mêlés de politique. Voyez les pétitions qu’ils signent, les intérêts qu’ils montrent, l’empressement qu’ils mettent à se croire autorisés à juger de tout, simplement parce qu’ils écrivent. » Il est vrai : quand deux écrivains se rencontrent, ils ne parlent jamais de littérature (heureusement), mais leur premier mot est toujours de politique. Je suggérerai que, dans l’ensemble extrêmement privés du désir de jouer un rôle, ou d’affirmer un pouvoir, ou d’exercer une magistrature, au contraire d’une étonnante modestie dans leur notoriété même et très éloignés du culte de la personne (c’est même à ce trait qu’on pourra toujours distinguer, entre deux contemporains, l’écrivain d’aujourd’hui et l’écrivain d’autrefois), ils sont d’autant plus sous l’attrait politique qu’ils se tiennent davantage dans le frémissement du dehors, au bord de l’inquiétude publique et à la recherche de cette communication d’avant la communication dont ils se sentent constamment invités à respecter l’appel.

Cela peut donner le pire. Cela donne « ces curieux universels, ces bavards universels, ces cuistres universels, informés de tout et tranchant de tout sur-le-champ, hâtifs à juger définitivement ce qui vient à peine d’arriver, de sorte qu’il nous sera bientôt impossible d’apprendre quoi que ce soit : nous savons tout déjà », dont Dionys Mascolo parle dans son essai « sur la misère intellectuelle en France{93} ».

Mascolo ajoute : « Les gens ici sont informés, intelligents et curieux. Ils comprennent tout. Ils comprennent si vite toute chose qu’ils ne prennent le temps de ne penser à aucune. Ils ne comprennent rien… Allez donc faire admettre que quelque chose de nouveau a eu lieu à ceux qui ont déjà tout compris ! » On retrouvera exactement dans cette description les traits, seulement un peu accusés et spécialisés, détériorés aussi, de l’existence publique, entente neutre, ouverture infinie, compréhension flairante et pressentante où tout le monde est toujours au courant de ce qui est arrivé et a déjà décidé sur tout, tout en ruinant tout jugement de valeur. Cela donne donc, apparemment, le pire. Mais cela donne aussi une situation nouvelle où l’écrivain, perdant en quelque façon son existence propre et sa certitude personnelle, faisant l’épreuve d’une communication encore indéterminée et aussi puissante qu’impuissante, aussi complète que nulle, se voit, comme Mascolo le remarque bien. « réduit à l’impuissance », « mais réduit aussi à la simplicité ».

On peut dire que, lorsque l’écrivain s’occupe aujourd’hui de politique, avec un élan qui déplaît aux spécialistes, il ne s’occupe pas encore de politique, mais de ce rapport nouveau, mal aperçu, que l’oeuvre et le langage littéraires voudraient éveiller au contact de la présence publique. C’est pourquoi, parlant de politique, c’est déjà d’autre chose qu’il parle : d’éthique ; parlant d’éthique, c’est d’ontologie ; d’ontologie, c’est de poésie ; parlant enfin de littérature, « son unique passion », c’est pour en revenir à la politique, « son unique passion ». Cette mobilité est décevante et peut, une fois encore, engendrer le pire : ces vaines discussions que les hommes efficaces ne manquent pas de qualifier de byzantines ou d’intellectuelles (qualificatifs qui naturellement font eux-mêmes partie de la nullité bavarde, lorsqu’ils ne servent pas à dissimuler la faiblesse vexée des hommes de pouvoir). D’une telle mobilité — dont le Surréalisme, que Mascolo désigne et définit justement{94}, nous a montré les difficultés et les facilités, les exigences et les risques —, on peut seulement dire qu’elle n’est jamais assez mobile, jamais assez fidèle à cette angoissante et exténuante instabilité qui, croissant sans cesse, développe en toute parole le refus de s’arrêter en aucune affirmation définitive.

Il faut ajouter que l’écrivain, s’il est à cause de cette mobilité détourné de tout emploi de spécialiste, incapable même d’être un spécialiste de la littérature, encore moins d’un genre littéraire particulier, ne vise pas pour autant à l’universalité que l’honnête homme du XVIIIe siècle, puis l’homme goethéen et enfin l’homme de la société sans classes, pour ne pas parler de l’homme plus lointain du Père Teilhard, nous proposent comme illusion et comme but. De même que l’entente publique a toujours déjà tout entendu par avance, mais met en échec toute compréhension propre, de même que la rumeur publique est l’absence et le vide de toute parole ferme et décidée, disant toujours autre chose que ce qui est dit (d’où un perpétuel et redoutable malentendu, dont Ionesco nous permet de rire), de même que le public est l’indétermination qui ruine tout groupe et toute classe, de même l’écrivain, lorsqu’il entre sous la fascination de ce qui est en jeu par le fait qu’il « publie », cherchant le lecteur, dans le public, comme Orphée Eurydice dans les enfers, s’oriente vers une parole qui ne sera celle de personne et que personne n’entendra, car elle s’adresse toujours à quelqu’un d’autre, éveillant en celui qui l’accueille toujours un autre et toujours l’attente d’autre chose. Rien d’universel, rien qui fasse de la littérature une puissance prométhéenne ou divine, ayant droit sur tout, mais le mouvement d’une parole dépossédée et déracinée, qui préféré ne rien dire à la prétention de tout dire et, chaque fois qu’elle dit quelque chose, ne fait que désigner le niveau au-dessous duquel il faut descendre encore, si l’on veut commencer à parler. Dans notre « misère intellectuelle », il y a donc aussi la fortune de la pensée, il y a cette indigence qui nous fait pressentir que penser, c’est toujours apprendre à penser moins qu’on ne pense, à penser le manque qu’est aussi la pensée et, parlant, à préserver ce manque en l’amenant à la parole, fut-ce, comme il arrive aujourd’hui, par l’excès de la prolixité ressassante.

Cependant, lorsque l’écrivain se porte, avec un tel entraînement, vers le souci de l’existence anonyme et neutre qu’est l’existence publique, lorsqu’il semble n’avoir plus d’autre intérêt, ni d’autre horizon, ne se préoccupe-t-il pas de ce qui ne devrait jamais l’occuper lui-même, ou seulement indirectement ? Quand Orphée descend aux enfers à la recherche de l’oeuvre, il affronte un tout autre Styx : celui de la séparation nocturne qu’il doit enchanter d’un regard qui ne la fixe pas. Expérience essentielle, la seule où il doive s’engager tout entier. Revenu au jour, son rôle vis-à-vis des puissances extérieures se borne à disparaître, bientôt mis en pièces par leurs déléguées, les Ménades, tandis que le Styx diurne, le fleuve de la rumeur publique où son corps a été dispersé, porte l’oeuvre chantante, et non seulement la porte, mais veut se faire chant en elle, maintenir en elle sa réalité fluide, son devenir infiniment murmurant, étranger à toute rive.

Si aujourd’hui l’écrivain, croyant descendre aux enfers, se contente de descendre dans la rue, c’est que les deux fleuves, les deux grands mouvements de la communication élémentaire, tendent, passant l’un dans l’autre, à se confondre. C’est que la profonde rumeur originelle — là où quelque chose est dit mais sans parole, où quelque chose se tait mais sans silence — n’est pas sans ressembler à la parole non parlante, l’entente mal entendue et toujours à l’écoute, qu’est « l’esprit », et la « voie » publics. De là que, bien souvent, l’oeuvre cherche à être publiée, avant d’être, cherchant la réalisation, non pas dans l’espace qui lui est propre, mais dans l’animation extérieure, cette vie qui est de riche apparence, mais, lorsqu’on veut se l’approprier, dangereusement inconsistante.

Une telle confusion n’est pas fortuite. L’extraordinaire pêle-mêle qui fait que l’écrivain publie avant d’écrire, que le public forme et transmet ce qu’il n’entend pas, que le critique juge et définit ce qu’il ne lit pas, que le lecteur, enfin, doit lire ce qui n’est pas encore écrit, ce mouvement qui confond, en les anticipant chaque fois, tous les divers moments de formation de l’oeuvre, les rassemble aussi dans la recherche d’une unité nouvelle. D’où la richesse et la misère, l’orgueil et l’humilité, l’extrême divulgation et l’extrême solitude de notre travail littéraire, qui a du moins ce mérite de ne désirer ni la puissance, ni la gloire.

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