On a vu plus haut que le « monopole » est le privilège exclusif de fabriquer ou de vendre certaines utilités, d'exploiter certains services, d'occuper certaines charges publiques. Il y a ainsi des monopoles légaux et des monopoles de fait.
Il y a monopole légal
lorsque l'État se réserve, par des lois, des décrets, des ordonnances,
l'échange, l'émission, la fabrication, la vente de certaines productions –
frappe de la monnaie, fabrication de la poudre, émission de billets de banque ;
exploitation des postes, téléphones ; des moyens de transport et de charroi, du
gaz, de l'électricité (on dit alors que ces monopoles sont exercés dans un but
d'ordre et de sécurité publique) – tabac, allumettes, alcool, etc. (on dit
alors que c'est dans un but fiscal) – réserve à des inventeurs, des
industriels, des commerçants, des producteurs intellectuels d'un monopole
temporaire leur garantissant l'exploitation exclusive de leurs découvertes ou
initiatives productrices (on dit alors que c'est dans un but d'encouragement à
la science, à la production intellectuelle, à l'industrie, etc.).
Les monopoles de fait
sont ceux qui suppriment ou limitent la concurrence professionnelle,
commerciale ou industrielle en favorisant un individu ou une catégorie au
détriment d'autres individus ou catégories (agents de change, médecins, pharmaciens,
notaires, avoués, tenanciers de maisons de tolérance, etc.)
La lutte contre les
monopoles tient une trop grande place dans le mouvement individualiste
anarchiste rattaché à l'école Warren-Tucker pour que nous n'examinions pas les
raisons de cette attitude et les conclusions qu'ils en tirent. Cette école –
qui se réclame également de Proudhon – dénonce quatre grands monopoles : 1° Le
monopole monétaire, c'est-à-dire la confiscation par l'État – à son profit
– de l'émission des billets de banque et de la frappe de la monnaie. Du fait de
ce monopole, les détenteurs de monnaie perçoivent un intérêt pour son usage journalier,
si bien qu'un très grande nombre de personnes sont empêchées de produire ou de
faire du commerce pour leur compte à cause des taux élevés qu'il leur faut
payer pour obtenir du crédit. Journellement, des millions et des millions de consommateurs
paient des milliards de dollars, marks, lires, francs, pesos, pesetas, etc.,
etc., à titre d'intérêt supplémentaire sur les produits qu'ils se procurent.
2° Le monopole
foncier, c'est-à-dire la faculté légale que possède le propriétaire de sol
de laisser ses terrains improductifs ou de ne pas les occuper lui même. Le
résultat de ce monopole, c'est le loyer, la rente de la terre, qui affecte tout
le monde.
3° Le monopole des
douanes, qui maintient à des prix élevés les utilités fabriquées,
confectionnées, façonnées ou finies à l'intérieur, d'où perte pour le consommateur,
qui ne peut bénéficier de la concurrence extérieure.
4° Le monopole des
brevets, marques de fabrique, droits d'auteur, etc., qui empêche ou limite
la concurrence et l'initiative en matière d'inventions, de spécialités
industrielles, etc...
Cette école ne dit pas
que la disparition de ces quatre monopoles abolirait absolument l'inégalité,
mais elle produirait l'abondance et, de ce fait, l'inégalité tendrait toujours
plus à disparaître.
Clarence L. Swartz,
l'un des disciples immédiats de Tucker, a cherché à étayer cette thèse, dans What
is mutualism ? en se basant sur les statistiques officielles relatives à la
richesse et au revenu aux États-Unis, statistiques datées 1926. Voici, d'après
elles, pour la période quinquennale 1918-1923, la répartition moyenne des
revenus totaux des États-Unis : Gages et salaires 50 % Bénéfices commerciaux et
industriels 20 % Profits du capital, vente de terrains, garanties et
nantissements, ventes d'actif
divers, etc. 4 % Loyers,
redevances, intérêts et dividendes 26 % Les 20 % attribués aux bénéfices
commerciaux et industriels se divisent naturellement en deux sections :
La première comprend
les bénéfices provenant de l'initiative et de l'habileté dans la gestion des
affaires ou entreprises de caractère commercial ou industriel, c'est ce que
C.-L. Swartz appelle Profit of Enterprise. Il pense que sur ces 20 %, il
lui revient 6 %. La seconde section comprend les bénéfices provenant des droits
de douane, des exemptions de taxe, des privilèges spéciaux. 1° Prenons les
droits de douane : en examinant les divers tarifs de douane en vigueur aux
États-Unis depuis 50 ans, on s'aperçoit qu'ils ont eu pour effet de faire
hausser d'un tiers le prix général des objets de consommation ; on peut sans
exagérer évaluer au tiers de cette surcharge ou 11 % le bénéfice personnel des
fabricants, manufacturiers, intermédiaires ; 2° Des documents officiels
montrent que 1/8 à 1/10 des taux payés pour les utilités publiques le sont à
titre de franchises, d'exonérations, de dégrèvements, de privilèges, de primes
diverses. La même chose peut se dire des frais de transport ; 3° Il y a enfin
les bénéfices résultant d'exemption et de privilèges légaux concédés aux
industries de l'agriculture, du bâtiment, des mines. Tout cela, C.-L. Swartz l'appelle
Profit of Privilege.
En estimant à 10 % le
bénéfice des opérations effectuées sur la fabrication, le négoce, les transports
et les utilités publiques privilégiées, c'est rester au-dessous de la vérité.
En 1922, le revenu brut de ce groupe s'élevait à 90 milliards de dollars, dont
le 10 % est 9 milliards de dollars, soit, du revenu national total : 14 %.
Rétablissons ainsi le
tableau ci-dessus :
Revenu national des
États-Unis (moyenne 1918-1923) : 64 milliards de dollars.
Répartition : %
Milliards de Gages et salaires. 50 % 32
Bénéfices initiative ou
entreprise particulière. 6% 3,8
Bénéfice du Privilège.
14 % 9
Profit du capital,
ventes de terrains, garanties et nantissements, ventes d'actifs divers. 4% 2,6
Loyers, redevances,
intérêts et dividendes. 26 % 16,6
――― ――
Soit 100 % 64,0
Revenu de l'effort et
du travail. 56 % 35,8
Revenu du privilège. 44
% 28,2
――― ――
100 % 64,0
Mais ce n'est pas tout,
les dépenses gouvernementales, aux États-Unis, s'élèvent à 11 milliards de
dollars, soit 8 à 10 % du revenu national annuel. Comme la plus grande partie
des impôts est finalement payée par les salariés en tant que consommateurs, il
est très modéré d'en déduire que 10 % de ce qui est attribué à l'effort et au
travail lui est enlevé pour subvenir à l'improductive activité gouvernementale.
Il faut donc ramener à 46 % la part du revenu de l'effort et du travail.
Il ressort de tout cela
que 50 % au moins du revenu total annuel des États-Unis est versé ou extorqué à
titre de tribut ou de taxe au profit du monopole ou pour l'entretien de
l'improductif appareil gouvernemental ; de sorte que si les femmes et les
hommes employés, aux États-Unis, à un effort productif, recevaient le salaire intégral
de leur travail, ils toucheraient le double de ce qu'ils reçoivent
actuellement. Il est à présumer qu'il en est à peu près de même dans les autres
pays.
– E. ARMAND.
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