D'instinct, l'homme projette hors de lui-même ses idées, ses sentiments, son activité ; il les prête aux animaux, aux plantes, aux objets inanimés, peuplant ainsi le monded'esprits plus ou moins semblables au sien. L'enfant invectivera la table contre
laquelle il s'est
heurté, la menacera, la frappera, croyant lui rendre le mal par lui éprouvé.
Dans la fable, l'homme continue de prêter aux choses, aux plantes, aux animaux
surtout, des vices et des qualités qui sont le propre de son espèce. Nous voyons
le sauvage fétichiste entretenir, comme l'enfant, des relations amicales ou hostiles
avec les esprits logés dans les objets qui l'entourent. Et l'histoire montre que
l'animisme inspira les formes primitives du sentiment religieux : totémisme,magie
en découlent en droite ligne. Par suite du besoin de simplifier, d'unifier, inhérent
à l'esprit humain, une réduction du nombre des dieux devait s'opérer au cours
des siècles ; le monothéisme en fut le résultat final. Mais chrétiens, juifs ou
musulmans conçoivent toujours Dieu d'une façon essentiellement anthropomorphique
; et nos pires tendances sont bénévolement attribuées à ce prétendu roi du
monde. Orgueilleux jusqu'à la folie, il n'est satisfait que si l'on marmotte à
son adresse d'interminables compliments ; son nez a besoin d un continuel
encens ; du genre humain il fait l'escabeau de ses pieds ; ses yeux se repaissent
du spectacle des peuples prosternés. Son mépris de la justice est tel que pour
punir Adam et Ève, il se venge sur leurs malheureux descendants ; il
condamne à mort tous
les premiers-nés des Égyptiens, en haine du pharaon ; Il frappe Huza qui, mû
par une excellente intention, retient l'arche d'alliance prête à tomber. Après
avoir fait tuer les madianites mâles, Moïse ajoutera au nom de Jahveh : « Tuez
donc maintenant les mâles d'entre les petits enfants et tuez toute femme qui
aura eu compagnie d'homme ». Jésus, dieu pourtant plus pitoyable, continue de
tourmenter en enfer quiconque transgresse les innombrables lois promulguées au
profit des puissants. Il ordonne de pardonner, mais se venge avec une cruauté
qui dépasse de loin celle de Néron ou de Caligula : digne fils du Père Éternel
qui n'hésita pas a le sacrifier lui-même et à le faire mourir sur une croix, tant
il était altéré de sang, au dire des théologiens. Le rite essentiel de
catholicisme reste de nos jours, la manducation du corps de Jésus, « bien que
dévorer cette chair déclare saint Augustin, paraisse plus affreux que de tuer
un homme ». La messe est le renouvellement des angoisses du Calvaire ; la cène,
de l'aveu de saint Cyrille, est un banquet de cannibales. Par bonheur, cette
anthropophagie, devenue symbolique, se borne présentement à manger un bout de
pain où Jésus demeure invisible.
Ajoutons que Dieu s
améliore avec le temps ; simple reflet des tendances humaines, il change et se
transforme comme ces dernières. Le développement du cordicolisme,les
transports d'amour prêtés par Marie Alacoque au successeur de Jahveh, en fournissent
un exemple frappant. Après de longues hésitations, l'Église a fait siennes les
élucubrations de cette hystérique, n'osant pas s'attarder à la conception, passée
de mode, d'un dieu éternellement grincheux. Déjà la thèse du petit nombre des
élus, admise par tous au moyen-âge, est répudiée par des théologiens très orthodoxes
; ne désespérons pas de voir le pape éteindre le feu de l'enfer ou presque et
mettre a sa place un brasier d'amour. Loin d'être devancés par Dieu, les hommes
le traînent péniblement à la remorque du progrès.
Ceux qui considèrent la
Bible comme un livre inspiré soutiennent que le monothéisme est antérieur au
polythéisme. D'après ce livre, disent-ils, Adam et Ève apprirent de la bouche
de Jahveh qu'il était le seul dieu, l'unique créateur du ciel etc de la terre ;
c'est plus tard que leurs descendants oublièrent ces vérités pour tomber dans
les erreurs de l'idolâtrie. Rien de plus faux historiquement ; chez tous les peuples
anciens, la croyance en un dieu unique résulta d'un long travail de l'esprit, quand
elle ne fut pas le fait de penseurs isolés. On hiérarchisa les dieux sur le modèle
des fonctionnaires de l'État ; à leur tête, l'un deux fit office de monarque et
sa puissance finit par absorber celle de tous les autres dieux. Le monothéisme marqua
le triomphe de la royauté absolue, non plus sur terre seulement, mais dans le ciel.
En Égypte, la pluralité des cultes locaux ne permit jamais de constituer un ensemble
parfaitement logique ; l'aspiration vers le monothéisme s'arrêta à michemin, dégageant
au-dessus des antres quelques personnalités : Horus, Râ, Osiris, Isis, Sérapis.
À Babylone, l'animisme prêta de bonne heure la vie au soleil, à la lune, aux
étoiles, à la terre, au feu, à la mer. La Phénicie, ignorante jusqu'à la fin de
l'unité politique, n'eut jamais de dieu principal, mais elle regorgea de petits
dieux (el, baal, melek, adon). Quant aux
aryens, ils ne conçurent pas la divinité indépendante de son oeuvre ; dans les
phénomènes naturels ils virent les manifestations passagères d'une substance
divine et, des forces diverses, ils firent des personnalités multiples qui se
séparaient et se confondaient tour à tour. Loin de limiter cette conception,
ils la suivirent dans l'infinie variété de la nature et l'homme ne fut pour eux
qu'une forme éphémère, une émanation d'un jour, un anneau de la chaîne sans fin
des apparences. Rien dans la théologie aryenne qui rappelle le monothéisme
occidental. Du moins, affirment les croyants, les juifs firent exception à la
règle générale et reconnurent ]'existence d'un seul dieu, dès la plus haute antiquité.
Aucun doute pourtant sur le polythéisme primitif des Hébreux ; la Bible nous en
fournit la preuve. « Au commencement, Elohim créa les cieux et la terre », dit-on
au début de la Genèse. Or, Elohim est un pluriel signifiant les dieux
; plus loin, le créateur dira : « faisons l'homme à notre image »,
et encore : « l'homme est devenu comme l'un de nous ». Les hébraïsants sont
unanimes pour affirmer qu'il ne s'agit pas d'un pluriel de majesté. Malgré les
suppressions, les adjonctions, les remaniements nombreux que les prêtres
d'Esdras se permirent, la Bible conserve des traces du totémisme primitif et de
cultes longtemps en honneur, ceux d'El et de Baal, en particulier. Jahveh fut
conçu comme un feu. « Le seigneur, votre dieu, est un feu dévorant et un dieu
jaloux », dit l'Exode, et le Deutéronome parle en ces termes : « Tout le Sinaï
était couvert de fumée parce que le seigneur y était descendu au milieu des
feux. La fumée s'en élevait comme d'une fournaise ». Mais, à côté du feu,
principe fécondant, les anciens sémites plaçaient l'eau, principe fécondé, d'où
les allusions de la genèse aux eaux ténébreuses sur lesquelles plane le souffle
d'Elohim. Job et Jérémie rappelleront cette lutte du créateur avec la mer. Dans
la trinité chrétienne, nous trouverons un essai de conciliation entre le polythéisme
ancien et le monothéisme triomphant : dieu est tout ensemble un et multiple,
chacune des trois personnes est dieu, sans qu'il soit permis de parler de trois
dieux. Nous avons négligé les mythologies grecque et romaine parce qu'elles sont
connues de tous. Elles comportaient une hiérarchie des dieux, avec Zeus ou Jupiter
à leur tête ; et lorsqu'apparu le christianisme, nombre de penseurs grecs et romains
considéraient les dieux particuliers comme des aspects différents d'un dieu unique.
De nos jours, les catholiques invoquent ainsi la Vierge sous des vocables divers,
selon les temps et les régions. Au point de vue philosophique, tous les arguments
du théisme, en faveur de l'unité divine, reposent sur les idées d'infini et de
parfait. Impossible, dit-on, que coexistent plusieurs êtres infinis ou
parfaits, puisque chacun d'eux manquerait de ce que les autres détiennent. Or
Dieu, par définition, est l'être sans limite dans la substance comme dans les
perfections ; d'où l'on conclut, en bonne logique, à son unité.
Malheureusement, on oublie que le même argument permet de démontrer que dieu et
le monde constituent un tout indivisible, que l'univers observable et l'homme
par conséquent sont parties intégrantes de la substance divine. Si deux infinis
ne peuvent coexister parce que l'un manquerait des perfections de l'autre, il
est non moins impossible, pour la même raison, qu'un être fini quelconque
coexiste à côté de l'infini. Pour minimes que soient les qualités du monde,
elles manquent à la substance divine et limitent sa perfection. Aucune réalité
ne subsiste hors de Dieu, s'il est la perfection infinie à qui rien ne manque
et que rien ne saurait accroitre ; inexorablement, l'on doit conclure à la
vérité du panthéisme. Les penseurs catholiques ont répondu par une comparaison
qu'ils jugeaient profonde et qui achève simplement de les condamner. Dieu,
disent-ils, est le louis d'or, la créature une minuscule pièce d'argent ; de même
que le louis d'or contient, et au-delà, la valeur de la pièce d'argent, de même
Dieu renferme en puissance toutes les qualités des êtres finis sans
s'identifier avec eux. Mais ils oublient qu'une parcelle infime ajoutée au
louis d'or en accroît le volume, que la pièce d'argent de cinquante centimes
jointe à la pièce de vingt francs donne vingt francs cinquante centimes, au
lieu de vingt francs et que Dieu ne saurait être infini s'il laisse vivre à
côté de lui un monde dont la réalité reste distincte de la sienne. La créature
est peu de chose, mais le peu qu'elle est enrichirait Dieu, en supposant qu'on
l'ajoute à lui ; admettre l'existence d'un être absolu, c'est nier la
possibilité de personnes ou de choses qui ne se résolvent pas en son infinie
substance. On s'explique donc la vogue du monisme parmi les spiritualistes
modernes ; et d'autre part la croyance de certains à la multiplicité des dieux
conçus comme des êtres imparfaits et limités. Fechner fut de ces derniers et William
James aussi, ce philosophe américain que les apologistes citent, en faveur de
la religion, avec une particulière complaisance. « Fechner, écrit-il, avec son
âme de la terre fonctionnant séparément et jouant pour nous le rôle d'un ange
gardien, me semble franchement polythéiste. » Lui-même se déclare contre
l'existence de l'absolu, partisan du pluralisme et persuadé « qu'en fin de
compte, il ne peut aucunement ni jamais y avoir aucune forme qui soit celle du
tout ; qu'il se peut que la substance de la réalité n'arrive jamais à former
une collection totale ; qu'il est « possible que quelque chose de cette réalité
reste en dehors de la plus vaste combinaison d'éléments qui se soit jamais
produite pour elle ». Ainsi le polythéisme des anciens, rajeuni et plus
discret, a trouvé des partisans convaincus parmi les philosophes religieux de
notre époque. En réalité, aucun argument rationnel ne légitime la croyance en
l'unité divine ; mais notre esprit vise à clarifier l'apparent fouillis des
faits dont le monde est encombré, il simplifie ce qui est complexe, schématise,
unifie : cette croyance a son origine dans une tendance subjective de l'intellect
humain. Tendance souvent malheureuse ; dans le domaine religieux et politique
elle fit dresser les bûchers de l'Inquisition, pour maintenir l'unité catholique,
et permit l'éclosion des monarchies absolues. « Un dieu, un pape, un roi »,
telle fut la formule longtemps chère au clergé romain, et toujours caressée par
les réacteurs de notre époque. Admettre que les idées s'opposent et que les
esprits restent divers, voila qui répugne aux intolérants de toutes écoles,
qu'ils soient blancs ou qu'ils soient rouges. Si le consentement unanime des
peuples constituait un signe, un critérium infaillible de la vérité,
comme le soutint Lamennais, il faudrait croire au polythéisme, car cette
conception domina le monde entier chez les anciens ; il en fut de même, il est
vrai, concernant la fixité de la terre, la rotation du soleil et des étoiles autour
de notre planète. Ajoutons qu'après le triomphe du monothéisme, jamais
l'entente n'a pu se faire, entre les penseurs, sur la nature divine. Petit malheur,
puisqu'aucune hypothèse n'est moins prouvée, disons même plus contraire à
l'expérience et à la raison, que celle de l'existence de Dieu.
– L. BARBEDETTE.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire