Parmi les hommes craintifs, les plus dangereux sont ceux qui craignent de ne pas paraitre hardis.
Que pensez-vous de Cantabre qui se lance dans cette nouvelle fabrication? demandait-on à M. Barenton. Pourquoi répondit-il, essayez-vous de me déconsidérer? S'il réussit, je dirai comme vous qu'il a été prévoyant; s'il échoue, je dirai comme vous qu'il a été imprudent; pour le moment je dis comme vous qu'il est audacieux.
Tel qui serait capable de décisions justes et hardies, redoute à juste titre de manquer d'habilité, ou seulement de réplique, si l’événement l'oblige à les défendre. Le courage dans les actes est souvent le résultat de la présence d'esprit dans les discussions.
Un homme est vieux à partir du moment où il cesse d'avoir de l'audace.
Un ingénieur ne doit pas être amoureux: l'amour conduit aux fautes de calcul. L'industriel avisé facilite le mariage de ses ingénieurs, et leur offre une pleine lune de miel: il a ainsi devant lui quelques années de calculs exacts.
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
mardi 30 juillet 2019
dimanche 28 juillet 2019
HISTOIRE I. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Utilité
et dangers des études historiques. Les rois et les empereurs
faisaient autrefois apprendre l'histoire à leurs enfants pour qu'ils
deviennent de bons gouvernants. Les gouvernements actuels font,
aujourd'hui, apprendre l'histoire aux enfants du peuple pour que
ceux-ci deviennent de sages gouvernés. En 1923, un instituteur,
Clémendot, en un Congrès du Syndicat National des Instituteurs, se
prononça en faveur de la suppression de l'enseignement de l'histoire
à l'école primaire. Aussitôt les réactionnaires s'empressèrent
de manifester leur indignation et, l'année suivante, les camarades
de Clémendot prirent non moins vigoureusement la défense de cet
enseignement. Ainsi, sauf de très rares exceptions, les individus
sont d'accord sur l'utilité de faire apprendre l'histoire aux
enfants. Mais quelle histoire? Ici, il y a désaccord complet, car
chacun veut que l'on enseigne une histoire qui justifie ses croyances
religieuses ou politiques. Les hommes de la génération actuelle
veulent que l'on enseigne l'histoire parce qu'ils désirent que les
générations futures soient prisonnières de leurs propres
conceptions et ne se déterminent pas en pleine liberté. Si, au
début de cette étude, nous tenons à montrer que les décisions
relatives à cet enseignement tiennent avant tout à des raisons
sentimentales, nous n'en voulons pas moins étudier les raisons
logiques, les seules vraiment raisonnables, de l'utilité et aussi du
danger des études historiques. Il convient d'abord de tenir compte
du fait que l'histoire, en tant que science, est à ses débuts,
c'est-à-dire pleine d'incertitudes. L'historien se propose d'étudier
le passé pour mieux comprendre le présent et prévoir l'avenir, ou
mieux, pour préparer l'avenir. Or, dans cette étude du passé, il
s'aide de la connaissance du présent qui, lui aussi, éclaire le
passé. L'histoire s'appuie ainsi sur de multiples sciences dont
certaines, la psychologie et la sociologie, par exemple, sont, tout
comme elle, des sciences jeunes et fort imparfaites. Or, les
historiens se résignent difficilement à toutes : à défaut de
certitudes ils ont des croyances, et certaines hypothèses sont, par
eux, trop hâtivement considérées comme des vérités démontrées.
Pour certains, l'histoire s'étudie en se plaçant au point de vue
marxiste, hors de ce point de vue il n'est pas de vérité. Il est
évident que la conception matérialiste de l'histoire de Karl Marx
n'est pas totalement fausse, elle permet de mieux comprendre la
plupart des faits historiques d'une époque, mais non tous les faits
historiques de cette époque, ni toute l'évolution de l'humanité. A
vrai dire, les marxistes n'essaient pas de faire appel à cette
conception pour expliquer l'histoire des peuples primitifs qui ne
connaissaient pas la propriété privée et cela permet de comprendre
que leurs théories ne sauraient tout expliquer pour aucune période
de l'histoire, puisque, dans la mentalité des hommes d'aujourd'hui,
un retrouve des survivances de ces primitifs. Lorsqu'on examine la
société actuelle, on y retrouve, non seulement des traces de
mysticisme inexplicable du seul point de vue marxiste, mais encore
des germes d'une société future que le marxisme n'expliquera pas
davantage. Un exemple nous permettra de préciser. La science des
civilisés est tout d'abord née de la croyance des primitifs, ou
plutôt la croyance primitive a subi une différenciation qui a donné
naissance à la religion (croyance non vérifiée) et à la science
(croyance vérifiée). Ainsi l'origine de la science n'a rien à voir
avec la conception matérialiste de l'histoire. Il n'en fut pas de
même, il est vrai, par la suite, et on nous dira que la géométrie
se développa à cause de la nécessité de mesurer le sol,
l'anatomie et la physiologie du besoin de se maintenir en bonne
santé, la chimie du besoin industriel (teinture, métallurgie,
etc.). Les marxistes préciseront en disant que les recherches de
Lavoisier furent provoquées par des questions industrielles, celles
de Pasteur par les insuccès rencontrés dans la fabrication de
l'alcool de betterave, la maladie des vers à soie, etc. Nous ne
nions pas l'exactitude de ces faits, nous savons bien que les savants
ont souvent poursuivi des études intéressées, mais nous constatons
aussi que nombre de découvertes de la plus haute importance, nombre
de progrès industriels ont une origine évidemment désintéressée.
« Quand Volta, Galvani faisaient leurs expériences sur la pile,
quand Ampère étudiait longuement l'action réciproque des courants
électriques et des aimants, quelqu'un pouvait-il se douter que ces
expériences sans portée pratique renfermaient en germe la
merveilleuse application qu'est la machine dynamoélectrique? «
Mieux encore, quand les mathématiciens introduisaient dans la
science une notion aussi purement idéale que la notion de nombre
imaginaire, on aurait pu leur reprocher - on leur reproche
quelquefois encore aujourd'hui - de perdre leur temps à d'agréables
fantaisies ; et pourtant les travaux de Maxwell sur
l'électromagnétisme utilisent cette découverte... il est à peu
près impossible de citer une seule découverte, de celles qui
passionnent le public, parce qu'il en profite et qu'il en voit la
portée, au sujet de laquelle il ne soit possible d'établir la
dépendance où elle est d'une théorie scientifique purement
spéculative : téléphonie, télégraphie sans fil, rayons X,
matières colorantes, autant d'exemples » (Zoretti). S'il ne
s'agissait que d'expliquer le passé rapproché ou le présent, nous
nous préoccuperions peu du fait que l'histoire matérialiste,
marxiste, n'est qu'approximative, mais il s'agit de préparer
l'avenir qui sera évidemment fait non seulement par des survivances
du présent, mais encore par des germes de ce présent, dont les
marxistes ne tiennent pas compte parce qu'ils ne cadrent pas avec
leurs hypothèses. La connaissance de l'histoire peut-elle vraiment
être un instrument de progrès et permettre de prévoir et de
préparer l'avenir? Un historien, M. Fustel de Coulanges, déclare :
« Un homme d'Etat qui connaîtra bien les besoins, les idées et les
intérêts de son temps, n'aura rien à envier à une érudition
historique plus complète et plus profonde que la sienne, quelle
qu'elle soit. Cette connaissance lui vaudra mieux que les leçons
trop préconisées de l'histoire ». Et un autre historien, non moins
connu, M. Lavisse, « imagine qu'un véritable historien serait un
homme d'Etat médiocre, parce que le respect des ruines l'empêcherait
de se résigner aux sacrifices nécessaires ». H. Piéron,
actuellement directeur de l'Institut de Psychologie de l'Université
de Paris, écrit à ce propos : « Le poids croissant du passé et
des traditions impératives, religieuses, morales, etc., s'impose
avec une force invincible aux individus ; et... la force excessive de
la morale sociale devient réellement dangereuse pour l'individu
qu'elle emprisonne et qu'elle stérilise. Les créations, les
combinaisons nouvelles sont rendues impossibles pour les esprits, qui
ont peine à porter le fardeau des traditions imposées par les
générations disparues ; on risque ainsi d'être de plus en plus
gouverné par les morts, d'en être de plus en plus étroitement le
prisonnier. C'est ainsi que nous voyons, dans l'histoire des
civilisations, le progrès enrayé par la charge de plus en plus
lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les
générations nouvelles. C'est son passé qui a stérilisé la Chine,
et notre Moyen-âge n'a été que le pâle reflet de la tradition
aristotélicienne, dont l'origine fut admirable et les conséquences
funestes ... ... Heureux, en un sens, les peuples qui n'ont pas
d'histoire et ne peuvent regarder que dans le présent et dans
l'avenir. Tout leur effort est fécond, et l'envolée grandiose, à
l'heure actuelle, de la science et de l'industrie américaines, tient
en grande partie à l'absence de tout héritage déprimant. La
prédominance, en France, des études historiques paraît bien
constituer, en revanche, une des principales causes de notre
décadence relative ; c'est par la science que se fait le progrès
social, et il est stérilisant de s'adonner à la connaissance bien
souvent vaine du passé ; à trop voir ce qui s'est fait, on oublie
de rien faire, et la Grèce, qui vit de souvenirs, se croit encore
aujourd'hui un grand peuple » (H. Piéron : L'Evolution de la
Mémoire). Selon Maurice Charny, « Elle (l'histoire) crée, en
effet, ou développe, une mentalité routinière. Que nous
apprend-elle? Que, dans telles circonstances passées, telles
solutions ont été appliquées à des problèmes sociaux,
politiques, artistiques ou scientifiques, par des hommes qualifiés
de « grands » et, par suite, proposées à l'imitation des
générations futures... Prisonnier de notre savoir historique et des
dogmes qu'il traîne après soi, nous sommes incapables de nous
évader hors des « précédents » ». De ce qui précède nous nous
garderons bien de conclure que les études historiques sont inutiles
et même nuisibles à la prévision et à la préparation de
l'avenir. Ce qui est nuisible, c'est de croire que la science
historique, en son état d'imperfection actuel - et même lorsqu'elle
sera perfectionnée - peut, à elle seule, guider les individus
désireux de contribuer au progrès social. En réalité, si on se
garde des exagérations, les connaissances historiques peuvent
contribuer non seulement à ce progrès, mais aussi à celui des
individus. Déjà, à propos des mots « Education » et « Enfant »,
nous avons montré ici le parallélisme qui existe entre le
développement de l'individu et le développement social. Haeckel a
ainsi formulé sa « loi biogénétique fondamentale » : ontogénèse
(développement de l'individu) = phylogénèse (évolution de la
race). Bien que ce parallélisme ne soit qu'approximatif, l'étude de
l'enfant a pu être éclairée par les connaissances historiques, et
les pédagogues ont pu ainsi profiter indirectement du progrès des
connaissances historiques. (Voir à « Education » la « loi de
récapitulation abrégée », etc.). Pour ne pas être incomplet,
nous devons ajouter que l'enseignement de l'histoire peut contribuer
à la formation de l'esprit, surtout dans l'enseignement supérieur
où le maître fait pratiquer à l'élève les procédés de la
méthode historique. Il est juste de dire que d'autres études
peuvent se prévaloir du même avantage. II. Quelques opinions sur
l'histoire et son enseignement. « Si Michelet déforme la vérité,
c'est par besoin esthétique ou pour moraliser : Taine la déforme
pour étonner » (A. Aulard). « Les sciences historiques sont de
petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après
s'être refaites » (Ernest Renan). « L'histoire n'est pas une
science d'enfants » (Charles Delon). « Ce que l'histoire nous a
appris, c'est surtout à nous haïr les uns les autres » (Fustel de
Coulanges). « L'histoire, Jean-Jacques Rousseau le dit avec raison,
si judicieusement qu'on l'écrive, est une terrible démoralisatrice
» (Emile Faguet). « Les historiens montrent leurs amis borgnes du
bon côté, leurs ennemis du mauvais, et font ainsi paraître les
premiers clairvoyants, les seconds aveugles » (Bourdeau). « ...
Dans l'histoire, depuis le temps de l'antique Egypte et de l'antique
Chaldée, trônent, couronnés de tiares et de lauriers, célébrés
par des monuments grandioses, admirés « entre tous les hommes, les
grands tueurs d'hommes que furent les « seigneurs de la guerre »
(E. Lavisse). Le psychologue et pédagogue américain, Dewez, a
consacré une étude de réelle valeur à l'enseignement de
l'histoire à l'école primaire. Selon Dewez, nous n'avons pas à
nous occuper du passé comme passé, mais comme moyen de comprendre
en les analysant, les conditions sociales présentes. « La structure
de la société actuelle est extrêmement complexe. Il est
pratiquement impossible que l'enfant l'aborde en masse et qu'il s'en
fasse une représentation définie. Mais des phases typiques
découpées dans le développement historique des sociétés
montreront, comme agrandis par un télescope, les facteurs
constitutifs essentiels de l'ordre social. La Grèce, par exemple,
représente le rôle de l'art et des pouvoirs d'expression
individuelle ; Rome nous fait voir sur une grande échelle les
éléments et les forces déterminantes de la politique. Ces
civilisations sont déjà relativement complexes, et une étude
encore plus simple de la vie des chasseurs, des nomades, des
agriculteurs, des civilisations débutantes, celle des effets
produits par l'introduction des outils de fer, servira à réduire
l'extrême complexité de la vie sociale aux éléments les plus
facilement saisissables pour l'enfant ». Dewez nous montre également
les difficultés de cet enseignement, comment les maîtres doivent
tenir compte des intérêts enfantins, utiliser les biographies, etc.
Un psychologue et pédagogue belge, le Dr Decroly, tenant compte des
mécanismes de l'esprit de l'enfant et répartissant le travail
scolaire en : 1° observation ; 2° association (dans l'espace :
géographie ; dans le temps : histoire) ; 3° expression (par le
langage, le dessin, l'écriture, etc.), propose de supprimer
l'histoire en tant que matière d'un enseignement systématique.
C'est en fait à peu près la même proposition que celle de
Clémendot qui demandait la suppression de l'histoire enseignée à
heures fixes et son remplacement par des explications historiques
occasionnelles. L'association dans le temps dont parle le Dr Decroly
est plus et moins que l'histoire. Plus : parce que, surtout avec les
jeunes, on s'efforce de donner les notions de temps, de durée :
temps employé à remplir un seau de charbon, à nettoyer le poêle,
à l'allumer, que dure la combustion d'une allumette, que le poêle
est allumé chaque jour, pendant combien de jours il est allumé
chaque semaine, pendant combien de mois il est allumé dans l'année.
Moins : parce que certaines parties de l'histoire : maisons vieilles
et maisons neuves, vêtements employés par les vieux et les jeunes,
sont du domaine de l'observation. Le Dr Decroly recommande de
profiter de l'imagination enfantine pour faire revivre les temps
écoulés. Une citation précisera ce qui précède : « Après
avoir, à la leçon d'observation, étudié la chandelle et la
bougie, à la leçon d'association ils ont cherché les avantages et
les inconvénients de ces deux modes d'éclairage, leurs usages,
leurs applications. Après cela, ils ont étudié l'histoire de la
chandelle et ils ont déterminé où se trouvent les différentes
matières qui entrent dans sa fabrication. Ces leçons d'association
n'ont pas simplement pour but de lier les notions acquises entre
elles, mais elles ont aussi une grande importance au point de vue
moral et social. Grâce à elles, l'enfant acquiert la notion de ce
qu'il doit à ses semblables et, petit à petit, il se rend compte
que, sans la contribution de chacun il lui serait impossible de
vivre. Ces leçons d'association développent donc le sentiment de la
solidarité humaine et disposent l'esprit à une sympathie mutuelle.
Elles ont un troisième but : faire connaître le « déterminisme
des choses ». Comment, en effet, faire comprendre à un enfant
pourquoi un objet a telle forme, pourquoi il est fait de telle
substance? Or l'enfant qui a confectionné ces différents objets
trouve souvent l'explication immédiate ». Un pédagogue suisse,
Ferrière, tenant compte de l'évolution des intérêts enfantins,
tout en conservant pour les jeunes enfants la division du Dr Decroly,
propose les étapes suivantes :
1°
Pour l'enfant de 7, 8 et 9 ans : exercices d'association partant des
besoins
;
2°
Pour l'enfant de 10 à 12 ans : emploi des biographies ; 3° Pour
l'enfant de 13 à 15 ans (âges approximatifs) : « faire ressortir
les enchaînements psychologiques et sociaux, les actions et les
réactions de l'individu sur la société et de la société sur
l'individu ». Un écrivain, Maurice Charny, a émis, à propos de
l'histoire, une suggestion qui nous paraît heureuse : « Il ne faut
pas cesser d'enseigner ce que fut la réalité ; mais il faut la
corriger par l'enseignement du rêve… qui sera la réalité de
demain, puisqu'il y a du rêve d'hier dans la réalité
d’aujourd’hui… L'étude bien conduite des utopies fournirait
d'abord le fondement d'une morale autrement humaine et vivante que
celle des petits traités de civisme kantien... » Ensuite il serait
aisé de montrer qu'au point de vue social certaines « utopies »
sont devenues des réalités : réduction des privilèges
nobiliaires, etc. Enfin, au point de vue scientifique, cet
enseignement de l'utopie prouverait que « les modernes ont pu non
seulement atteindre partiellement, mais dépasser les imaginations
des anciens ». Tout ceci aurait pour résultat d' « aiguiller les
générations futures vers cette idée que les sociétés vivent dans
un perpétuel devenir et qu'elles doivent se préparer à abandonner
certaines de leurs convictions les plus chères, comme nos ancêtres
ont progressivement abandonné les leurs. La marche de l'évolution
morale et sociale en serait peut-être accélérée ; l'inévitable
renouvellement des croyances ne serait plus du moins ralenti par la
conviction stupide que « tout est dit ». En résumé, il nous
semble que les éducateurs devront s'efforcer d'obtenir pour l'école
primaire : 1° La réduction des études historiques en les
restreignant aux faits dont la connaissance prépare le mieux
l'enfant à comprendre la société actuelle sans y voir le terme
définitif du progrès social caractérisé par la différenciation
des individus c'est-à-dire le développement de la personnalité -
et leur concentration volontaire – c’est-à-dire l'accroissement
de l'entraide, des groupements libres : syndicats, coopératives,
etc. ; 2° La culture de l'idéalisme, de l'enthousiasme, de
l'initiative, de l'audace réfléchie, réalisée en partie par la
biographie des grands hommes - non de tous ceux que l'histoire
officielle actuelle qualifie comme tels parce que rois, généraux,
ministres, etc. -, et en particulier des précurseurs méconnus,
comme aussi par l'étude des utopies ; 3° La suppression de
l'histoire, en tant qu'enseignement distinct, et l'enseignement des
faits historiques, d'après une méthode qui tienne compte du
mécanisme de l'esprit et des intérêts des enfants.
III.
Les groupements syndicalistes et l'enseignement de l'histoire. Depuis
de nombreuses années la Fédération de l'Enseignement se proposait
de préparer un livre d'histoire, pour les enfants, qui ne soit pas
chauvin comme le sont encore nombre d'ouvrages, et fasse place à
l'histoire des travailleurs. Ce livre, longtemps attendu et qui est
d'inspiration marxiste, est paru en 1927. On lit sur sa première
page : « Enfant, Etudie cette petite histoire de ton pays. Elle a
été faite pour toi. Elle n'a pas oublié les paysans, les ouvriers
d'autrefois qui ont peiné, qui ont souffert. Nous voudrions que
leurs peines et leurs souffrances te fassent mieux aimer les paysans
et les ouvriers, tous les travailleurs d'aujourd'hui. Sache bien que,
sans ces travailleurs, les grands personnages de l'histoire
n'auraient pu accomplir leur œuvre. C'est le travail qui est à la
base de tout dans la vie d'un pays. Aime l'histoire. Sois curieux du
passé de ton village, de ta ville. Pose aux grandes personnes, à
tes parents, à ton maître, les questions que te pose à toi-même
ton livre. Lis des récits d'autrefois. Tu comprendras mieux ensuite,
un jour, ton travail et ton rôle futur de citoyen. Tu aimeras
davantage la justice, qui veut que chaque travailleur ait un sort
heureux. Tu aimeras davantage la paix, qui conserve pour l'avenir les
bienfaits du travail ». Le Syndicat national des institutrices et
instituteurs publics a fait preuve de moins d'activité. En 1924,
l'un de ses membres, auteur de manuels d'histoire, Clémendot,
soutint avec vigueur sa proposition, longuement motivée, puis résuma
sa longue série d'articles sous forme du questionnaire suivant : 1.
- Est-il vrai que la folie encyclopédique et sa conséquence, le
gavage abrutissant, sévissent plus que jamais à l'école primaire,
et que le prétendu raccourcissement des programmes n'apporte aucun
remède à ce mal s'il ne l'aggrave? Est-il vrai que, selon
l'expression de Lavisse, à vouloir tout enseigner, on arrive à
n'enseigner rien? 2. - Est-il vrai que la suppression totale de l'une
des matières des programmes (si cette matière est inutile ou
nuisible) ferait réaliser avec une absolue sûreté un gain de temps
fort précieux pour l'emploi des procédés de la méthode active? 3.
- Est-il vrai que les examens primaires et secondaires démontrent
que les résultats de l'enseignement historique sont lamentables?
Est-il vrai qu'ils sont plus lamentables encore chez l'immense foule
d'élèves qu'on ne présente pas même au C.E.P.? 4. - Est-il vrai
qu'il est impossible que l'enseignement historique puisse donner des
résultats satisfaisants parce que : exclusivement à la mémoire
qu'il surcharge outrageusement de façon à y engendrer le chaos ; b)
Comme l'ont affirmé J.-J. Rousseau, Volney, Charles Delon, Gaufrès,
Roger Pillet, Georges Vidalenc, Henri Flandre, l'histoire n'est pas
une science d'enfants, mais d'hommes faits. 5. - Est-il vrai que les
heures innombrables consacrées à cet enseignement sont gaspillées
en pure perte? 6. - Est-il vrai qu'un enseignement dont les résultats
sont nuls, quand ils ne sont pas néfastes, ne saurait en aucune
façon être considéré comme fournissant un complément de culture?
7. - Est-il vrai que, comme l'a dit Renan, « les sciences
historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont
sans cesse après s'être refaites » ? Est-il vrai qu'hier comme
aujourd'hui « Plutarque a souvent menti »? 8. - Est-il vrai que sur
des sujets considérés comme très importants, tels que les
Croisades, Jeanne d'Arc, Colbert, Louis XVI, les Girondins, Danton,
Robespierre, Napoléon, le prétendu coup d'éventail, le prétendu
faux d'Ems, la Commune, Thiers, les historiens professionnels sont en
complet désaccord? 9. - Est-il vrai qu'en se bornant à énoncer des
faits incontestés, comme l’exécution de Danton ou celle de
Lavoisier, sans en faire connaître les causes, on accomplit une
besogne plus mauvaise que si l'on n'enseignait rien? 10. - Est-il
vrai que, si l'on veut exposer lesdites causes, on se heurte à des
thèses radicalement opposées? 11. - En particulier, faut-il
enseigner, avec la plupart de nos manuels, que Colbert fut un homme
généreux, désintéressé, qui aurait vendu tout son bien pour la
gloire de la France, ou bien, avec Duruy, qu'en vingt-deux années de
charge, Colbert amassa dix millions de fortune? Faut-il enseigner,
avec les mêmes manuels, qu'il favorisa l'agriculture, ou bien, avec
Michelet, que, sous Colbert, il y eut famine de trois ans en trois
ans? Faut-il enseigner, avec Albert Malet, que Danton fut, de tous
ses contemporains, celui qui eut le plus des qualités qui font les
grands hommes d'Etat ; avec Calvet, que nulle mort ne fut plus
préjudiciable à la Révolution que celle de Danton ; ou bien, avec
Albert Mathiez, que Danton était un démagogue affamé de
jouissances, qui s'était vendu à tous ceux qui avaient bien voulu
l'acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux
contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la
victoire et préparait dans l'ombre une paix honteuse avec l'ennemi,
un révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du
parti royaliste? Faut-il enseigner, avec Aulard, que, ce que l'on
entrevoit de l'âme de Robespierre fait horreur à nos instincts
français de franchise et de loyauté, qu'il fut un hypocrite et
qu'il érigea l'hypocrisie en système de gouvernement ; ou bien,
avec Albert Mathiez, que Robespierre a incarné la France
révolutionnaire dans ce qu'elle avait de plus noble, de plus
généreux, de plus sincère, qu'il a succombé sous les coups des
fripons, et que la légende, astucieusement forgée par ses ennemis,
qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu'à des
républicains qui ne le connaissent plus et qui le béniraient comme
un saint s'ils le connaissaient, ou encore, avec Jaurès, que
Robespierre a rendu des services immenses en organisant le pouvoir
réactionnaire et en sauvant la France de la guerre civile, de
l'anarchie et de la défaite? 12. - Est-il vrai qu'en parlant de
Colbert, de Danton, de Robespierre, et d'une foule d'autres
personnages, nous parlons de gens que ni nous, ni d'autres, ne
connaissons suffisamment, et que nous contribuons ainsi, comme l'a
fait remarquer Volney, à former des babillards et des perroquets?
13. - Est-il vrai que l'enseignement de l'histoire à l'école
primaire est surtout une œuvre politique, ainsi que le démontre
d'une part la condamnation de certains manuels par les évêques, et,
d'autre part, l'interdiction d'autres manuels par le gouvernement?
14. - Est-il vrai que cet enseignement est une cause de conflit entre
les familles et les maîtres, et qu'en particulier il a déterminé
de nombreuses grèves scolaires? 15. - Est-il vrai qu'il a motivé
des poursuites disciplinaires contre certains maîtres? 16. - Est-il
vrai que, comme l'a affirmé Fustel de Coulanges, ce que l'histoire
nous a appris, c'est surtout à nous haïr les uns les autres? 17. -
Est-il vrai que, comme l'a soutenu J.-J. Rousseau, approuvé depuis
par Faguet, l'histoire est une terrible démoralisatrice? 18. -
Est-il vrai que, selon le mot d'Alain, l'histoire est la bonne à
tout faire de tous les partis? l9. - Nombre d'historiens
professionnels, tels que Thureau-Dangin, Albert Vandal, Pierre de La
Gorce, Frédéric Masson, Jacques Bainville, Jean Guiraud, étant des
réactionnaires notoires, est-il vrai que l'histoire n'a nullement la
vertu de former spécialement des républicains ? 20. - Est-il vrai
que l'histoire, ne pouvant passer sous silence les luttes des peuples
les uns contre les autres, engendre forcément la haine de
l'étranger, l'esprit de revanche, et est l'un des plus grands
obstacles à la fraternité des nations et au règne de la paix? 21.
- Est-il vrai qu'en se bornant purement et simplement à supprimer «
l'histoire-bataille », on mutile l'histoire? 22. - Est-il vrai que
la foule des faits politiques, administratifs, judiciaires,
financiers, économiques, sociologiques, scientifiques, littéraires,
artistiques, qu'on englobe sous le nom d'histoire de la civilisation,
n'est pas plus à la portée des enfants que l'histoire militaire?
23. - Est-il vrai que les allusions historiques rencontrées dans les
journaux, les livres et les œuvres d'art ne justifient pas plus
l'enseignement de l'histoire de France que les allusions bibliques
n'ont justifié l'enseignement de l'histoire sainte dont la
suppression s'est heurtée jadis au même argument? 24. - Est-il vrai
que la suppression de l'histoire, comme matière enseignée à heures
fixes, n'empêcherait pas plus les explications historiques «
occasionnelles » que l'inexistence de l'astronomie ou de la
mythologie, comme matières des programmes primaires, n'empêche, à
l'occasion, les explications astronomiques ou mythologiques? La
proposition de Clémendot était trop hardie pour les membres du
Syndicat national. Il faut remarquer, d'ailleurs, qu'elle était
beaucoup plus destructive que constructive. Il eût mieux valu
traiter la question en la considérant comme partie du problème
beaucoup plus vaste de la transformation des programmes dans le sens
indiqué par Decroly et Ferrière. Clémendot ne fut pas suivi et le
Congrès du Syndicat national, en 1924, se borna à demander des
réformes dans le contenu et la méthode de l'enseignement
historique. L'Internationale des travailleurs de l'Enseignement se
préoccupe actuellement de la préparation d'un livre d'histoire
internationale à l'usage des maîtres. Les discussions engagées
montrent que, malgré certaines résistances, on a de grandes chances
d'aboutir à la confection d'une histoire écrite en se plaçant à
ce point de vue marxiste dont nous avons montré les inconvénients
au début de cette étude.
-
E. DELAUNAY
HISTOIRE n. f. Encyclopedie Anarchiste de Sébastien Faure
Le
mot histoire est généralement entendu comme le récit des faits,
des événements, des institutions, des mœurs, relatifs aux peuples
en particulier et à l'humanité en général, et c'est dans ce sens
que nous allons l'étudier. Nous mentionnerons cependant que son
assimilation fréquente - et trop souvent justifiée par les lacunes
de l'histoire et son caractère fabuleux - avec un récit quelconque,
aussi bien mensonger qu'authentique, donne au mot histoire, dans le
langage courant, une extension qui souligne sa vastitude et ses
difficultés. Nous entendrons ici l'histoire comme opposée - dans le
dessein et l'effort, sinon toujours dans le résultat - à la pure
fiction, et attachée à des objets dont elle tend à garantir
l'exactitude et l'enchaînement au moins chronologique. Elle
participe à la fois de la science par sa documentation et de la
littérature par sa représentation. Sa méthode, moins fermée que
celle des sciences dites exactes, accorde à l'intervention
imaginative et à l'intuition une place à côté de l'analyse ct de
l'expérimentation. Selon les âges et l'individualité de
l'historien, chaque facteur accuse sa marque et nous assistons comme
à un flux et reflux de prépondérance. L'art pénètre dans le
domaine de l'histoire par l'imagination, par sa peinture, sa
suggestivité, la délicatesse des exposés et la richesse émotive
des évocations. Mieux : par les moyens préhensibles, il étend son
rôle jusqu'au cœur de l'investigation. Les diverses branches
d'activité des recherches historiques ont leurs dénominations
adéquates : on dit l'histoire ancienne, ou contemporaine, la
philosophie de l'histoire, l'histoire générale, l'histoire de
l'art, la préhistoire, etc. Le problème de l'histoire comporte deux
faces qui ont leur matière et leurs inconnus propres comme leurs cas
de conscience et leur technique. L'une regarde la constitution, la
réalisation de l'œuvre historique, l'autre sa diffusion, sa
vulgarisation. Et la tâche de celle-là est au-dessus des visées de
celle-ci. Elle n'a pas à s'inquiéter de ce qu'on fera d'elle, ni de
sa portée, ni de son utilité, ni de sa morale. L'histoire, la
formation historique - impartiale agglutination - n'est pas sous la
dépendance de son enseignement. Sans en poursuivre ici les attaches,
sans réveiller tout ce que ses prémices ont pu comporter de
réminiscences - toutes considérations qui n'en changent ni l'état
ni les répercussions -, nous ne pouvons mieux voir l'évolution de
l'histoire et l'affirmation de son esprit que dans le temps, à
travers les historiens. L'histoire de langue française ne date guère
que du Xème siècle. Les productions littéraires qui préparent
cette appellation ne sont au début qu'un aspect des légendes
héroïques et comme « un rameau détaché des chansons de gestes ».
Longtemps - thèmes offerts à la fantaisie poétique - les faits «
historiques » apparaissent uniquement comme la riche matière des
développements imaginatifs et l'aliment de l'épopée. Mais peu à
peu, de la souche des narrations épiques aux contours encore
fuligineux se dégage - à travers les poèmes cycliques, histoires
particulières, biographies, chroniques, mémoires, etc. -, cet
effort vers la proportion véridique, qui est la marque première de
son caractère spécifique. Et elle abandonnera le vers - cadre
distractif de la pensée - pour demander à la prose sérieuse et
précise de dessiner sa forme propre et d'accuser son genre... Des
rappels positifs de Villehardouin (XIIème siècle), politique et
soldat, aux tableaux curieux de Joinville (XIIIème siècle),
hagiographe émerveillé - et tous deux Champenois -, le nord de la
France sera son berceau. Au XIVème siècle la féodalité s'émiette.
Du suzerain, sa force passe au souverain, Le catholicisme, que le
schisme va déchirer, cède insensiblement à la royauté le règne
temporel. Il y a, dans cette concentration, comme un dessèchement et
l'appel au cœur se traduit par un malaise anémique des membres.
FROISSART, bourgeois d'Eglise enivré de noblesse, éloigne la
chronique des racines nourricières, laisse l'humble écrivain des
Quatre premiers Valois remuer seul, avec Jean de Venette, la moelle
du vilain, porte à la tête un mérite hypertrophié. De la seule
compagnie en qui nul geste n'est indigne, il fera, dans
l'inconscience, le « dict » honnête d'aventure. Et les racontars
de ses preux honorables, les dehors des mêlées et des fêtes
prendront, dans cette Flandre ripailleuse et grasse, quelque chose du
relief truculent des bousculades de Téniers. Des prouesses des
nobles aux décors chevaleresques, il est l'admiratif imagier… A la
prudence de COMMYNES (1445-1509), Villehardouin mûri, écrivant sous
Charles VIII la vie de Louis XI, nous devons, dans l'histoire, le
premier effacement sérieux de la personnalité de l'historien et les
premiers pas notables d'une marche appesantie vers l'objectivité.
L'éclat restitué, le superficiel en avant, ce bruit et ces couleurs
en fresque plantureuse, vaste comme un écran, tous les renvois
sensibles de Froissart, Commynes les écarte - ou les pourfend - dont
ils gênent la pénétration. Il ne s'émeut point de cette apparence
imagée. Il en touche, sur le chemin de l'analyse, la disproportion.
Et, d'un sourire glacé, son intelligence la déchire. Le fait,
débarrassé de son mirage, s'enrichit avec lui de ses éléments.
Scruté, décomposé, l'événement nous livre quelques-uns de ses
moteurs cachés : l'intérêt s'y démêle, et le hasard puissant,
et, dans le fond des âmes, la pression de quelques durs penchants…
Ascendance et conséquence déjà se dépouillent aux yeux du
psychologue qui entrouvre ainsi le pourquoi. Et l'art mesuré du
diplomate Machiavel édulcoré - les consigne en traits habiles. A
travers le seizième siècle s'accentuent les spécialisations. Les
recherches se cantonnent. D'autre part, la Renaissance, élargissant
l'individuel, fait entrer, dans l'existence agrandie, les aspirations
de la personnalité, Et les mémoires - à point favorisés par les
agitations de la Réforme et les grandes guerres du temps répondent
à ce désir brûlant de se fixer sur le plan immortel. Les
tentatives en abondent, plus ou moins heureuses. Montluc, moins
peintre que Froissart, moins fouilleur que Commynes, nous donne -
soldat réduit à l'inaction qui dicte à la postérité « la Bible
du Soldat » -, à mi-chemin, des Commentaires d'un pittoresque
vibrant. Ailleurs, Vieilleville exalte son conseil auprès des
princes régnants. Puis, c'est BRANTÔME, guerrier, courtisan, dont
l'accident brise la chevauchée et qui, sans que de vains dosages de
morale viennent contrarier la fraîcheur de ses impressions, nous
dit, en anecdotes piquantes, et avec la même chaude sympathie, la
Vie des dames galantes et celle des Grands capitaines. Nous
retrouvons, au XVIIème siècle, la même histoire fragmentée,
actualiste, personnelle, mais avec plus de finesse dans l'énergie
colorée, une curiosité poussée vers l'homme plus avant. Incarnons
en un seul ses essais dispersés, retenons les Mémoires du CARDINAL
DE RETZ, intrigant malchanceux, tout tissé de ruse et de force
d'âme. Le grand rôle dont l'insuccès a privé sa vie, ses écrits
lui en prêteront les vertus et il en campera, pour l'avenir, le
personnage. Pour marquer en tout de la puissance, il fera saillir
jusqu'à ses défauts et cette immoralité laisse subsister, sous le
grossissement, un équilibre des réalités. Avec la même vigueur
que lui-même il projette son époque, ses contemporains, fait «
grouiller » l'émeute. Tumulte suggestif qui s'accompagne de
nouveaux attributs historiques : les raisonnements politiques et les
portraits. Actionnés l'un et l'autre par une psychologie avisée,
une évaluation sûre des rapports, ils entrebâillent, en arrière
de la perfidie, la porte sur les combats intérieurs, les réactions
complexes des intérêts et des sentiments, font chercher dans
l'histoire les mobiles humains... Plus débordante déjà par
l'étendue, quoique participant du thème et du cadre des mémoires,
sera l'œuvre touffue de SAINT-SIMON (1675-1755), d'intelligence
féodale, moderne de tempérament. Son histoire vise au document et
rien ne l'y prédestine aussi peu que ses apports incontrôlés. Ses
matériaux, si abondants, comme ses jugements, se ressentent de la
partialité commune aux écrits qui sont, par quelque côté, des
autobiographies : les uns sont des procès, les autres un fatras.
L'auteur y manque du recul qu'il faut pour trier net, pour peser
juste... Mais Saint-Simon a ouvert à l'histoire un ciel en apparence
incompatible avec une tâche sévère : il l'a fait rentrer dans
l'art. Car ce borné est un vibrant qui, par l'intuition, joint
Thierry, frôle Michelet, s'avance vers nous. Nerveux et frémissant,
« il vole partout en sondant les âmes ». Atteignant dans leur jeu
sensible les composantes actives de la vie morale, il en touche le
chiffre que sa raison ne verrait pas. Si prévenu soit-il, il est
impuissant à se dérober aux attractions de sa nature et la réalité
entre en lui, plus forte que ses théories. Tout ce qui est capable
d'impressionner reprend, à travers ses sensations, la figure même
de la vie. Silhouettes, tableaux, portraits ne sont pas seulement
expressifs, ils sont mouvants. Et tels aspects différents de
Fénelon, ou du grand roi, seront vrais, dans le changeant de l'âge.
Et les masses - comme l'être -, fourmillent… Son style bouillonne
de contrastes heurtés de poussées brusques, de flexions relâchées
comme si la matière, directement, brutalement, voulait se dire. Ah !
« Les traditions, les règles qui emmaillotent l'inspiration des
pauvres diables faiseurs de livres » ne sont pas pour lui. Il a le
graphique de ses nerfs. Et il entasse les mots avec passion, brasse
les périodes, fait crier la phrase comme dans la rage de leur donner
l'ampleur palpitante et le feu du réel... Sur les confins de
l'histoire et de la théologie, nous croisons Bossuet, avec le
Discours sur l'Histoire universelle. Et Montesquieu, avec l'Esprit
des Lois, trace aux générations prochaines - contrôlée par une
docte philosophie juridique - la mécanique législative des Etats et
les règles naissantes du Droit. Mais plus encore il nous ouvre, par
l'Essai sur les Causes la considération du facteur tempérament dans
l'analyse des événements, soulève l'influence des milieux
(physique et moral) et la théorie des climats qui étendront le
champ des diagnostics communs à la physiologie, à la philosophie et
à l'histoire. En ce dix-huitième siècle, dans lequel Saint-Simon
est comme un anachronisme, l'histoire tient toute dans la lumineuse
sobriété de VOLTAIRE. Et elle sort des localisations partiales du
passé au point qu'on a pu dire, du Charles XII : « C'est la
première histoire (qui ne soit qu'histoire) qui compte dans notre
littérature ». Charpenté, balancé, lucide, expurgé des oiseux
détails, l'ouvrage à quitté la zone des broussailleuses
compilations médiévales pour la clarté et la rigueur classiques.
Et un respect attentif des situations originales, l'ordonnance
scrupuleuse des faits, la tonalité fidèle d'un sujet dont rien ne
force le niveau, l'apportent au goût des sages qui demandent à
l'historien le désintéressement. Et Le Siècle de Louis XIV, au
moins dans sa méthode essentielle et sa minutieuse documentation,
rappelle ces qualités précises. Voltaire, qui chérit l'art, trouve
dans le grand règne - et c'est pour cela qu'il l'a choisi - à la
fois cette galerie unique de beautés littéraires et artistiques et
cette « exacte administration » qui plaît, en lui, au « bourgeois
positif « ... Mais à l'histoire de Voltaire, si élevée
d'intention et d'un esprit si travaillé, si foncièrement honnête
dans le choix et l'arrangement de ses matériaux, si séduisante en
la loyauté de sa recherche et de ses notations, à cette histoire il
manque (en plus de l'étal vrai de cette brutalité fréquente, de
cette violence réelle que lui fait écarter comme un « parti pris
aristocratique » et une sorte de pudeur littéraire à remuer une
grossièreté toute plébéienne), il manque la sève exubérante, le
fluide d'un Saint-Simon, il manque la vie… Ce n'est pas tout. Il
entre dans sa conception un élément nouveau et un dessein qui
l'apparentent à l'historiographie moderne : le progrès humain. Et
la pente de cette large philosophie va le conduire au péril qu'à
chaque pas côtoie l'histoire guidée par un principe :
l'intervention critique et sa déformation. Dès l'ébauche, son
aristocratisme artiste et régulateur tend à enfermer dans les
bornes restrictives du « despote éclairé » l'agent décisif de
cette grande époque, prend pour axe abusif une attribution de
causalité à la personne de Louis XIV... En 1739, l'Histoire du
Siècle, virtuellement prête, embrasse l'histoire générale de
l'Europe, la vie et l'administration du grand roi, le couronnement
suprême des lettres et des arts. Mais un arrêt du Conseil en
suspend la publication. Et quand, vers 1750, Voltaire reprend son
œuvre, elle apparaît toute bouleversée par l'évolution de sa
philosophie. L'esprit qui présidait à l'esquisse parallèle de
l'Histoire universelle introduit dans celle du Siècle les
modifications de sa métaphysique. Voltaire athée supprime la
Providence ordonnatrice, mais fidèle au progrès, la « marche
inégale, hésitante de l'humanité sera le résultat de deux
contraires, l'ignorance superstitieuse, fanatique, stupide et la
raison éclairée, bienfaisante ». Deux courants pour lui se
disputent le siècle, et la sottise religieuse met un pan d'ombre sur
son rayonnement. La religion le gâte par ses « retorderies », la
raison directrice a manqué à la plénitude de sa gloire... Sous cet
angle, l'ouvrage peut s'incorporer logiquement dans l'Essai sur
l'Histoire générale et sur les mœurs et l'esprit des nations. Mais
la curiosité qui porte Voltaire hors de France et d'Europe,
l'entraîne jusqu'en Chine, en Arabie ; l'intérêt qu'il porte aux
acquisitions de l'esprit humain, sont comme desséchés par son âpre
incrédulité. Pour s’approcher de ces peuples noyés de mysticisme
ou courbés sous l'attente fataliste, pour saisir le mouvement de ce
moyen-âge tout pétri de religiosité, il manque à Voltaire
l'intelligence ouverte - sinon la sympathie - sans lesquelles il
n'est pas de compréhension véritable. Et son regard sceptique n'en
ramène que raillerie facile, que persiflage et que sarcasme. Et, si
singulièrement novatrice dans son embrassement de portions
lointaines de l'humanité, si scrupuleusement alimentée de
recherches originales, son histoire - avec l'étoffe d'un
chef-d’œuvre et les vertus d'un clair génie - saigne (ô
paradoxe, retour d'ironie voltairienne) de son parti pris de
raison... Nous allons quitter ainsi le XVIIIème siècle, que
Voltaire aurait pu doter d'une Histoire digne de ce nom. Et, sur
plusieurs siècles, parmi les histoires élargies au-delà du moment,
nous n'aurons rencontré, avec les ébauches sans force que sont les
Chroniques et Annales des Gilles, des Dupleix, des Velly, des
Anquetil, des Mably, les apologies de d'Aubigné, les pages
expressives et sensibles au peuple mais pauvres de Mezeray, que cette
mise en jugement - sur un fond limpide de richesse historique -
devant le tribunal sectaire de l'esprit… Le romantisme, cette
Renaissance de l'enthousiasme, dont la flamme enveloppe tout le
XVIIIème siècle, va réchauffer l'histoire. Nous en avons, dans les
fibres de Saint-Simon, senti passer les prémices, chaotiques, en
bouffées de braise ardente. En voici le grand feu éruptant,
l'embrasement ample et rythmé... Sans être un historien, au sens
limitatif de ce terme, - il ne laissera de positif que les «
paysages historiques » d'un impressionniste - CHATEAUBRIAND situe le
diapason de la nouvelle histoire : il en est l'obscur accordeur. Du
Génie du Christianisme à l'Itinéraire et aux Martyrs se développe
l'appel pathétique, encore inégal, à la délivrance de
l'imagination et s'essorent les sentiments qui palpent plus loin que
l'idée. L'Encyclopédie - avec sa trilogie puissante de penseurs -
avait, en jetant sur les écoles en dispute autour de Dieu, la douche
de son libre-examen, froidi jusqu'aux pulsations de la foi, transi
les élans vibratiles et prolongateurs, Et l'être attendait, comme
recroquevillé sur son désenchantement. Car le doute avait touché,
à travers l'architecture artificieuse des prêtres et les
invraisemblabilités du supra-substantiel, les arcanes d'où bondit
l'idéal. Mais l'analyse, qui poursuit jusque dans le refuge de la
conscience, l'enfantillage des idéologies, s'arrête, hésitante, et
cherche l'arme appropriée devant le christianisme de chair des
grands croyants. Le Dieu des tabernacles et le divin des
métaphysiques, qui se réduisent ou chancellent sous le rire du bon
sens ou la dissection du chercheur, prennent leur revanche dans le
panthéisme immense de la vie. Et la foi chassée du cerveau par la
raison remonte au cœur par l'amour. Equivoque subtile et
troublante... Penseur médiocre, Châteaubriand s'est trompé quand
il a cru relever par la suggestion un catholicisme tombé par la
logique. Son art émotif n'en a qu'un temps resoulevé l'armature aux
irrémédiables faiblesses. Mais il a renoué le contact de l'être
et de la nature, rétabli l'évidence du grand courant sensible qui
relie, à travers le temps, les particules infiniment diversifiées
de l'univers et fait de la vie le balancier mystérieux du monde...
Son histoire inspirée, que cadence une prose musicale, souple comme
un vers libre, c'est Thierry, rêvant sur les ténèbres de la Gaule
franque, c'est Michelet tâtant, pour se mettre à l'unisson, «
l'âme », à rappeler, du passé... AUGUSTIN THIERRY, embrassant
d'un regard les essais antérieurs, squelettiques et incompréhensifs,
saisit quelle lacune immense persiste dans nos connaissances comme
dans notre littérature... Un livre des « Martyrs » ébranle sa
vocation d'historien. Il sera le premier grand évocateur dans cette
montée vers l'histoire par le chemin double et heurté des sens et
des idées. Passons ici sur les tâtonnements préliminaires, les
recherches abstraites d'une loi unique régissant les enchaînements
graduels dans le développement des peuples... Thierry en découvre
l'aridité et la limitation et, démêlant en lui les attirances du
concret, sent la voie possible dans la capacité propre de sa nature
et « se met à aimer l'histoire pour ellemême ». Plus loin que le
dessein politique d'une confuse réhabilitation des classes moyennes,
une passion des réalités l'accapare, un besoin de vérité totale
le possède. Rien ne révèle mieux cette droiture chaleureuse que
ses Récits Mérovingiens, où les barbares à cheveux roux, parmi de
rauques sonorités, bousculent leurs types colorés, pleins d'une
belle rudesse dramatique... Mais la forme, en dépit de la sincérité
attachée au sujet, demeure fléchissante, plus bourgeoise qu'artiste
et trop lentement narrative. Et une certaine survivante - dans une
personnalité manquant de l'envergure qu'il faut pour marier les
contraires - de ses premières poursuites abstraites lui fait
caresser l'espérance d'allier « au mouvement largement épique des
historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires,
et la raison sévère des historiens modernes ». Car l'heure de la
synthèse est prématurée qui doit unir dans une reconstruction sans
vide - la somme des trouvailles de l'esprit au bloc revivifié des
époques. Et se consument ses moyens trop frêles dans une
conciliation déjà lourde au génie et son caractère s'y fond en
tiède juste-milieu... Guizot pose au temps l'interrogation du
philosophe, manie l'exacte analyse, épure et soude les matériaux en
intellectuel. Et son Histoire de la Révolution d'Angleterre, ses
Histoires de la Civilisation campent en démonstration des « vérités
» qui sont des thèses et une transposition du particulier dans le
système, qui placent l'orthodoxie sous le règne des idées
générales... Plus sereinement impartial, du haut de cet
observatoire d'où il suit, dans les destinées humaines, les vues
providentielles, de Tocqueville est frappé des incompatibilités
provisoires et d'ordre politique ou conventionnel, des confusions
qui, sur le plan des luttes contemporaines, donnent à l'accidentel
figure d'irréductible. Une société nouvelle, à ses yeux, s'y
élabore qui cherche sa stabilité. Et sa Démocratie en Amérique
est une « consultation », une sorte de large interview auprès d'un
peuple incorporé à son régime. Il soutient, dans l'Ancien Régime
et la Révolution, la continuité du devenir de l'arbre social, en
germe dès la naissance de la patrie, et voit la Révolution
française comme un fruit mûr qui se détache, une conséquence, non
comme la lutte de deux antagonismes et le triomphe d'un esprit
nouveau... Grave, austère conception de l'unité du développement
humain, mais théorie quand même que ce désintéressé plaidoyer.
Mais, cramponnée à cette « bonne et forte base : la terre »,
berceau unique des générations, voici, aux mains du colosse, la
vacillante tentative de Thierry. La vision s'agrandit, se fond avec
l'attouchement passionné, et les races remuent, perdent leur entité,
que MICHELET empoigne et unit dans la lente incubation de la patrie.
De cette Histoire de France, avec laquelle il vécut quarante ans,
détachez ce bloc dantesque, prodigieux qu'est le moyen-âge
ressuscité. C'est en ces siècles troubles où se tordent, dans
l'enfantement d'une âme populaire, les couches plébéiennes que
Michelet a donné, dans le plein embrassement de la pitié, la mesure
inimitée de son génie. Ne cherchez pas ailleurs autour de nous - ni
chez lui histoire plus complète en ses possibilités actuelles, plus
digne d'une émulation tourmentée. Car les mille impondérables
animés, agissants qui ébranlent les mouvements profonds de
l'histoire, un Michelet, qui les approche avec toute sa vivante
réceptivité et ramène, d'eux à lui, toute l'énergie de la vie,
est plus qu'un autre à même d'en percevoir l'essence et la portée
et d'en marquer, dans son équilibre, le rôle inconsigné. D'un
passé qui fut organique, il n'a point rétréci l'histoire à une
minéralogie. Il en a cherché la figure vraie ailleurs que dans les
ombres glacées des photographies. En ses reconstitutions
passionnées, il n'a pas modelé l'absolu mais il a fait passer, à
travers les êtres et les choses, l'appel solidaire de l'humain. Et
l'histoire a plus gagné peut-être en possibilités véridiques, en
puissance de vrai, à ce qu'il entre ainsi au cœur des temps
disparus pour en restituer la chair palpable en un bloc émouvant,
que s'il fut resté, front serein, sang placide, à manier le scalpel
des chirurgiens froids de l'idée. Les antres où l'on enterre une
deuxième fois le passé - musées, bibliothèques - n'ont-ils pas
assez de poussière? Et n'est-elle pas plus belle, jusqu'en ses
erreurs ardentes, l'histoire de ce Michelet -refait peuple - pour en
vivre l'histoire et s'y plongeant, non pas pour exhumer quelque
somptueuse fresque funéraire d'une Histoire de France marmoréenne,
mais pour réveiller et remettre en émoi toute la glèbe et toute la
plèbe assoupies sur leur fond patiné de tragique médiéval?...
Avec d'autres conquêtes sur l'inconnu, des fluides disciplinés
serviront peut-être un jour nos aperceptions, viendront peut-être
d'autres chemins, avec d'autres moyens. Mais on n'oubliera pas
qu'amener le passé dans notre champ d'intellection est un rêve si
nous ne rendons à son visage la carnation, à son âme l'intensité,
à tout son corps le mouvement circonstancié de la vie... Oui, je
sais, il y a la contrepartie de ce don d'âme par lequel on fait
l'histoire animée. Michelet est entré trop avant, avec toute sa
flamme, dans ce peuple en gestation, pour qu'il n'exerce pas, sur sa
frémissante individualité, les mille réactions de sa force
resoulevée. Et les compressions, les étreintes, les déchirements,
qui happent et pétrissent sa matière sensible s'exhalent en cris
profonds, grondants, sincères et spontanés comme des réflexes. Sa
détresse et sa meurtrissure, elles sont en lui. Et les aspirations,
obscures encore, qui montent de la nuit, elles passent, de sa chair
angoissée à son cerveau tendu en haletante lucidité. Du frère en
douleur, le cœur cède sous l'afflux : il saigne. Et l'intelligence
- se refuse à être complice des forces accroupies, étouffantes,
sur la poitrine el sur l'esprit du peuple-enfant. Et elle traduit, en
révolte, des angoisses et des besoins dont elle devait projeter le
sourd murmure. Et l'historien se retourne, non seulement déchiré,
mais vengeur. Et il bondit, en médecin, en philosophe. Vous qui
sentez, à chaque pas, s'ouvrir en vous la plaie des humbles, vous
qui tentez, à doigts fébriles, d'écarter la pierre encore sur
leurs fronts, condamnez-le!... Michelet sociologue s'érige en juge,
le Michelet des luttes politiques, redescend au justicier. Son œil
aigu, son doigt crispé torturent, féroces. La passion saine et
sympathique de l'historien frère se retire et passe - obnubilée,
injuste - au militant. Hallucination peut-être déjà que la forme
première de son approche, mais pas amplitude de réceptivité et
d'adduction. L'autre s'exacerbe en haine. Elle y sombre, et la
question « Qu'avez-vous fait du peuple? Qu'avez-vous fait pour le
peuple? » a le son des voix égarées qui demandent aux seuls échos
de leur délire la clé d'absurdes réponses... Ah!, certes, nous
lirons, épris, en toutes ses pages son Histoire de France. Et La
Révolution française nous prendra, impérieuse, dans le branle
sanglant de ses passions - hautes souvent - accumulées. Nous
revivrons la Terreur, oppressés. Et nous souffrirons souvent comme
d'une exhumation qui ranimerait des cadavres et se tromperait dans le
dosage de leurs particularités. Mais derrière les agrandissements
horrifiés, nous n'oublions pas que demeure - intacte - la loyauté
de la recherche, que n’a pas fléchi la conscience du document. Et
qu'il n'a cessé – « à la base la science, l'art au sommet » -
d'asseoir sur le fait jusqu'aux divagations du poète... Et si
l'amour, un jour - un amour fait d'action, d'élans rajeunis, non de
fade christianisme - gagne notre humanité, nous comprendrons
davantage un Michelet, historien d'amour, car un prolongement étrange
d'amour - la rage de ne pas pouvoir aimer - palpite jusqu'au fond de
ses haines. Avec le fixateur du naturalisme, qui va chercher « de
tous petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement
circonstanciés et minutieusement notés », comme « la matière de
toute science » - j'ai nommé Taine - et donne pour base à
l'histoire « la psychologie scientifique », les recherches
historiques ne peuvent être autre chose que des observations qui
visent à dégager les caractères essentiels, dominateurs, à noter
- en reportage - des déterminants physiologiques, le correspondant
psychologique fugitif. La race, le climat impriment leur sceau aux
croyances, aux productions. Individus, littérature, institutions
sont les résultantes de facteurs ambiants décisifs. Et il apercevra
les manifestations humaines à travers ce principe malgré tout
préconçu avec une déconcertante et peut-être artificielle fixité.
L'homme est toujours, comme à la préhistoire, « le gorille féroce
et lubrique » en dépit de la superposition d'éléments multiples.
La civilisation nous a fardés, recouverts, dit Taine, mais le noyau
est intact sous les couches successives. Il y a dans « l'identité
des forces » et « l'immutabilité des substances » que cette
analyse comporte, une synthèse subtile et séduisante que menace
l'arbitraire. Et sa certitude s'enferme dans une assurance
d'abstraction qui revêt les dehors d'un habile symbolisme... Le
procédé de recherche cèle les vices de l'absolu et laisse en
histoire des traces caractéristiques. Les petits faits accumulés ne
sont parfois que les apparences des preuves véritables. Et la
prudence nous oblige à garder caution des plus tentantes
explications. Les Origines de la France contemporaine groupent en
notations adroites et profuses les actes et les situations
symptomatiques. Mais y transperce une rigidité systématique qui
fixe dans un inéluctable excessif des portraits durement campés. En
venant vers eux avec une méfiance toute scientifique ils nous
fourniront cependant de riches et nombreux éléments... D'ailleurs,
ce n'est pas tant dans son œuvre propre que Taine a laissé des
traces profondes : la marque accusée de « son intelligence »
affranchie de toute intuition, s'est imprimée sur les générations
littéraires de la fin du siècle... Notant - dans le cadre
matériellement limité de l'Encyclopédie - à traits rapides, parmi
ses bâtisseurs impulsants, la manière et la substance de
l'histoire, je ne m'arrête pas ici à maints historiens valeureux
par quelque côté et personnels souvent sous l'influence : les
Mignet, les Thiers, les Henri Martin, les Quinet, les Villemain, les
Duruy, les Renan, les Coulanges, et, tout près de nous, les Aulard,
les Monod, les Mathiez, etc. Je retiens seulement ce qui est de
nature à éclairer d'un jour précis la marche tâtonnante de
l'histoire... D'après la conception, qui prévaut chez les modernes,
de la science historique, « l'historien n'a qu'un droit, qu'un
devoir, c'est d'exposer les faits avec une impartialité rigoureuse,
objectivement, de rechercher les causes, le mécanisme et les effets
d'une série d'événements, après avoir minutieusement exploré les
sources qui nous les rapportent, de ne jamais prendre parti dans le
jeu des passions humaines, de ne pas tenter de constituer sur
l'étude, même désintéressée de l'aventure des hommes, une
philosophie de leur histoire qui ne saurait exister » (Seignobos et
Langlois). On ne peut pas, sans une anticipation extrascientifique et
sans incorporer l'hypothèse à la certitude, assimiler, dans l'état
présent de nos moyens historiques, l'histoire à une science. Le
fait historique appartient à une matière sur laquelle l'observation
directe, ou l'expérience, n'ont pas de prise assez sûre pour que
l'historien puisse leur demander la vérité exacte du savant. Les
armes scientifiques ne peuvent lui en donner que l'approximation...
Le temps viendra peut-être où nous toucherons d'assez près,
scientifiquement, en leur réalité, les événements historiques
pour que, au sommet de leur rigueur accessible, la confiance que nous
faisons à la science cesse d'être humainement - abusive.
L'historien va-t-il s'arrêter là?... Qu'il y ait (comme le voyait
Michelet) « dans le combat désespéré que nous soutenons depuis
notre berceau contre les impulsions primitives ou en faveur des
besoins nouveaux qui brisent à chaque minute le rythme social, une
tendance à réaliser la liberté qu'elle désire » ou le seul
affrontement confus de toutes les réactions vitales, sans harmonie
de progressivité? Que si le triomphe d'une force, malgré tout,
plutôt qu'une autre, se dessine, nous croyions devoir y attacher une
loi - pure cristallisation peut-être de la réussite - que nous
regarderons comme la ligne d'une évolution cosmique? Que, par voie
d'analyse ou constatation de fréquence, ou sur la foi d'un final
épanouissement, nous y cherchions la cadence d'un devenir? Que de ce
rythme nous essayions selon la tendance fermée de notre esprit à
fixer un terme ou un but aux activités - de découvrir quelque
puissance motrice ou ordonnatrice et l'asseyions dans une moralité
originelle ou une idéalité conséquente?... ce sont là - quelque
possibilité infuse qui puisse résider en elles - autant
d'hypothèses jetées comme une sonde dans le temps. Mais que
l'historien, en artiste, sans rien altérer des lignes honnêtes de
l'histoire, mêle, à son mouvement, l'effluve sympathique de son
être, c'est une garantie de vérité vivante... On peut d'ailleurs,
dans la prédilection de ses affinités ou le réfléchi de ses
convictions, donner le pas à la dominante de telle ou telle méthode.
On peut même, en raison, accorder son crédit à une histoire plus
sévère et en attendre plus de lumière. Mais on ne peut refuser à
celle qui aime une zone magnétique - encore insondée - de
compréhension et nier son dynamisme. Et la preuve dernière n'est
pas faite que la jonction synthétique, sans laquelle l'histoire
n'est qu'un monôme de chroniques, ne s'opèrera pas plus vite avec
elle... L'histoire? Il n'est pas un peuple qui n'ait tenté
d'échafauder ce monument de son passé. « Tous les peuples, dit
Voltaire, ont écrit leur histoire dès qu'ils ont pu écrire ».
Mais pas un qui ne s'y soit glorieusement campé et, dans les
situations les plus basses, les plus avilies, n'ait trouvé quelque
face qui lui permit - par une amplification trop naturelle - de se
donner figure de la vertu meurtrie ou de la raison triomphante...
Depuis que nous avons quitté « les temps bénis où Dieu dictait
luimême l'histoire d'un peuple cher », nous sommes exposés, avec
nos sens imparfaits et déformants, nos jugements troubles et mal
assis, nos existences au regard limité, à entasser des in-folio
d'hypothèses, à accumuler des déductions, à grossir, par des
erreurs nouvelles, la montagne suspecte de nos devanciers. Certes,
presque partout, le style est demeuré divin. Mainte phrase y est
fleurie des agréments de la révélation. La plume sur la
conscience, en chapitres pâmés, des théories d'historiens
renforcent « l'authentique » château de cartes des générations
disparues... L'histoire vraie? Ecoutez Rousseau, ses arguments n'ont
rien perdu de leur fraîcheur. « L'histoire montre bien plus les
actions que les hommes parce qu'elle ne saisit ceuxci que dans
certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade ; elle
n'expose que l'homme public qui s'est arrangé pour être vu : elle
ne le suit point dans sa maison, dans sa famille, au milieu de ses
amis ; elle ne le peint que quand il représente : c'est bien plus
son habit que sa personne qu'elle peint... L'histoire ne tient
registre que de faits sensibles et marqués, qu'on peut fixer par des
noms, des lieux, des dates, mais les causes lentes et progressives de
ces faits, lesquelles ne peuvent s'assigner de même, restent
toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou
perdue la raison d'une révolution qui, même avant cette bataille,
était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que
manifester des événements déjà déterminés par des causes
morales que les historiens savent rarement voir ». S'il en est -
parmi nos contemporains studieusement penchés sur les choses
d'autrefois et ne se satisfaisant pas d'apparence et de faux reflet -
qui conservent la foi dans ce que l'histoire peut apporter de solide
sur les événements du passé, c'est qu'ils ont oublié de regarder
la manière dont on triture, à deux pas d'eux, les matériaux
capables de nous éclairer sur les antécédents, les abords et les
prémices de la dernière épopée. Tout est là, en principe, sous
nos yeux. Nous avons vécu les faits, le conflit nous a remués
jusqu'aux entrailles. L'Europe en a été secouée jusque dans ses
fondements. Et cependant, si près que nous soyons, les mobiles, tant
immédiats que lointains, nous en demeurent cachés ou tachés de
lourdes obscurités. Ils ont été habilement dissimulés, les textes
les plus compromettants détruits, les autres truqués, tronqués, el
ce qui s'étale à notre portée est la plus fallacieuse et la plus
fourbe des apologies unilatérales. Nos descendants nous tenons - et
les retrouveront-ils? - les circonstances encore chaudes de la guerre
et le vrai nous échappe. Comment voulez-vous que, d'un passé où
tant d'intéressés n'ont pas manqué de faire disparaître les
documents susceptibles de les desservir auprès des justiciers du
temps, puisse s'opérer la synthèse de toutes les lumières
dispersées? Chaque nation a son histoire : le faisceau de mensonge
dont elle enveloppe ses ressortissants et où ses vices et ses crimes
revêtent les aspects touchants et méritoires du sacrifice et du
droit, l'histoire que l'on bâtit avec les légendes d'abord, les
fables colportées, les récits controuvés assis au rang de
l’indiscutable, avec les données des cours ensuite, les livres
falsifiés des chancelleries enfin et qui bénéficie du crédit
public. Ne peut-on dire, de ce que nous croyons trouver d'évidences
globales dans les écrits de nos ascendants, ce que Chamfort disait
des vérités qui regardent les hommes : « Jamais le monde n'est
connu par les livres, et la raison la voici : c'est que cette
connaissance est un résultat de mille observations fines, dont
l'amour-propre n'ose faire confidence à personne, pas même au
meilleur ami, quoique ces petites choses soient très importantes au
succès des plus grandes affaires ». Les petites choses qu'on a lues
ou qui se sont perdues ont été souvent, elles aussi, souvent
décisives dans « les grandes affaires » de l'histoire. Les
phénomènes sociaux qui, du fond des siècles, roulent les flots
changeants de l'histoire « apparaissent comme des mécanismes
extrêmement compliqués, étroitement hiérarchisés et où la
simplicité ne s'observe guère. L'évolution des peuples est aussi
complexe que celle des êtres vivants » (G. Le Bon). L'histoire
renouvelle incessamment les situations où les peuples paraissent en
leurs masses influençables et grégaires - à la merci des
impulsions adroites de leurs conducteurs. Les secrets de cet
incessant reflux vers la barbarie à la faveur d'entreprises
dominatrices ou spoliatrices résident à la fois dans deux facteurs
qui, à certaines heures critiques, trouvent l'un dans l'autre leur
correspondant : l'avidité égoïste de l'individu, la malléabilité
crédule de la foule. Pénétrer la psychologie de ces deux forces,
en mesurer les réciproques répercussions éclairerait - plus que de
vaines et superficielles nomenclatures - le jeu des institutions et
des hommes dans les remous du temps. L'histoire, attentive aux
ondulations, au fracas des vagues, et si longtemps préoccupée des
apparences et du bruit, n'aura chance de s'arracher aux voies sans
issue vers lesquelles elle égare la confiance générale, que si
elle consent à chercher la raison du choc des peuples et de
l'identité de son étiage moral dans les ressorts cachés de l'être
séculairement assujetti aux pressions obscures du Cosmos. Quelles
que soient les hauteurs prometteuses de l'isolé, il n'est - rejeté
dans le bloc de l'espèce - qu'une fraction docile et primaire et ses
actions, noyées en elles, revêtent l'ampleur brutale et incomprise
de tous les groupes mouvants de l'univers. A quelle puissance
irrésistible obéit l'homme qui, dans la foule, rapporte au primitif
le plus éclairé de lui-même? Mystérieuse subjugation des peuples
aussi qui, à l'encontre de leurs joies quotidiennes et de l'évidente
raison de vivre, s'anéantissent avec une sorte d'ivresse sous le
signe concordant d'individuelles injonctions. Psychologie de l'homme
et des masses, étude des réflexes et des persistances instinctives,
superficialité des acquisitions civilisatrices, discernance du sens
évolutif, rattachement du flux humain au mouvement universel,
investigations débarrassées de ce fatalisme de progrès qui
dénature la vision, fausse de préconçu les notations,
prépondérance des recherches données aux courants de fond qui
bouleversent et pétrissent les sociétés, etc., voilà - incomplet
- un champ sur lequel l'histoire ne s'est encore penchée qu'à demi.
La verrons-nous, audacieuse et sagace, orienter sa tâche vers ces
ardus problèmes? Nous sommes las de la voir enrouler les peuples
dans l'écheveau sanglant de ses légendes, écraser l'humanité sous
un fatras d'atrocités et porter en triomphe aux temps futurs le vide
décevant des hommes... La véritable histoire qu'il s'agit d'écrire
est peut-être celle dont Condorcet a tracé comme une esquisse
parallèle, à savoir l'histoire non tant de l'esprit, que de la
nature humaine. Encore faudrait-il que deux conditions fussent
réunies, aujourd'hui grosses encore d'inconnu : la possibilité de
mesurer les étapes de cette nature et de toucher la certitude
qu'elles correspondent à une marche en avant « vers la vérité ou
le bonheur ». Car si les hommes ne sont pas meilleurs ni plus vrais
- et le sont-ils? - si les apports, dont a pu, à travers les
siècles, s'enrichir leur intelligence, n'ont pas ajouté à quelque
sincérité ou ébauché quelque harmonie, vaines sont les lumières
qu'ils ont groupées. Chaque jour ils la feront servir aux
destructions et à la tyrannie. Et le patrimoine d'une prétendue
civilisation ne sera que l'art nuancé de préparer des ruines...
Suivre, à travers les changements matériels, les modifications de
l'esprit et constater si cette maîtrise grandissante de l'homme sur
les choses, qui constitue la plus remarquable conquête scientifique,
s'accompagne de la possession croissante et éclairée de soi-même
et de son don généreux! Empire qui constituerait l'extension
vraiment bienfaisante de notre nature et l'élévation conséquente
des rapports humains... Mais jusqu'ici l'orgueil a étourdi le
conquérant et, la science n'a fait, semble-t-il, que favoriser (avec
des moyens toujours plus ingénieux de les satisfaire) l'éclosion et
les exigences d'appétits nouveaux. Et l'homme se présente, du haut
de la civilisation, comme une brute savante écrasant son semblable.
« Lorsque l'on considère, dit Chamfort, que le produit du travail
et des lumières de trente ou quarante siècles a été de livrer
trois cents millions d'hommes répandus sur le globe à une trentaine
de despotes, la plupart ignorants ou imbéciles, dont chacun est
gouverné par trois ou quatre scélérats, quelquefois stupides, que
penser de l'humanité, et qu'attendre d'elle à l'avenir? »... Il
est possible que l'instinct belliqueux soit un des plus impérieux de
la nature humaine, mais en dépit de certaines affirmations, la
preuve ne me paraît pas faite que « la certitude de la paix
engendrerait avant un demi-siècle, comme le prétend M. de Voguë,
une corruption et une décadence plus destructives que la pire des
guerres ». Il est exact, d'autre part, que les découvertes dans les
sciences, même si elles ont contribué à réduire la fréquence des
luttes entre les peuples, en ont favorisé l'ampleur et qu'elles les
ont rendues plus meurtrières. Les hécatombes récentes et celles
vers lesquelles nous entraînent de nouvelles techniques, en
soulignent assez d'elles-mêmes, non seulement l'horreur, mais (vue
du point de vue général et humain) la stérilité, pour que nous
hésitions à les considérer comme la condition d’un plus sûr
devenir. Les oppositions hostiles nous semblent évoluer davantage
vers l'anéantissement des arts et la mise au tombeau des merveilles
mêmes de l'industrie qu'en soutenir l'essor et, plutôt qu'ouvrir
l'apogée d'une civilisation, la guerre en préparer le suicide. Mais
peut-être est-ce là le cycle déconcertant des créations humaines
que de se précipiter à l'abîme avec les générations qui lui ont
prêté leur génie? Si des siècles de douloureux redressements
ressuscitent sur leurs ruines une civilisation nouvelle, les fouilles
de 1'histoire lui permettront d'enregistrer « le grand rôle
qu'elles ont joué dans la marche du progrès… ». Nous venons de
soupeser le corps de l'histoire et d'en tâter l'humanité. Autre
chose est L’ENSEIGNEMENT... La latitude nécessaire, féconde,
laissée au chercheur partout et par tous les moyens, les réalités,
devient un danger quand l'histoire, de reconstructive va se faire
diffusante, quand, condensée en manuels, elle doit revenir à
l'enfance et au peuple, quand nous passons à la répartition de ses
connaissances. Ici, plus de fantaisie expérimentale, plus de
projections imaginatives, mais la plus circonspecte agglomération et
l'appel égal et méfiant des thèses, sans élection, sans pour
aucune - un importun droit de cité... Car, cette fois, nous
consignons des « résultats ». Et nous allons les apporter, les
communiquer… Et nous risquons d'offrir l’erreur, partout
pendante. Pouvons-nous, devons-nous enseigner l'histoire aux enfants?
Et, dans l'affirmative, quel sera l'esprit des ouvrages qui en
contiendront les notions, la méthode des maîtres qui les
accompagneront? L'opportunité de cette instruction se présente sous
deux aspects : les circonstances de l'âge, l'utilité d'un
enseignement historique. D'une part, la période ordinairement
consacrée à l'éducation infantile permet-elle d'aborder l'étude
de l’histoire : 1° sans dogmatisme ; 2° sans prématurité ; 3°
sans propagande ; 4° sans mensonge. D'autre part, quel peut être,
au regard de l'avenir de l'enfant, l'avantage de l'enseignement de
l'histoire : 1° en tant que facteur du développement de ses
facultés ; 2° en tant que document pratique ; 3° comme élément
de culture générale. Enfin, comment, dans le milieu restrictif de
l'école officielle, devons-nous mettre l'enfant en présence de
l'histoire? ... Je pose à la base de cet exposé (réserve
théorique, précision nécessaire) la conviction maints précurseurs,
et qui se rattache à notre conception de l'éducation en général
que l'éducation n’a pas à s'enfermer dans le cadre d'une école.
Mais j'admets, en présence des faits ambiants : 1° que les
circonstances contraignent, la plupart du temps, à départir
l'éducation dans ce milieu spécial ; 2° que l’école, pis-aller
général, est mal faite ; 3° que pour longtemps encore elle sera le
terrain courant de l'éducation publique ; 4° qu'elle risque d'y
rester de même sous le contrôle souverain des Etats ; 5° que la
durée de la scolarité publique est un obstacle à certaines
réformes dont les gouvernements tolèreraient l'introduction parce
qu'ils ne les jugent pas directement dangereuses (reculer l'âge
d’enseignement de l'histoire, par exemple) et dont bénéficieraient
les méthodes ; 6° que les conditions sociales, qui éloignent de
l'étude l'enfant du peuple à l'âge où elle lui serait le plus
profitable, condamnent toute espérance d'élargir - dans la société
actuelle - le temps de présence à l'école... C'est donc à l'école
surtout que nous allons examiner l'histoire enseignée, son esprit,
ses visées, ses procédés, ses répercussions, là que nous en
noterons les bienfaits ou les ravages et signalerons, le cas échéant,
les attitudes réactives qu'elle entraîne et le caractère des
résistances qu'elle soulève... Nous ne présenterons ici que
l'essentiel des questions d'un problème complexe et, par divers
côtés, souvent troublant. Et nous mettrons en garde nos lecteurs
contre ce que certaines idées, par suite des lacunes inévitables de
ce raccourci sans nuances, pourrait, à tort, présenter d’absolu...
Cette histoire incertaine, même transfusée loyalement dans les
manuels, fidèlement transmise par les pédagogues, faut-il - et
devons-nous- l'enseigner? Et d'abord, qu'enseigne l'histoire? Et quel
but poursuit-on ? Les deux questions se tiennent : le pourquoi
explique la matière exigée par les programmes scolaires. Ce qu'elle
offre, il est avant tout dans les manuels... En les abordant,
soulèverai-je, après Rousseau, Lacombe et d'autres, un procès
toujours pendant, dans lequel l'histoire n'est pas l'accusé le moins
considérable. A la question du manuel historique, mis de bonne
heure, comme un catéchisme entre les mains des petits,
rattacherai-je les dangers généraux des connaissances jetées a
priori, avec l'écrit, et servies par son aisance, son prestige -,
sur le chemin de l'enfant? Agiterai-je encore la question de la
prématurité du livre en éducation?... N'oublions pas cette forte
pensée de Chamfort : « Ce qu'on sait le mieux, c'est : 1° ce qu'on
a deviné ; 2° ce qu'on a appris par l'expérience des hommes et des
choses ; 3° ce qu'on a appris, non dans les livres mais par les
livres, c'est-à-dire par les réflexions qu'ils font faire ; 4° ce
qu'on a appris dans des livres ou avec des maîtres ». Je pense,
avec JeanJacques, qu' « un des meilleurs préceptes de la bonne
culture est de tout retarder autant qu'il est possible », qu'il ne
faut rien précipiter, et surtout ne point apporter en face de
l'enfance les notions douteuses sur lesquelles aura déjà tant de
peine à s'exercer le jugement de l'homme fait. Ainsi l'histoire.
Quand l'âge aura donné aux regards de l'esprit - que diable,
laissez auparavant travailler la rétine! - toute leur acuité et que
la vie aura contrebalancé d'observations et d'expériences les
affirmations de l'imprimé, lorsque vous présenterez devant le jeune
homme les tables de l'histoire, il sera frappé, lui aussi, « du
nombre de cordes et de poulies » qui, sur la scène de l'univers,
abusent les spectateurs... Laissez en l'enfant, se prolonger
l'animal. Nous sommes toujours à dompter la nature, à la chasser au
plus vite de la vie des enfants - possédés qu'on exorcise! - comme
si nous n'avions pas d'autres victoires à remporter. Quittons ce
catholicisme de l'éducation qui, dès l'aube, déjà poursuit les
sens. Dans l'enfant, et autour de lui, laissez subsister aussi
longtemps que vous pourrez le concret et le vivant - et se développer
les instruments du concret et s'organiser en lui la vie. Ne le
troublez pas avec cette hâte par les interventions de votre logique
savante, si éloignée de la logique de ses instincts. Qu'opèrent
d'abord ses préhensions, ses perceptions, non vos idées, vos
abstractions. Faire un enfant « raisonneur, disputeur, critique? »
Attendez, n'étouffez pas la vie! Faire un enfant « érudit »,
accumuler dans son petit cerveau le chaos de « mille choses toutes
faites, de choses mortes, et par fragments morts, sans qu'il en ait
jamais l'ensemble » vivant? Attendez, n'assassinez pas son
esprit!... Ecoutez parler d'abord - avant d'enseigner - ses droites,
ses autonomes découvertes. Effaçons-nous (nous, les « maîtres »
et vous, les livres) avec notre prétendue sagesse, notre expérience.
Assez tôt, trop tôt, se tissera la sienne, comme une chape de brume
sur sa vie claire. Ecoutons-le d'ailleurs. Il a beaucoup à nous
apprendre. Et nous avons, à ses questions, beaucoup à corriger de
nos réponses. Et il démolira, de ses imprévus problèmes, la hâte
de nos solutions. Et maints fétiches, dans nos crânes, tout
charpentés de dialectique, s'abîmeront, poussière, sous sa
chiquenaude naïve. Ecoutez-le surtout, vous qui cherchez dans
l'enfance du peuple la voix de son histoire. Vous sentirez comment «
les peuples enfants ont dû narrer leurs dogmes en légendes et faire
une histoire de chaque « vérité » morale... Car l'enfance n'est
pas seulement un âge, un degré de la vie, c'est un peuple, le
peuple innocent » (Michelet). Développer le jugement? « Il y a
pour cela la manière d'Homère qui n'avait point de livres... Ni
Thucydide non plus, car il n'aurait eu ce sens si vrai et si profond
: cela ne s'apprend point dans les écoles » (P.-L. Courier)... Et,
de grâce, vous qui conservez quelque passion d'art et le souci d'un
vrai vivant, et les voulez largement, librement animés, ne tuez pas,
avec vos ouvrages assommants ou futiles, vos nomenclatures sans
flamme, vos récits fourbes et cuisinés, vos histoires sauvages et
menteuses, l'attachement aux claires et pleines sculptures
intérieures qui réagissent sur le monde en beauté ; ne découragez
pas la saine, la lente, patiente construction de l'humain. Laissez
plutôt sans aliment l'envie de lire. Portez l'attention de l'enfant
vers les formes animées de la vie. Laissez aux adolescences trop
liseuses encore mais déjà plus sûres, laissez à l'homme mûr le
soin de remuer les natures mortes des bibliothèques. Nous traînons
bien assez de cadavres en nous..; « L'école », hors des murs! Les
livres, loin de l'enfant! Que met-on, en fait d'histoire, dans les
manuels? Qu'entre-t-il, à la faveur des programmes, dans les
cerveaux? Son pourquoi va nous le dire... Si je consulte les textes
officiels, j'apprends qu'elle a pour but de « faire acquérir des
connaissances et former le jugement et le patriotisme »... On
commence à gaver les tout petits avec la bouillie des biographies.
On les entretient de César, de Vercingétorix, du grand Charlemagne
et de Jeanne d'Arc... Des récits témoignent de leurs hauts faits et
de leurs vertus glorieuses. On procède - venez dire après cela que
l'enseignement manque de vie enfant querelleur, batailleur... Quel
est l'enfant qui résistera au désir de faire ce qu'il a fait? Le
plus brutal se croira un héros. Tout à l'heure, à la sortie, il
réunira ses camarades pour jouer à la guerre. Ainsi se
développeront les instincts belliqueux de l'enfant... « L'histoire
lui apporte, dans les horreurs commises autrefois, comme une excuse à
ses petites méchancetés. Homme, il abritera derrière les mêmes
précédents les actes les plus injustes et les plus révoltants »...
Et voilà un coin de la moralité. L'éducation historique n'est pas
toujours aussi attristante. Elle prend quelquefois une allure
comique. « Un jour, dit un instituteur, j'interrogeais mes élèves
sur ce même Duguesclin. L'un d'eux récitait : « Le roi lui donna
une armée pour faire la guerre aux « Anglais ». Armée! Quelle
belle réponse. Je complimentai mon petit prodige. J'eus cependant un
soupçon et je questionnai : « Mais qu'est-ce que c'est qu'une «
armée? » Il me répondit : « Monsieur, c'est un bâton avec un fer
au bout ». Et voilà pour le jugement... « Le résultat de tant de
figures évoquées, me disait un autre instituteur, c'est qu'à la
fin de l'année, les élèves n'ont retenu que quelques noms qui ne
représentent guère pour eux. Et un an après avoir quitté l'école,
il ne leur en reste heureusement plus rien ». En tant que
connaissance, quelquefois peut-être, mais comme empreinte!... Plus
tard, l'enfant verra revivre les Louis XI, les Richelieu, toute la
kyrielle des souverains, des ministres et de leurs œuvres (pourquoi
n'y joint-on pas les favorites? Elles ont eu leur rôle), les guerres
de Louis XIV et des Napoléon... Et, bien entendu, comme en
géographie, il n'y a que la France qui compte. Et que ce soit
Clovis, Henri IV ou Bonaparte, c'est toujours « la cause de la
France » qui se confond avec celle des princes et l'enfant qui doit
en être, à toutes les époques, solidaire. C'est toujours la patrie
- agrégat laborieux d'éléments dissemblables même avant la guerre
de Cent ans, quand seulement l'idée n'existait pas. Et certes,
par-delà le défilé artificiel des pouvoirs successifs,
l'échelonnement des lignées de droit divin et les compétitions des
couronnes et des Etals, l’arbitraire sanglant des guerres et des
remaniements de territoire, rien ne bruit du grouillement inarticulé
des bas-fonds de servitude. A travers le heurt brillant - factice
souvent - des ambitions d'en haut ne transparaît pas la séculaire
compression, la vie latente et l'effort de l'humanité d'en bas.
L'histoire peut-elle d’ailleurs connaître - nous l'avons vu - les
mille imperceptibles manifestations de tant d'obscures activités? Et
si les faits saillants, qu'elle étudie comme décisifs, en sont
parfois comme la synthèse explosive, ne sont-ils pas souvent de
simples accidents qui se superposent à elles et entraînent toute
une série d'événements sans entamer les profondeurs? Ne sont-ils
pas même, en maintes occasions, de simples éclats voisinants?...
L'histoire peut-elle être véridique? Et même est-elle possible?
Problème troublant... Et pourtant, quand des hommes mûrs et
documentés, impuissants à démêler les raisons secrètes de tant
d'actes confus, sont travaillés de ce doute, l'école a la
prétention de « faire de l'histoire » !... Dans la majorité des
ouvrages classiques, tant de faits cités dans le programme sont
mentionnés. Dans plusieurs livres récents, on s'attache moins aux
dates et aux menus détails, on substitue des récits aux
nomenclatures, on introduit des aperçus des « progrès de la
civilisation »... Ces essais, du reste, sont davantage une révision
de la manière qu'une modification de l'esprit. « Sans doute, dit
une Introduction, ce serait fausser l'histoire et peut-être briser
l'un des ressorts du courage que de supprimer l'histoire des
batailles... Mais on conviendra qu'il est inutile de remplir la
mémoire de noms aussi vite oubliés qu'appris ». Histoire allégée,
soit, mais encore conventionnelle, où seule la violence est
admirable... qui a réussi. La prise de la Bastille - insurrection
qui porte au pavois le Tiers-Etat - sera apologisée. Mais les
insurgés de Juin seront de « malheureux égarés », la Commune un
« souvenir douloureux », et les anarchistes d'aujourd'hui des «
criminels ». Des histoires, au service d'un régime... Leur
intention n'est pas, du reste, d'atténuer les mauvais effets de
l'enseignement historique mais, en jetant par-dessus bord le
superflu, en évitant un encombrement qui empêchait que soient
retenues les notions jugées essentielles, de permettre à cet
enseignement de laisser trace durable dans les cerveaux, de mieux
influencer ultérieurement les individus. Ils répudient parfois le
chauvinisme, patriotisme exaspéré et intempérant qui se mime par
ses excès mêmes, mais c'est pour entretenir « silencieux, vrai,
actif » un patriotisme autrement profond et redoutable. Leurs «
audaces » d'ailleurs sont goûtées en haut lieu. Leur histoire ne
réalise-t-elle pas ce dessein de « faire comprendre (pardon :
apprendre!) à l'enfant du peuple la patrie française, de la lui
faire aimer et de le préparer à bien l'emplir ses devoirs civiques
» en tenant compte que « pour atteindre ce but, il est nécessaire
de ne présenter à son esprit que les grands faits, ceux qui
comportent ces leçons de patriotisme, et cela de telle sorte qu'il
s'en souvienne toujours, car le patriotisme, comme disait Duruy, est
surtout fait de souvenirs? » Si vous demandez, en définitive,
pourquoi l'école officielle se cramponne à « son histoire », ne
cherchez pas ailleurs que dans la nécessité d'entretenir « le
culte de la Patrie ». A peine l'enfant entreverra-t-il, parmi les
carnages d'épopée et les racontars de courtisans de « cet
enchaînement de sottises et d'atrocités qu'on appelle histoire »
(P.-L. Courier), la civilisation qui dégage douloureusement d'entre
les décombres ses bras meurtris. Mais il « saura reconnaître tout
ce qu'a fait pour lui la République », dernière en date des
aventurières de l'histoire... C'est là tout le « jugement » que
l'on cultive!... « Supprimer l'histoire, me répliquait avec
ébahissement un directeur d'école, mais ce serait nous ramener
avant Duruy! » Ou vous entraîner plus haut que vos partis,
Monsieur! Devons-nous enseigner l'histoire ? Tolstoï trouve cet
enseignement préjudiciable ; Spencer, dans le classement des
connaissances par ordre d'importance décroissante, situe l'histoire
au quatrième rang et encore (il la considère en philosophie) comme
« l'étude des phénomènes du progrès social ». Pour Charles
Delon, « l'histoire n'est pas une science d'enfants, mais une
science d'hommes faits et de penseurs »… L'histoire suppose des
généralisations que répudie l'esprit enfantin. Pour lui aride en
est la matière et si la leçon d'histoire met en joie l'écolier,
c'est parce qu'elle est la porte ouverte sur les belle s histoires et
qu'elle est une évasion de l'école. Il se moque de l'histoire de
ses ancêtres et bâille à nos abstractions, qui l'ennuient : rien
n'est plus caractéristique que l'accueil sans grâce qu'il fait aux
chapitres d'histoire politique et aux variations dynastiques.
L'histoire est une anticipation sur la maturité de son esprit et le
niveau de ses assimilations intellectuelles... L'exaltation
permanente - l'exposé objectif n'en écarterait pas l'empreinte - de
l'astuce et de la violence constituent d'autre part une pression de
la plus basse immoralité. Car l'histoire en même temps qu'une
chronologie rebutante qui exaspère la mémoire... est un étalage de
tous les vices et de tous les crimes. On n'est pas très sûr, on
l'est même fort peu, de l'exactitude des faits, mais on s'attache à
la précision des dates. Et l'on s'efforce de concentrer l'attention
sur un certain nombre d'individus d'apparence providentielle, en
choisissant, dans les actes de ces individus, les plus répugnants et
les plus abominables pour en faire la substance de l'enseignement. Ce
ne sont que guerres, massacres, parfois ruses diplomatiques ; les
supplices, les persécutions, les assassinats agrémentent le récit
et viennent en rehausser l'intérêt... On ne voit guère que cela
dans l'histoire telle qu'elle est enseignée aux enfants, en sorte
qu'au point de vue moral, on peut affirmer que c'est l'enseignement
le plus déplorable et le plus funeste de tous, car il en ressort la
glorification continuelle de la violence contre la faiblesse, de
l'imposture contre la vérité. Si, comme le disait Leibnitz, on
peut, « avec l'éducation, transformer un peuple en cent ans »,
quelle formidable pesée régressive doit exercer sur les peuples
l'histoire que nous connaissons. L'enseignement de l'histoire
participe du reste - je l'ai souligné déjà - de « cette erreur
pédagogique qui consiste à croire qu'il faut faire de
l'enseignement à l'école, j'entends surtout cet enseignement
livresque ou verbal de choses que l'enfant ne peut ni s'assimiler ni
comprendre ». (J. Fontaine). Tant que l'éducation, d'ailleurs, sera
aux antipodes de ce principe de Ruskin : « donner de l'éducation à
un enfant, ce n'est pas lui apprendre quelque chose qu'il ne savait
pas, c'est faire de lui » (l'aider à se faire) « quelque chose
qu'il n'était pas », l'enseignement ne sera, sur l'enfant, qu'une
trompeuse accumulation de mots sous lesquels les hommes se débattront
longtemps. Ecoutez le conseil de praticiens avisés : « Ce n'est pas
à l'école primaire - ne recevant que des enfants de 6 à 13 ans -
qu'on doit donner cet enseignement (histoire, morale, instruction
civique), parce que ce sont là des enseignements de propagande dont
la place n'est pas à l'école élémentaire, parce que nul n'a le
droit d'imposer, ou seulement de proposer, à l'enfant, sur les
questions dont ils traitent, des opinions toutes faites »
(Déclaration de la Fédération de l'Enseignement, 1910)... Si vous
la donnez à l'école (solution provisoire, pis-aller de contrainte,
sacrifice de circonstance), quelle que soit l'histoire que vous
offrez, ne la faites pas descendre au-dessous des dernières années
de la scolarité et soupesez-en incessamment, scrupuleusement, du
point de vue de la puissance d'homme qui réside en l'enfant, les
méthodes d'initiation. Et sauvez non seulement l'enfant des
histoires mensongères de l'histoire, mais gardez-le le plus possible
de tout ce qu'elle comporte de généralisation, de prononcé
prématuré, de vieillesse raisonneuse. Si vraisemblables que vous
apparaissent les documents apportés, ils vont - vous ne pourrez
qu'adoucir le mal : c'est la substance même qui ne devrait pas être
là - à tort se lier sous vos yeux. Vous êtes au delà des bornes
qui séparent, pour l'enfant, le bien personnel de l'écho répéteur.
Regardez derrière vous souvent, pour ne les dépasser que dans la
mesure de l'inévitable... Donnez aux enfants des anecdotes, des
faits parlants, l'image au moins de la vie. Mais pas d'enchaînements
de cause à effet, pas d'autres rapprochements que les matérialités
qui, dans le champ de l'enfant, s'appellent. Pas de coordination
précipitée... Même non formulées, deux opinions, déjà, planent,
malgré vous, sur l'exposé : celle du livre, et la vôtre ; ne jugez
point. Pour l'enfant, les pires éducateurs, comme, pour un jeune
homme, les pires historiens, sont ceux qui jugent. Et presque aussi
dangereux sont ceux qui, insidieusement, influencent le jugement.
Qu'on puisse faire de vous un éloge analogue à celui que Rousseau
fait de Thucydide : « Ils rapportent les faits sans les juger ; mais
ils n'omettent aucune circonstance propre à laisser (maintenant ou
plus tard) juger par soi-même... Ils ne s'interposent pas, et ils
dégagent le manuel, entre les événements et l'enfant : ils les
mettent sous ses yeux, et ils se dérobent, pour qu'il voie… »
Vous aurez ainsi conscience de faire œuvre moins mauvaise, malgré
tout. L'école d'Etat -- qui, de nos jours surtout, se complique
d'une école de classe - enseigne non pas l'histoire (en ce qu'elle a
de consciencieux et de loyal), mais une histoire faite pour les
besoins et les services de sa cause et la consolidation du privilège
régnant. Réussir à écarter l'histoire de l’école apparaît
comme un des plus beaux triomphes de la cause de l'enfant. Mais
l'Etat y est trop attaché par ses intérêts pour se laisser
dessaisir. Réagir, à l'école même, est une tâche pleine de
périls,
pour l'instituteur d'abord, pour l'enfant ensuite qui devient le
champ clos où s'affrontent les adultes. Et cependant, au dedans de
l'école, comme hors d'elle, dans la vie, la néfaste et criminelle
circonvention s'accomplit. L'histoire du plus fort décrit autour de
l'enfant des enveloppements d'oiseau de proie... Elle le tient...
Fautil laisser le mensonge s'implanter, la déformation s'accomplir?
Notre conscience d'homme nous jette en avant, nous crie de réagir.
Qu'allons-nous faire? Que vont faire surtout (à l'école ou dans ses
parages, au sein des familles, en lectures) pour desserrer les
griffes implantées, faire reculer le ravisseur, que vont faire nos
instituteurs qui aiment l'enfant plus que la patrie?... Ils
défendront pied à pied la cause enfantine. Attentifs à ne pas
blesser les jeunes dans leur personnalité, dans leur future
conviction, ils appelleront courageusement- en face des faits
altérés, des « arguments » apologétiques -, la mise en garde de
la circonspection, le redressement de certaines évidences. Ils
opposeront la résistance de l'examen, la « tranchée d'arrêt »
des documents vérifiés. Et quand ceux-ci leur manqueront, ils
suspendront, au-dessus des vagues d'assaut de l'histoire, le doute
critique, la loyale, la nécessaire réserve... Tâche complexe,
ardue, délicate pour ceux qui pensent que la tâche de l'éducateur
n'est pas de faire sur cette ombre la clarté tremblante de ses
propres vérités. Car ils ne peuvent, adversaires de la propagande à
l'école, des enseignements de propagande auprès de l'enfant, « que
s'employer à rendre la compression doctrinaire la moins efficace
possible ». Car il ne peut être pour eux question - trop long
serait d'en débattre ici les raisons qui déjà se dégagent de
cette étude - de jeter, en contre-offensive, l'autre histoire de
classe, adaptée aux besoins du prolétariat, d'apporter, en
contrepoison, d'autres « opinions toutes faites » qui pousseront
l'enfant sur d'autres voies, meilleures peut-être pour les hommes,
mais, pour lui, prématurées, et qu'il n'a pas choisies. Car c'est
un entant, cet auditeur coincé, broyé entre deux systèmes, et une
préférence en lui ne se décide pas : elle s'impose! Nous sommes
passionnément - mais lucidement - attachés à la libération du
peuple. Et nous voulons qu'elle soit autre chose que l'éternelle
bascule de la domination, le seul changement des tenants de
l'oppression. Et nous nous méfions de l'histoire - de la
contre-histoire - à nouveau brandie et des ravages qu'elle
réentreprend. Car, fût-elle vraie pour les grands, la doctrine,
dans l'enfant, apporte tous les méfaits du mensonge, elle opère
toutes les désagrégations du dogme. Elle s'implante, à la faveur
de leur faiblesse, dans les cerveaux puérils, et c'est des
mentalités de partisans qu'elle façonne, et de nouveaux croyants.
Et le chemin ne nous semble pas conduire à la réduction, dans les
hommes, de l'esprit de gouvernement et des édifications tyranniques
qu'il engendre, ni susceptible d'assurer à l'humanité des conquêtes
qui vaillent et qui durent. Nous n'avons pas à attendre des Etats
les concessions de fond qui seraient comme l'abdication de leur
souveraineté. Car - ils le savent - la libre éducation est le
dissolvant spécifique du règne. Ils ne les feront ni aujourd'hui
(Etat capitaliste) ni demain (Etat communisant). Et, à côté de la
France bourgeoise, l'exemple est là de la Russie soviétique. «
Quand on veut faire de la politique et des institutions, disait
Gambetta parlant de l'instruction primaire, il faut faire des
institutions conformes aux principes que l'on veut faire triompher ».
Ou, plus explicitement, transposant dans le nouveau régime les
conditions vitales de l'ancien, on dira, avec un autre républicain :
« Par cela même qu'un gouvernement républicain (ou bolcheviste)
existe et que sa forme est la seule digne des peuples (chacun le
pense ainsi de la sienne), s'appuyant sur la théorie de la lutte
pour l'existence, le gouvernement a le droit d'user de tous les
moyens. Le plus noble (disons : le plus efficace) est l'instruction.
Ce n'est que par son organisation que nous parviendrons à la
stabilité de cette République (de France ou des Soviets) dont la
conquête nous a coûté si cher!... » Institutions de consolidation
et culture d'approbation, voilà l'œuvre scolaire - et éducative -
des gouvernements. Aucun ne veut perdre le fruit de sa révolution
victorieuse. Et, dans sa volonté de consolider des positions
durement conquises, il n'a garde dé négliger les fortifications sur
lesquelles l'adversaire, hier, étayait sa défense. L'armature est
là, toute prête, et admirablement conditionnée. Le vainqueur du
jour en videra le contenu : le passé, devenu officiellement nocif,
mais il se gardera d'y laisser pénétrer subversif. Cristallisateur,
il meublera le cerveau des générations, dont il veut se faire un
rempart, des vérités d'Etat dont il vient d'assurer la victoire, ou
de celles qui lui paraîtront de nature à équilibrer sa fortune. Et
il assoira - en interdisant à autrui l'emploi - son règne dans la
doctrine, unilatéralisme de l'histoire et de l'économie. Plaçant
sa durée au-dessus de l'évolution, sa qualité plus haut que la
lumière à venir, il continuera, par un intérêt de l'espèce la
plus vulgaire, mais normal, à jeter l'enfance à éduquer dans le
moule, classique, de sa congrégation... Mais nous n'avons pas, nous
qui voulons donner - non aux Etats, nos maîtres - mais à chaque
enfant aujourd'hui, à chaque homme, à tous les hommes demain, leur
empire, nous n'avons pas à épouser sa logique de conservation...
L'aveu de la raison d'Etat, il est là d'ailleurs, formel, dans
l'esprit et les méthodes de l'école russe. L'histoire est passée
sur l'autre rive d'un tendancionisme regardé comme une inévitable
relativité humaine et dont l'actualisme est le pivot centripète.
Abandonné sur le terrain de lutte où s'affrontent les classes -
l'une encore fardée d'impartialité, l'autre à visage découvert -
l'objectivisme (condition éducative du dynamisme de l'enfant,
cellule humaine) cherche entre les partis une stabilité qui se
dérobe. Et l'histoire, à l'école, ne cesse pas d'être un film
unilatéral aux fins attendues de combat. (J'ai groupé, dans cette
étude, les idées maîtresses d'un ouvrage en préparation :
L'Histoire devant l'homme et devant l'enfant).
-
Stephen MAC SAY.
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