n. f. J'aime méditer et
souventes fois, vous m'aviez reproché de ne pas tendre l'ouïe aux bruits de la
rue. De ne prêter l'oreille aux rumeurs qui s'élèvent des carrefours et des
avenues. De rester sourd aux clameurs qui se répercutent sur les places et sur
les marchés, aux tumultes des assemblées et des attroupements. Après maintes
hésitations, j'ai voulu tenter une expérience. J'ai ouvert toute grande celle
de mes croisées qui donne sur la voie publique. Toute grande. Et dans ma
chambre d'homme studieux, aux parois tapissées de volumes, de thèses, de
brochures, aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de
notes, les monceaux de coupures, dans ma chambre d'homme qui pense, qui lit,
qui médite, qui cherche, qui réfléchit, qui compose, dans ma chambre s'est
engouffré comme une trombe de cris et de paroles, comme un cyclone de sons
mêlés, enchevêtrés, confus, discordants, désordonnés, volumineux. Sans doute,
dans cet étrange tourbillon, j'ai perçu le grondement de colère des déshérités,
pareil au bouillonnement du flot qui bat avec furie les quais, les digues, les
jetées ‒ ce qui l'entrave et ce qui l'encercle. Sans doute, dans ce tourbillon,
j'ai reconnu les lamentations des misérables que, sans relâche, un sort adverse
et ironique talonne, terrasse et piétine ; les râles d'agonie des désespérés
qui exhalent l'ultime souffle en blasphémant Dieu ou les circonstances, en
maudissant la Société ou la Nature, en reniant ceux qui les ont engendres ou
éduqués. Sans doute, dans cet effrayant tourbillon, j'ai entendu vibrer l'écho
du fracas des batailles des insurrections, des mises à sac, des catastrophes,
des cataclysmes humains et extra[1]humains
qui se sont succédés depuis que la planète est planète. Mais j'y ai aussi
distingué un vacarme assourdissant d'appels, de répliques, d'Injures,
d'exclamations, d'imprécations, d'interjections, d'éclats de voix se heurtant,
s'entrecroisant, s'efforçant de se dominer l'un l'autre, assez semblable au
tapage qui remplit, les nuits d'été, les marécages stagnants où les grenouilles
coassent et s'ébattent par milliers. Toutes les observations, les remarques,
les discussions, les approbations, les critiques que suscitent ou soulèvent les
débats du Parlement les audiences des tribunaux, les discours des gens qui
incarnent l'autorité les articles « de fond » de la demi-douzaine de quotidiens
qui dirigent, régentent, « font » l'opinion publique. Les phrases redondantes,
les périodes à effet, dont Il ne reste plus rien une fois qu'on les a analysées
et disséquées, Tous les flonflons de la « musique de cirque » intellectuelle
qu'est le bavardage écrit ou parlé des rhéteurs de la politique. Tout ce qui
s'élucubre ou s articule pour que les hommes, l'immense majorité des hommes,
puissent se faire une opinion qu'ils ont le front, ensuite, de proclamer «
personnelle ». Tous ces mots s'infiltraient, pénétraient dans ma chambre, tel
un déluge submergeant et irrésistible. Accablé, abasourdi, aveuglé par cette
inondation et par cette poussière de voix et de sons, je ne reconnaissais plus
ni mon environnement ni moi-même. Je ne pouvais plus ni imaginer, ni concevoir,
ni inventer. Mes facultés de résistance, d'observation d'initiative n'étaient
plus, oblitérées, annihilées, anéanties qu'elles paraissaient. Je me sentais
dans l'état d'un baigneur imprudent qui s'est aventuré loin de la plage qui a
laissé la marée monter, monter encore, l'entourer l'assiéger, l'investir et qui
s'aperçoit tout à coup qu'il ne reste aucune chance de salut. Mon cerveau
vacillait dans cette atmosphère cacophonique ; mes nerfs cédaient. Rassemblant
enfin tout ce qui me restait d'énergie latente, dans un dernier effort, j'ai
volé vers la croisée que j'avais si imprudemment ouverte, celle qui donne sur
la voie publique. Et je l'ai close, hermétiquement close. Dans ma chambre
d'homme studieux aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures aux
tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les
monceaux de coupures, dans ma chambre d'homme qui pense, qui lit, qui médite,
qui cherche qui réfléchit, qui produit, la quiétude et le silence sont maintenant
revenus. La quiétude et le silence propices à l'élaboration, à la création, au
labeur. La solitude où croissent, s'épanouissent et portent leurs fruits les
facultés créatrices et productrices. Le calme et le silence en dehors desquels
il ne se conçoit ni ne s'achève rien de profond ni d'original. Rien qui
persiste ou qui résiste ; rien qui perdure. Mais je n'ai pas seulement besoin
de méditer. J'ai besoin de prier, moi, le matérialiste, le mécaniste, l'athée.
J'ai besoin de prier, c'est-à-dire de m'épancher, de me raconter à moi-même mes
afflictions, mes peines, mes désirs, mes aspirations. Et voici, ou à peu près
quelle est ma prière, celle qui me réconforte aux heures de faiblesse ou de
découragement : « Forces, Énergies, puissances affirmées, à l'œuvre ou latentes
en moi, qui n existez que parce que je suis, qui sont moi-même. Sans lesquelles
je ne serais ni convenable, ni imaginable, ni existant. Faites que Je me
développe jusqu'à l'extrême de mes aptitudes, jusqu'à l'ultime limite de mes
capacités de sensations et de jouissances. Que je me révèle à moi-même ce que
je suis en réalité. Que je sois doué de la volonté indispensable, de la
persévérance nécessaire, du discernement convenable pour accomplir mes
desseins, et cela sans me laisser diminuer à mes propres yeux ‒ de
l'intelligence efficace et de la ruse inévitable pour me procurer
quotidiennement ma subsistance ‒ de la fermeté de résistance voulue pour ne
rien livrer volontairement de soi-même au troupeau social ‒ du caractère qu'il
faut pour traverser les heures difficiles sans me laisser entamer ou mutiler
intérieurement. Que ma volonté s'accomplisse toujours et cela sans contrarier
la volonté d'autrui et que, ne réclamant de comptes à personne, je ne me mette
jamais dans le cas ‒ sauf contrat librement accepté ‒ d'être comptable à qui
que ce soit ». ‒ E. ARMAND
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