Lignes: collection dirigée par Michel Surya
"Poésie peau morte" [quelques notes pour un textes à venir.] par Laurent Cauwet.
L’écriture
n’étant pas ce résultat mais les gestes qui l’ont précédé et suivi. Julien Blaine
I
En juin 1916, Hugo Ball récite
pour la première fois en public ses premiers poèmes sans mot. Il s’agit de laisser derrière soi une langue
corrompue par le journalisme, de réinventer une poésie neuve et de construire
des dispositifs inédits afin qu’elle soit partageable en une expérience
commune.
Pour se présenter au public,
il s’affuble d’un habit de carton, dont les arrondis font penser aux courbes
des obus auxquels il a réchappé, tandis que la cape et les extrémités qui
finissent les bras – sortes de gants pantelants en guise de mains qui ne peuvent
ni prendre ni saisir quoi que ce soit-, lui donnent l’air d’un pingouin.
Risible, il l’est sans doute : mais d’un humour qui s’est battu comme la tragédie. Il est à ce point empêché
par son costume, qu’il est dans l’obligation de faire appel à des amis pour
être porté sur scène.
Les poèmes sont divisés en
trois sections, chacune sur un pupitre différent.
Gêné par son costume, les
poèmes dispersés en plusieurs points, il commence sa lecture avec cette inconfortabilité assumée, qui est
constitutive de la parole délivrée.
Conscient de l’absurdité qu’il
incarne, et malgré cette absurdité
affichée, sa hantise est que le public rie. Au contraire, il doit l’emmener dans
la gravité de l’instant. Pour cela, son attention est totale : il écoute
le public l’écouter, regarde le public l’observer. Face à lui se trouvent des
personnes qui se taisent, mais se taire n’est pas silence. Hugo Ball sait que
le silence n’existe pas, et la poésie se fabrique, dans le temps de la diction,
dans une double tension de l’écoute et du dire. De l’écouterdire.
De la dramaturgie (d’où il
vient) il ne garde que le substrat : le récitant, le public, un costume (qui
avale l’acteur) et, en guise de scène, l’arrière-salle d’un troquet. Par cette
mise en péril de construire le geste poétique en direct, il se débarrasse du
travail scénique et éradique le jeu théâtral.
L’heure est grave. La poésie
est défaillante : absente ou, pire, complice d’ajouter du bruit au bruit –
collaboratrice. Concevoir une parole qui échappe à tout contrôle, en ritualiser
la diffusion dans une telle tension que le geste poétique se continue avec le public, est sans doute une expérience
nécessaire, lorsque la barbarie pousse à la séparation et au ravalement des
mots.
II
La biographie ne fait pas l’œuvre
– mais aucune œuvre ne se fabrique à l’ombre unique des bibliothèques.
Hugo Ball échappe au théâtre
de la guerre ; échappe au théâtre de la scène ; échappe au théâtre de
la nation. Il se réfugie à Zurich, et ouvre avec des mais le cabaret Voltaire
dans une salle inutilisée d’un bistrot de quartier.
21
avril 1916 : je tiens à mettre en place le cabaret et à l’abandonner
ensuite.
Il n’a pas le loisir d’abandonner
le cabaret, qui est fermé par la police aux ordres de la bourgeoisie riveraine
pour tapage et immoralisme – cette même bourgeoisie qui construit les musées où
seront sanctifiés les restes dada.
Hugo Ball imagine et rend
possible les situations où sa poésie sans
mot peut être partagée. Sa vie est le socle des expériences communes. Le
Cabaret est un geste poétique autant que ses livres et ses œuvres. Ou plutôt :
il faut considérer ses livres ou ses œuvres comme des gestes partagés puis abandonnés – s’ils n’avaient pas été
recyclés par les gens d’arme de la pensée – abandonnés
comme l’aurait été le cabaret, s’il n’avait été annulé par les gens d’armes
de l’ordre.
III
Cabaret
est un geste. Chaque mot prononcé ou chanté ici signifie pour le moins que
cette époque avilissante n’a pas réussi à forcer notre respect.
IV
Les mots s’imaginent dans l’œil,
et se construisent dans la gorge, dans les sécrétions salivaires, dans le puits
des paroles suffoqués.
(Dans le Chien andalou, le rasoir de Bunuel force-t-il à la vision ou
aveugle-t-il définitivement ? Césarienne libératrice ou, crevure
définitive ?)
V
Ecouterdire,
écouterécrire.
Ecriture de la tension.
Cette poésie n’est plus au
présent, pas encore au futur.
Elle est en mouvement, elle s’invente
dans l’écoute de ceux qui se taisent ou disent autrement. Disent de toutes les
façons.
Elle se construit au fil de l’écoute de ce qui est autre.
Elle n’apprend pas de,ni n’apprend à …elle restitue.…elle restitue.
Elle restitue et s’adresse à
qui l’on écoute.
(Le lecteur le plus important
est sans doute celui qui ne lit pas, l’enfant
de perdition.)
VI
Lecteur.e, auteur.e : il
faudrait tester à chaque mot là où la vie est à vif. Dans les combats pour la
survie, quelle poésie tient le choc ? Quelle poésie peut rester debout,
sans broncher, aux côtés de ceux dont les récits sont inentendables ?
Quelle poésie reste vive et
peut s’ouvrir aux paroles suffoquées ?
A ceux qui n’ont plus rien à
perdre ?
Quelle poésie reste aussi
inadmissible que peut l’être notre présent ?
(Apprendre à lire avec une
arme en tête.)
VII
Une poésie qui n’écoute pas
est une poésie finie est une poésie mort-née.
Une peau morte.
VIII
Ces dernières années, la
poésie a intégré le milieu culturel. Ceci est considéré par beaucoup comme une
victoire.
Milieu : centre du
pouvoir, moteur du système, théâtre des opérations.
Poète est devenu un métier. Et
l’institution, un immense vestiaire où qui veut faire carrière choisit son
costume, sa défroque, son bleu (de travail).
A chaque costume correspond
une palette d’outils. Et les noms des poètes deviennent des fonctions à activer
pour fabriquer, en bon artisan, sa poésie peau morte.
Il va de soi qu’on s’affublera
volontiers du rôle de poète résistant, de poète politique, puisque l’injonction
de l’institution est que perdure le mythe du poète résistant, du poète
critique.
Ainsi le poète révolutionnaire
pointe au réveil à lundimatin pour se
répandre l’après-midi dans les couches larbines des réseaux sociaux afin d’assurer
sa promotion – certain qu’il est de ne pas être dérangé par une hypothétique
insurrection qui viendrait compromettre ses plans de carrière.
Ainsi le poète politique
activera la fonction objectiviste objectiviste
pour s’afficher critique, non pas en redonnant paroles et épaisseur aux
oubliés de l’histoire (témoignages)
mais en utilisant et renforçant le champ lexical de la bonne conscience
humaniste occidentale. Un reste de
mâchoire coloniale a toujours les dents propres.
Ainsi le poète littéral
pillera l’ami Ponge pour répandre de pages en livres l’ennui de sa prétention poétique
digne d’une affabulation facebookienne.
Ainsi le poète performeur ira
cachetonner dans les centres d’art en se prenant, le temps d’un shoot d’adrénaline
(et d’un contrat validé par un numéro de siret), pour Artaud, Heidsieck ou Luca…
Ainsi le poète philosophe ira
pérorer sentencieux dans les bibliothèques devenues, le temps de sa gloire,
salles de classe.
Et tous ensemble iront en chœur
animer les temples où se décide le patrimoine poétique de demain, s’empresser
auprès des maitres qui peuvent influer sur leur avenir, remplir les formalités
d’usage permettant d’espérer être pléiadisés de leur vivant, et défiler dans la
rue en belle colère contre la révision de leur retraite.
IX
L’intelligence du pouvoir est
de persuader que rien n’est possible sans lui. Sa perversité est de promettre
au poète une place dans son monde.
X
Totalitarisme
et théâtre : corrélation latente depuis longtemps. Le théâtre comme usine
à distraire. Le public dégradé à l’état de masse. Le plaisir esthétique aliéné
comme jouissance et plaisir d’un public transformé en masse : on n’apprécie
pas le contenu poétique, mais la ruse et la technique mises en œuvre pour nous
dominer. La main velue qui noie sa victime dans du sirop. L’esprit de la
comédie donne naissance à la terreur, écrivait il y a une
soixantaine d’années Imre Kertész.
La poésie est revenue au
théâtre. Chaque stylo devient micro, chaque ordinateur un ampli.
XI
Quand le poète produit dans l’entre-soi,
écrit à l’ombre unique des bibliothèques, se protège par un jeu de tutelles et
ne s’adresse qu’à ses pairs, il s’agite dans la surdité du monde et n’ajoute
que du bruit au bruit. Il donne naissance à une poésie peau morte qui ne vit
que l’instant des rituels d’auto-promotion. Elle n’a de raison d’être que le
renforcement de la langue de la domination.
XII
Il conviendrait de détruire
les bibliothèques. Ensuite seulement nous irons draguer parmi les ruines et,
dans les gravats et la fumée, nous récupérerons les textes. Nous les
recopierons et les ferons circuler comme nous le pourrons.
XIII
Il conviendrait de détruire la
poésie – ce qui, suprême paradoxe, reste le privilège du poète.
XIV
Nous
venons tous de lieux différents et nous nous en allons par des voies
différentes. Nous ne prétendons pas soutenir des idées, une thèse commune, nous
portons chacun notre pensée propre ; une seule chose nous unit ;
sinon la haine, du moins le mépris, la grande indifférence pour les temples de
stuc que nous avons brisés.
[…]
En
route mauvaise troupe
Allez
les enfants perdus.
*En
italique les citations sont, dans l’ordre d’apparition, de : Ezra Pound,
Hugo Ball, Pierre Chopinaud, Charles Reznikoff, Liliane Giraudon, Imre Kertész,
le groupe de Nantes…
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