lundi 6 décembre 2021

Tiré de Lignes N° 66: Littérature: quelle est la question?

 Lignes:  collection dirigée par Michel Surya


"Poésie peau morte"  [quelques notes pour un textes à venir.]  par Laurent Cauwet.



 

 

L’écriture n’étant pas ce résultat mais les gestes qui l’ont précédé et suivi.  Julien Blaine

 

I

En juin 1916, Hugo Ball récite pour la première fois en public ses premiers poèmes sans mot. Il s’agit de laisser derrière soi une langue corrompue par le journalisme, de réinventer une poésie neuve et de construire des dispositifs inédits afin qu’elle soit partageable en une expérience commune.

Pour se présenter au public, il s’affuble d’un habit de carton, dont les arrondis font penser aux courbes des obus auxquels il a réchappé, tandis que la cape et les extrémités qui finissent les bras – sortes de gants pantelants en guise de mains qui ne peuvent ni prendre ni saisir quoi que ce soit-, lui donnent l’air d’un pingouin. Risible, il l’est sans doute : mais d’un humour qui s’est battu comme la tragédie. Il est à ce point empêché par son costume, qu’il est dans l’obligation de faire appel à des amis pour être porté sur scène.

Les poèmes sont divisés en trois sections, chacune sur un pupitre différent.

Gêné par son costume, les poèmes dispersés en plusieurs points, il commence sa lecture avec  cette inconfortabilité assumée, qui est constitutive de la parole délivrée.

Conscient de l’absurdité qu’il incarne, et malgré cette absurdité affichée, sa hantise est que le public rie. Au contraire, il doit l’emmener dans la gravité de l’instant. Pour cela, son attention est totale : il écoute le public l’écouter, regarde le public l’observer. Face à lui se trouvent des personnes qui se taisent, mais se taire n’est pas silence. Hugo Ball sait que le silence n’existe pas, et la poésie se fabrique, dans le temps de la diction, dans une double tension de l’écoute et du dire. De l’écouterdire.

De la dramaturgie (d’où il vient) il ne garde que le substrat : le récitant, le public, un costume (qui avale l’acteur) et, en guise de scène, l’arrière-salle d’un troquet. Par cette mise en péril de construire le geste poétique en direct, il se débarrasse du travail scénique et éradique le jeu théâtral.

L’heure est grave. La poésie est défaillante : absente ou, pire, complice d’ajouter du bruit au bruit – collaboratrice. Concevoir une parole qui échappe à tout contrôle, en ritualiser la diffusion dans une telle tension que le geste poétique se continue avec le public, est sans doute une expérience nécessaire, lorsque la barbarie pousse à la séparation et au ravalement des mots.

II

La biographie ne fait pas l’œuvre – mais aucune œuvre ne se fabrique à l’ombre unique des bibliothèques.

Hugo Ball échappe au théâtre de la guerre ; échappe au théâtre de la scène ; échappe au théâtre de la nation. Il se réfugie à Zurich, et ouvre avec des mais le cabaret Voltaire dans une salle inutilisée d’un bistrot de quartier.

21 avril 1916 : je tiens à mettre en place le cabaret et à l’abandonner ensuite.

Il n’a pas le loisir d’abandonner le cabaret, qui est fermé par la police aux ordres de la bourgeoisie riveraine pour tapage et immoralisme – cette même bourgeoisie qui construit les musées où seront sanctifiés les restes dada.

Hugo Ball imagine et rend possible les situations où sa poésie sans mot peut être partagée. Sa vie est le socle des expériences communes. Le Cabaret est un geste poétique autant que ses livres et ses œuvres. Ou plutôt : il faut considérer ses livres ou ses œuvres comme des gestes partagés puis abandonnés – s’ils n’avaient pas été recyclés par les gens d’arme de la pensée – abandonnés comme l’aurait été le cabaret, s’il n’avait été annulé par les gens d’armes de  l’ordre.

III

Cabaret est un geste. Chaque mot prononcé ou chanté ici signifie pour le moins que cette époque avilissante n’a pas réussi à forcer notre respect.

IV

Les mots s’imaginent dans l’œil, et se construisent dans la gorge, dans les sécrétions salivaires, dans le puits des paroles suffoqués.

(Dans le Chien andalou, le rasoir de Bunuel force-t-il à la vision ou aveugle-t-il définitivement ? Césarienne libératrice ou, crevure définitive ?)

V

Ecouterdire, écouterécrire.

Ecriture de la tension.

Cette poésie n’est plus au présent, pas encore au futur.

Elle est en mouvement, elle s’invente dans l’écoute de ceux qui se taisent ou disent autrement. Disent de toutes les façons.
Elle se construit au fil de l’écoute de ce qui est autre.

Elle n’apprend pas de,ni n’apprend à …elle restitue.…elle restitue.

Elle restitue et s’adresse à qui l’on écoute.

(Le lecteur le plus important est sans doute celui qui ne lit pas, l’enfant de perdition.)

VI

Lecteur.e, auteur.e : il faudrait tester à chaque mot là où la vie est à vif. Dans les combats pour la survie, quelle poésie tient le choc ? Quelle poésie peut rester debout, sans broncher, aux côtés de ceux dont les récits sont inentendables ?

Quelle poésie reste vive et peut s’ouvrir aux paroles suffoquées ?

A ceux qui n’ont plus rien à perdre ?

Quelle poésie reste aussi inadmissible que peut l’être notre présent ?

(Apprendre à lire avec une arme en tête.)

VII

Une poésie qui n’écoute pas est une poésie finie est une poésie mort-née.

Une peau morte.

VIII

Ces dernières années, la poésie a intégré le milieu culturel. Ceci est considéré par beaucoup comme une victoire.

Milieu : centre du pouvoir, moteur du système, théâtre des opérations.

Poète est devenu un métier. Et l’institution, un immense vestiaire où qui veut faire carrière choisit son costume, sa défroque, son bleu (de travail).

A chaque costume correspond une palette d’outils. Et les noms des poètes deviennent des fonctions à activer pour fabriquer, en bon artisan, sa poésie peau morte.

Il va de soi qu’on s’affublera volontiers du rôle de poète résistant, de poète politique, puisque l’injonction de l’institution est que perdure le mythe du poète résistant, du poète critique.

Ainsi le poète révolutionnaire pointe au réveil à lundimatin pour se répandre l’après-midi dans les couches larbines des réseaux sociaux afin d’assurer sa promotion – certain qu’il est de ne pas être dérangé par une hypothétique insurrection qui viendrait compromettre ses plans de carrière.

Ainsi le poète politique activera la fonction objectiviste objectiviste pour s’afficher critique, non pas en redonnant paroles et épaisseur aux oubliés de l’histoire (témoignages) mais en utilisant et renforçant le champ lexical de la bonne conscience humaniste occidentale. Un reste de mâchoire coloniale a toujours les dents propres.

Ainsi le poète littéral pillera l’ami Ponge pour répandre de pages en livres l’ennui de sa prétention poétique digne d’une affabulation facebookienne.

Ainsi le poète performeur ira cachetonner dans les centres d’art en se prenant, le temps d’un shoot d’adrénaline (et d’un contrat validé par un numéro de siret), pour Artaud, Heidsieck ou Luca…

Ainsi le poète philosophe ira pérorer sentencieux dans les bibliothèques devenues, le temps de sa gloire, salles de classe.

Et tous ensemble iront en chœur animer les temples où se décide le patrimoine poétique de demain, s’empresser auprès des maitres qui peuvent influer sur leur avenir, remplir les formalités d’usage permettant d’espérer être pléiadisés de leur vivant, et défiler dans la rue en belle colère contre la révision de leur retraite.

IX

L’intelligence du pouvoir est de persuader que rien n’est possible sans lui. Sa perversité est de promettre au poète une place dans son monde.

X

Totalitarisme et théâtre : corrélation latente depuis longtemps. Le théâtre comme usine à distraire. Le public dégradé à l’état de masse. Le plaisir esthétique aliéné comme jouissance et plaisir d’un public transformé en masse : on n’apprécie pas le contenu poétique, mais la ruse et la technique mises en œuvre pour nous dominer. La main velue qui noie sa victime dans du sirop. L’esprit de la comédie donne naissance à la terreur, écrivait il y a une soixantaine d’années Imre Kertész.

La poésie est revenue au théâtre. Chaque stylo devient micro, chaque ordinateur un ampli.

XI

Quand le poète produit dans l’entre-soi, écrit à l’ombre unique des bibliothèques, se protège par un jeu de tutelles et ne s’adresse qu’à ses pairs, il s’agite dans la surdité du monde et n’ajoute que du bruit au bruit. Il donne naissance à une poésie peau morte qui ne vit que l’instant des rituels d’auto-promotion. Elle n’a de raison d’être que le renforcement de la langue de la domination.

XII

Il conviendrait de détruire les bibliothèques. Ensuite seulement nous irons draguer parmi les ruines et, dans les gravats et la fumée, nous récupérerons les textes. Nous les recopierons et les ferons circuler comme nous le pourrons.

XIII

Il conviendrait de détruire la poésie – ce qui, suprême paradoxe, reste le privilège du poète.

XIV

Nous venons tous de lieux différents et nous nous en allons par des voies différentes. Nous ne prétendons pas soutenir des idées, une thèse commune, nous portons chacun notre pensée propre ; une seule chose nous unit ; sinon la haine, du moins le mépris, la grande indifférence pour les temples de stuc que nous avons brisés.

[…]

En route mauvaise troupe

Allez les enfants perdus.

 

 

*En italique les citations sont, dans l’ordre d’apparition, de : Ezra Pound, Hugo Ball, Pierre Chopinaud, Charles Reznikoff, Liliane Giraudon, Imre Kertész, le groupe de Nantes…



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