"Là réside le paradoxe actuel: le travail a triomphé sans reste de toutes les autres façons d'exister, dans le temps même où les travailleurs sont devenus superflus. Les gains de productivité, la délocalisation, la mécanisation, l'automatisation et la numérisation de la production ont tellement progressé qu'elles ont réduit à presque rien la quantité de travail vivant nécessaire à la confection de chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe d'une société de travailleurs sans travail, où la distraction, la consommation, les loisirs ne font qu'accuser encore le manque de ce dont ils devraient nous distraire. La mine de Carmaux, qui se rendit célèbre pendant un siècle pour ses grèves violentes, a été reconvertie en Cap Découverte. C'est un "pôle multiloisir" où l'on fait du skateboard et du vélo, et qui se signale par "un musée de la mine" dans lequel on simule des coups de grisou pour les vacanciers."
"L'ensemble des tâches qui n'ont pu être déléguées à l'automation forment une nébuleuse de postes qui, pour n'être pas occupables par des machines, sont occupables par n'importe quels humains - manutentionnaires, magasiniers, travailleurs à la chaîne, saisonniers, etc. Cette main-d'oeuvre flexible, indifférenciée, qui passe d'une tâche à une autre et ne reste jamais longtemps dans une entreprise, ne peut plus s'agréger en une force, n'étant jamais au centre du processus de production mais comme pulvérisée dans une multitude d'interstices, occupée à boucher les trous de ce qui n'a pas été mécanisé. L'intérimaire est la figure de cet ouvrier qui n'en est plus un, qui n'a plus de métier mais des compétences qu'il vend au fil de ses missions, et dont la disponibilité est encore un travail."
"De là le spectacle de tous ces jeunes gens qui entrainent à sourire pour leur entretien d'embauche, qui se font blanchir les dents pour un meilleur avancement, qui vont en boîte de nuit pour stimuler l'esprit d'équipe, qui apprennent l'anglais pour booster leur carrière, qui divorcent ou se marient pour mieux rebondir des leaders ou de "développement personnel" pour mieux "gérer les conflits" - "le développement personnel" le plus intime, prétend un quelconque gourou, mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à une ouverture relationnelle plus aisée, à une acuité intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleur performance économique". Le grouillement de tout ce petit monde qui attend avec impatience d'être sélectionné en s'entraiant à être naturel relève d'une tentative de sauvetage de l'ordre du travail par une éthique de la mobilisation. Etre mobilisé, c'est se rapporter au travail non comme activité, mais comme possibilité. Si le chômeur qui s'enlève ses piercings, va chez le coiffeur et fait des "projets" travaille bel et bien "à son employabilité", comme on dit, c'est qu'il témoigne par là de sa mobilisation. La mobilisation, c'est ce léger décollement par rapport à soi, ce minime arrachement à ce qui nous constitue, cette condition d'étrangeté à partir de quoi le Moi peut-être pris comme objet de travail, à partir de quoi il devient possible de se vendre soi et non sa force de travail, de se faire rémunérer non pour ce que l'on fait, mais pour ce que l'on est, pour notre exquise maitrise des codes sociaux, nos talents relationnels, notre sourire ou notre façon de présenter. C'est la nouvelle norme prostitutionnelle de socialisation. La mobilisation opère la fusion des deux pôles contradictoires du travail : ici on participe à son exploitation, et l'on exploite toute participation. On est à soi-même, idéalement, une petite entreprise, son propre patron et son propre produit. Il s'agit, que l'on travaille ou non, d'accumuler les contacts, les compétences, le "réseau", bref: le "capital humain". L'injonction planétaire à se mobiliser au moindre prétexte - le cancer, le "terrorisme", un tremblement de terre, des SDF - résume la détermination des puissances régnantes à maintenir le règne du travail par-delà sa disparition physique.
L'appareil de production présent est donc, d'un côté, cette gigantesque machine à mobiliser psychiquement et physiquement, à pomper l'énergie des humains devenus excédentaires, de l'autre il est cette machine à trier qui alloue la survie aux subjectivités conformes et laisse choir tous les "individus à risque", tous ceux qui incarnent un autre emploi de la vie et, par là, lui résistent. D'un côté, on fait vivre les spectres, de l'autre on laisse mourir les vivants. Telle est la fonction proprement politique de l'appareil de production présent.
S'organiser par-delà et contre le travail, déserter collectivement le régime de la mobilisation, manifester l'existence d'une vitalité et d'une discipline "dans la démobilisation même est un crime qu'une civilisation aux abois n'est pas près de nous pardonner; c'est en effet la seule façon de lui survivre?"
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