"CE QUE JE SUIS", alors? Traversé depuis l'enfance de flux de lait, d'odeurs, d'histoires, de sons, d'affections, de comptines, de substances, de gestes, d'idées, d'impressions, de regards, de chants et de bouffe. Ce que je suis? Lié de toutes parts à des lieux, des souffrances, des ancêtres, des amis, des amours, des évènements, es langues, des souvenirs, à toutes sortes de choses qui, de toute évidence ne sont pas moi. Tout ce qui m'attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m'incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d'où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit "je". Notre sentiment d'inconsistance n'est que l'effet de cette bête croyance dans la permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous fait."
"La France n'est pas la patrie des anxiolytiques, le paradis des antidépresseurs, la Mecque de la névrose sans être simultanément le champion européen de la productivité horaire. La maladie, la fatigue, la dépression, peuvent être prises comme les symptômes individuels de ce dont il faut guérir. Elles travaillent alors au maintien de l'ordre existant, à mon ajustement docile à des normes débiles, à la modernisation de mes béquilles. Elles recouvrent la sélection en moi des penchants opportuns, conformes, productifs, et de ceux dont il va falloir faire gentiment le deuil."
"Un gouvernement qui déclare l'état d'urgence contre des gamins de 15 ans. Un pays qui met son salut entre les mains d'une équipe de footballeurs. Un flic dans un lit d'hôpital qui se plaint d'avoir été victimes de "violences". Un préfet qui prend un arrêté contre ceux qui se construisent des cabanes dans les arbres. Deux enfants de 10 ans, à Chelles, inculpés pour l'incendie d'une ludothèque. Cette époque excelle dans un certain grotesque de situation qui semble à chaque fois lui échapper. Il faut dire que les médiatiques ne ménagent pas leurs efforts pour étouffer dans les registres de la plainte et de l'indignation l'éclat de rire qui devrait accueillir de pareilles nouvelles. Un éclat de rire déflagrant, c'est la réponse ajustée à toutes les graves "questions" que se plait à soulever l'actualité. Pour commencer par la plus rabattue: il n'y a pas de "question de l'immigration". Qui grandit encore là où il est né? Qui habite là où vivaient ses ancêtres? Et de qui sont-ils, les enfants de cette époque, de la télé ou de leurs parents? La vérité, c'est que nous avons été arrachés en masse à toute appartenance, que nous ne sommes plus de nulle part, et qu'il résulte de cela, en même temps qu'une inédite disposition au tourisme, une indéniable souffrance. Notre histoire est celle des colonisations, des migrations, des guerres, des exils, de la destruction de tous les enracinements. C'est l'histoire de tout ce qui a fait de nous des étrangers dans ce monde, des invités dans notre propre famille. Nous avons été expropriés de notre langue par l'enseignement, de nos chansons par la variété, de nos chairs par la pornographie de masse, de notre ville par la police, de nos amis par le salariat. A cela s'ajoute, en France, le travail féroce et séculaire d'individualisation par un pouvoir d'état qui note, compare, discipline et sépare ses sujets dès le plus jeune âge, qui broie par instinct les solidarités qui lui échappent afin que ne reste que la citoyenneté, la pure appartenance, fantasmatique, à la République. Le Français est plus que tout autre le dépossédé, le misérable. Sa haine de l'étranger se fond avec sa haine de soi comme étranger. Sa jalousie mêlée d'effroi pour les "cités" ne dit que son ressentiment pour tout ce qu'il a perdu. Il ne peut s'empêcher d'envier ces quartiers dits de "relégation" où persistent encore un peu de vie commune, quelques liens entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie informelle, une organisation quo ne s'est pas encore détachée de ceux qui s'organisent. Nous en sommes arrivés à ce point de privation où la seule façon de se sentir français est de pester contre les immigrés, contre ceux qui sont plus visiblement des étrangers comme moi. Les immigrés tiennent dans ce pays une curieuse position de souveraineté: s'ils n'étaient pas là, les Français n'existeraient peut-être plus."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire