dimanche 12 décembre 2021

MÉDECIN encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


n. m. (du latin medicus) Le médecin est un homme parmi les hommes, un être exerçant la médecine et vivant au sein d'une société qui agit sur lui de toute sa puissance collective et sur laquelle il réagit dans la mesure de ses moyens individuels. En d'autres termes, il s'avère fonction du milieu qu'il habite, et modifie cette ambiance selon les possibilités, très souvent restreintes ou nulles, de sa propre personnalité. La société fait le médecin ; chaque époque de l'histoire a les médecins qu'elle mérite. Pour savoir ce que le médecin fut autrefois, est aujourd'hui, deviendra demain, il faut, et cela suffit, étudier le passé, examiner le présent, scruter l'avenir de la civilisation. Tout de suite, il apparaît que, dans les premiers groupements ethniques entrés dans l'histoire, les médecins étaient les prêtres. Durant leurs primitifs balbutiements, l'art et la science évoluèrent dans le domaine du merveilleux ; et, à l'instar de toutes les spéculations intellectuelles initiales, la médecine s'affirme au début sacerdotale. La superstition voyait dans les maladies des manifestations maléfiques dirigées contre les hommes par les forces inconnues mouvant l'univers et craintes autant que vénérées sous le nom de dieux. Servants et bénéficiaires du culte mystagogique, les prêtres constituaient les intermédiaires obligatoires entre les patients et les puissances du mal. Partout, dans toutes les civilisations antiques de l'Inde, de l'Asie centrale, de l'Asie Mineure, de l'Égypte, de la Grèce, ils soignent par les paroles, les évocations, les incantations, les exorcismes, et aussi par les végétaux et le scalpel. En Grèce, avant la période hippocratique (460 av. J.-C.), la médecine se pratiquait dans les temples d'Esculape, ou asclépions. Le malade était déposé dans le temple, y couchait, recevait le plus souvent la visite du dieu, racontait au réveil les rêves inspirés, dont le prêtre donnait l'interprétation et tirait les formules de traitement. On conçoit aisément quel rôle la mystification et le charlatanisme pouvaient jouer dans cette mise en scène religieuse et cette enceinte sacrée. Lorsque, par le développement de l'esprit humain, l'exercice de la médecine nécessita la connaissance d'une doctrine et d'une thérapeutique plus positives ; ainsi que celle d'un manuel opératoire précis, elle échappa à la main-mise de la caste des prêtres, ennemis professionnels de la pensée novatrice et de l'action efficace, pour passer à la classe laïque des philosophes, observateurs de la nature et facteurs de progrès. Hippocrate et ses élèves, son contemporain Platon et, à une époque postérieure (350 av. J.-C.), Aristote comptent parmi les plus illustres de ces médecins philosophes, dont les enseignements influencent encore la science médicale moderne. La force matérielle et la conquête romaines, ruinèrent l'école philosophique ; et les premiers médecins de la république latine furent presque tous des esclaves ou des affranchis, émigrés des colonies grecques ou de l'Asie-Mineure et apportant avec eux une pratique grossière frelatée de thaumaturgie. Venu en 164 de Pergame à Rome, Galien se distingua parmi tous, sortit sa profession de l'ornière de l'empirisme Alexandrin, et fonda la médecine expérimentale par ses recherches anatomiques et physiologiques sur les animaux. Depuis Galien jusqu'au Moyen-Age et durant celui-ci, la médecine se trouva entre les mains des Arabes, ensuite des Arabistes et de leurs fils spirituels, les Juifs, tous praticiens qui profitèrent de l'enseignement de Galien mais en l'amplifiant, le déformant et l'obscurcissant jusqu'à l'oubli de sa source même. Du VIIème au XVIème siècle, l'Europe Occidentale entière demeura tributaire de la science orientale arabe appliquée par des Juifs. Charlemagne avait pour médecins deux Juifs. À cette époque « le médecin à la mode est un étranger, un Juif ou un Maranne, pompeusement habillé, avec au doigt de nombreuses bagues d'hyacinthe, prononçant avec emphase des grands mots semi-barbares, grecs ou latins (Dr Meunier, « Histoire de la Médecine », p. 183). » À cette époque obscure et troublée, le médecin était donc un charlatan au profil sémite et à la bourse dorée. Mais depuis le Xème siècle, l'Église catholique travaillait à gagner la toute puissance. Lorsqu'elle parvint à établir sa suprématie, elle condamna les Juifs et, sous peine d'excommunication, interdit aux chrétiens de se faire soigner par eux. Dès lors la médecine retomba entre les mains des prêtres, les seuls savants de l'époque. Les médecins étaient tous des clercs et, comme tels, astreints au célibat. Jusqu'à la fin du XVIème siècle, l'Église « garda la haute main sur les praticiens qui, orthodoxes ou non, devaient cesser leurs visites aux malades qui, au bout de trois jours n'avaient pas fait appeler leur confesseur (Conciles de Latran, de Tortose, de Paris). » Reflets de leur siècle, les médecins d'alors se montraient cafards et falots. Dans son traité institué « Questions médico-légales », Paul Zacchias qualifie les médecins du XVIIème siècle en disant « qu'il n'y avait rien de plus sot qu'un médecin si ce n'est un grammairien ; qu'il n'y avait pas de bons médecins qui n'eussent de mauvaises mœurs ; bref, qu'ils avaient tous les défauts : envieux, querelleurs, bavards, irréligieux ; qu'ils étaient autrefois des esclaves, que ce ne sont aujourd'hui que des infirmiers ; qu'ils ne valent pas mieux que les sages-femmes ; qu'un satirique a eu raison de dire : medicus, merdieus, mendicus ». Sans souscrire de confiance à un tel jugement, on peut en inférer que les médecins du grand siècle arrivaient à l'étiage de leurs contemporains, qui pour la plupart étaient ignares, serviles, solennels et courtisans. Le XVIIIème siècle marque la défaite du cléricalisme et le triomphe de la philosophie ou du moins des philosophes. De même qu'au moment de l'épanouissement de la pensée grecque, la caste sacerdotale voit s'évanouir son prestige moral sous le souffle de l'esprit critique, son hégémonie intellectuelle devant le rayonnement de la recherche scientifique. L'aristocratie entière, française et européenne, répond à l'appel de Voltaire, travaille à « écraser l'Infâme » et il déboulonner les Dieux. Si tous les médecins d'alors ne furent pas des Helvétius le Père ou des Cabanis, en bons enfants de leur siècle ils devinrent des esprits forts sinon des athées, et s'inspirèrent davantage de la physiologie animale que de la théologie humaine ou de la scolastique classique. Fils de Rousseau, le XIXème siècle jucha l'homme sur le piédestal vidé de ses divinités. L'opinion se fit humanitaire, sentimentale, charitable. Un déisme vague se substitua à l'idolâtrie de naguère, et le culte nouveau compta de nombreux servants. Plus que tout autre, le médecin parut exercer une sorte de sacerdoce laïque auréolé d'apostolat. Il jouait le rôle de consolateur des affligés de misères physiques au-dessus des ressources de l'art. À l'exemple des prêtres des religions périmées, le nouvel officiant bénéficiait d'immunités civiles et militaires, de privilèges fiscaux tacites, jouissait des honneurs publics et privés, percevait des honoraires soustraits au contrôle et au marchandage. En revanche, il assumait la charge morale d'assister gratuitement les déshérités de la fortune. À l'image de son siècle, le praticien était romantique. Quatre grandes caractéristiques sociales distinguent actuellement le XXème siècle : le développement mécanique, la prédominance du groupement, la prépondérance du chiffre d'affaires, l'absolutisme de la fiscalité d'État. Reflet plus ou moins pâle de son milieu d'action, le médecin d'aujourd'hui se trouve technicien, syndiqué sinon syndicaliste, attentif au rendement financier de son travail, patenté et imposé sur toutes les coutures. Finis, le sacerdoce et l'apostolat. La société demande au médecin non de consoler, mais de guérir ; non de présenter une haute valeur morale et une miséricordieuse bonté, mais d'être compétent. Le malade n'a cure de paroles ni souci de boniments. Il veut être observé, palpé, percuté, ausculté, pesé, mensuré ; il réclame une analyse d'urine, l'examen de l'expectoration et du sang, le cathétérisme de tous ses conduits, la radioscopie et la radiographie de chacun de ses organes ; il requiert, à la conclusion, une intervention médicale ou chirurgicale rapide et efficace. Il ne souhaite ni attendrissement ni prières, mais exige un diagnostic et un traitement. Dès lors la médecine cesse d'être une profession pour devenir un métier. La complexité de la tâche y impose, comme dans l'industrie, la division du travail et le recours à la spécialisation. La multiplicité des techniques, les particularité des groupes morbides, la diversité des thérapeutiques empêchent un homme d'en connaître et pratiquer à fond l'ensemble, l'obligent à restreindre son effort sur une partie bien délimitée de l'art médical. D'ailleurs, chaque jour davantage, le patient va de lui-même chez le spécialiste. Le médecin de famille, amical et vénéré, a vécu ; le technicien, impersonnel et impassible, lui succède. Faisant œuvre de ses mains autant que de son cerveau, devenu « ouvrier », le médecin devait fatalement suivre le mouvement de concentration issu de la forme capitaliste de l'économie contemporaine, constituer son groupement professionnel en lui imprimant cependant ses caractéristiques propres. Composée de praticiens assurant à la fois la conception et l'exécution de leur travail, l'organisation corporative médicale tient tout ensemble du trust patronal et du syndicat prolétarien. À l'instar du premier, elle s'efforce à maintenir et consolide. son monopole de l'exercice de l'art de guérir ; comme le second, elle lutte pour une rémunération toujours plus large du labeur individuel. Le syndicat médical d'aujourd'hui est donc un groupement sinon d'appétits, du moins d'intérêts. Une de ses tâches primordiales consiste en la sauvegarde du privilège légal de ses membres et la poursuite de l'immense légion des guérisseurs non patentés : rebouteurs, magnétiseurs, masseurs et infirmiers à prétentions doctorales. Le nombre de ces faux médecins augmente d'une façon incroyable ; et il n'y a plus de coiffeur pour hommes ou pour dames qui n'opère au hasard le traitement des affections de la peau et du cuir chevelu par les rayons ultra-violets. Les syndicats cherchent surtout à réprimer le préjudice matériel causé par des concurrents exerçant sans le diplôme d'État et par conséquent sans les préalables sacrifices pécuniaires nécessaires à son obtention. En réalité, le plus grand inconvénient ne se trouve pas là ; la clientèle ira de préférence au praticien officiel, s'il est dûment outillé. Le danger réside principalement dans le discrédit que les fautes et les erreurs des manipulateurs incompétents peuvent faire rejaillir sur des modes thérapeutiques inoffensifs et efficients quand ils sont administrés avec discernement par des gens du métier. La médecine est un art déjà bien difficile pour les initiés. Quelle source de périls peut-elle devenir entre les mains d'ignorants dont le seul crédit repose sur l'incommensurable crédulité publique ! Le relèvement des honoraires apparaît le second but Immédiat poursuivi par es syndicats médicaux. Ils suivent leur époque dans la marche à l'argent succédant à la marche à l'étoile, si tant est que celle-ci ait jamais prévalu. Le spectacle de l'enrichissement des négociants de tout ordre a déchaîné dans l'ensemble des corporations une émulation passionnée et agissante. Comment ! l'épicier, le marchand de vin du coin, sans apprentissage spécial, sans compétence technique, auront acquis une fortune rondelette en une dizaine d'année, tandis que le médecin de quartier, de ville ou de campagne aura peine à vivre bon an mal an au prix d'un diplôme difficilement obtenu et chèrement payé ! Nuit et jour sur la brèche, impuissant même à jouir sans inquiétude d'un loisir qu'il sait pouvoir lui être à chaque instant arraché, le praticien harassé devra se contenter d'émoluments à peine supérieurs à ceux d'un ouvrier qualifié à travail horairement limité ? Cette situation devenait intolérable pour les intéressés ; et leurs syndicats prirent à cœur de la modifier. À tort, à raison ? Le Dr de Fleury, académicien aimable et disert, trouve « les jeunes générations médicales un peu trop pressées d'en finir avec la médiocrité pécuniaire (« Le Médecin », p. 63, Hachette, 1927) ». En un siècle où l'argent est roi, comment les médecins ne se rangeraient-ils pas parmi ses humbles sujets ? Pourtant, les préoccupations morales ne sont pas étrangères au corporatisme médical, comme le démontre son attitude actuelle en face de la loi française sur les Assurances Sociales. Les praticiens refusent leur collaboration au gouvernement tant que ne sera pas respecté le secret médical, assuré le libre choix de son médecin par le malade, sauvegardée la liberté de médication durant le traitement. Ils ne veulent pas laisser traiter les assujettis à la loi en personnes de deuxième ou troisième catégorie, auxquelles seraient refusées les garanties dont jouirait la clientèle bourgeoise. Ils entendent épargner aux déshérités de la fortune l'étalage de leurs misères physiques et mentales sur une masse inutile de papiers administratifs ; leur réserver la latitude de faire appel aux soins de qui a leur confiance ; leur voir donner le droit à tous les médicaments sans restriction ni considération de leur prix marchand : trois conditions de traitement rationnel et légitime que les projets de règlement jusqu'ici élaborés refusent au futur assuré. Enfin, pour éviter tout soupçon de connivence en vue de l'exploitation abusive des caisses d'invalidité, le médecin traitant demande à être honoré directement par le malade en lui délivrant un reçu d'après lequel l'administration calculerait la part légalement remboursable à l'intéressé. L'âpreté au gain, remarquée complaisamment chez les médecins mais d'ailleurs commune à toute la génération actuelle, rencontre une justification dans l'âpreté concomitante du fisc. La saison des privilèges officiels est le passé ; la discrétion tutélaire et ancien régime des agents des contributions, un rêve évanoui. Le praticien paie toues les taxes imposées aux contribuables de marque : personnelle, mobilière, patente, impôt sur les bénéfices professionnels, sur le revenu global. L'échappatoire devient pour lui un sport difficultueux devant la ténacité et la curiosité des contrôleurs qui exigent la preuve flagrante de la sincérité des déclarations. Le gouvernement fouille les poches et les allège consciencieusement. Les clients à leur tour voient s'élever leur note d'honoraires dans une juste proportion. Le désintéressement miséricordieux de jadis a disparu. Quand viendra le temps des échanges fraternels ? Et quel est l'avenir du médecin ? Son sort ne peut qu'être étroitement lié à celui de son siècle. Par le développement et la particularisation de ses techniques, la médecine subit une mécanisation progressive ; et chaque jour davantage le médecin deviendra le serviteur d'une machinerie, un véritable « ouvrier » ; d'une part ouvrier d'élaboration, de perfectionnement, de modification et de contrôle des techniques ; d'autre part ouvrier d'application et de commande des techniques. Le praticien fera figure de distributeur automatique ; le chirurgien de manipulateur de manettes d'embrayage et de débrayage. Ne voit-on pas les opérateurs commencer à utiliser des bistouris électriques ? Comme ses contemporains le médecin de demain constituera un rouage d'une énorme mécanique sociale. ‒

Docteur F. ELOSU

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