n. f. (radical
mental, latin mentalis, de mens, esprit) Au sens étymologique, le terme
mentalité désigne d'une façon spéciale, l'intelligence, la connaissance ; il
exclut alors de sa compréhension vie sentimentale et vie active. Mais,
d'ordinaire, il est pris dans un sens plus large et s'applique à la totalité de
la vie psychologique ; il devient donc synonyme d'état d'esprit. En art, en
morale, en science, etc. il résume l'ensemble des tendances et des idées qui
guident un individu, qui caractérisent une collectivité, une époque, un milieu.
Complexité, mobilité, continuité, voilà le triple aspect qu'offrent les
phénomènes psychologiques, dont le déroulement ininterrompu constitue notre vie
intérieure. Nous sommes en présence, non de faits isolés, séparables du tout,
doués d'une vie indépendante, mais d'états qui se mêlent, se pénètrent, se
colorent. Leur ensemble constitue une mosaïque compliquée, dont les éléments,
impossibles à juxtaposer dans l'espace, subissent, à chaque instant,
l'influence de tous les autres. À ma sensation actuelle s'incorporent des
images, des souvenirs, des jugements, des idées, une nuance affective qui ne
font qu'un avec les données primitives de ma perception ; une rage de dents, le
bourdonnement d'une mouche suffiront à faire évanouir les plus sublimes idées ;
et lorsqu'un gai soleil brille au dehors, la mélancolie s'attarde moins
facilement dans les cœurs. Rien de stable, d'ailleurs ; les ondes fuyantes de la
vie intérieure ne s'immobilisent jamais ; dans l'intimité secrète du moi, les
phénomènes psychologiques jaillissent inlassablement. Avec raison l'on a
comparé la conscience au cours d'un fleuve, dont les flots, sans cesse,
changent et fuient ; un devenir perpétuel, telle est la loi de toute pensée.
Mais ce devenir implique continuité, enrichissement ; aucun état n'apparaît
radicalement nouveau, séparé par un infranchissable vide des états qui l'ont
précédé. Une même coloration personnelle, la nuance toujours identique donnée
par le moi profond, relient les eaux qui viennent aux eaux qui s'en vont. Sans
doute, obéissant à un rythme, la vitesse du courant s'accélère et se ralentit
tour à tour, mais grâce à la mémoire nul état psychologique ne s'évanouit
définitivement ; dans le présent vécu par la conscience, toujours un lambeau du
passé se retrouve. Le sommeil même, probablement, ne provoque point de rupture
dans la trame de la vie intérieure, une série continue de rêves reliant le moi
qui s'endort au moi qui s'éveille. Mais, pour la commodité des recherches
scientifiques, nous décomposons par abstraction cette réalité complexe et
changeante en larges groupes de phénomènes où l'on introduit ensuite des
classes de plus en plus menues. Déjà Platon distinguait trois parties dans
l'âme humaine : la raison qu'il plaçait dans la tête, le principe des
inclinations généreuses qu'il situait dans le cœur, l'appétit inférieur,
véritable hydre à cent têtes, qu'il logeait dans le ventre. Aristote, dont la
doctrine sera reprise au moyen âge, admettait quatre puissances essentielles :
la puissance végétative ou nutritive, la puissance sensitive, la puissance
motrice, la puissance raisonnable. Descartes et beaucoup d'autres après lui
réduiront ces facultés à deux ; l'entendement et la volonté ; dans la
sensibilité ils ne verront qu'une forme inférieure de l'entendement.
Aujourd'hui l'on distingue d'ordinaire la vie affective, la vie intellectuelle,
la vie active, qui, dans le langage courant, répondent, d'une façon globale,
aux termes de cœur, d'esprit, de volonté. Naturellement, la psychologue
moderne, débarrassé des préjugés métaphysiques, ne voit dans ces trois
facultés, comme aussi dans toutes les subdivisions dont elles sont
susceptibles, que des aspects de l'activité mentale, des points de vue sur une
même réalité intérieure, et non des puissances distinctes, des entités
spirituelles comme l'admirent un trop grand nombre de philosophes anciens.
Expression interne de l'unité de l'être, la conscience, qui demeure dans une
étroite dépendance du système nerveux, ne peut former qu'une large synthèse
dont les divers éléments ne sauraient vivre et subsister les uns sans les
autres. Au-dessous d'un point central, comportant un maximum de clarté, la
conscience psychologique se prolonge en zones marginales, dont la lumière
s'atténue par degrés. Si j'écris à quelqu'un, j'aurai une connaissance précise
et claire des nouvelles que je veux lui transmettre, des lettres que ma plume
trace sur le papier ; mais du bruit fait par les voitures ou les piétons qui
passent sous mes fenêtres, je n'aurai 'déjà qu'une conscience très atténuée ;
et, pour sentir la température de ma chambre, le contact de mes habits, il
faudra que mon attention soit attirée spécialement de ce côté-là. Sans être
toujours conscients, les états, placés à l'extrême limite du côté lumineux de
l'âme, restent d'ailleurs perceptibles aisément et continuent en général
d'influencer la conscience ; que le tic-tac du moulin cesse et le meunier,
rendu insensible au bruit par une longue habitude, remarquera cet arrêt
aussitôt. Mais une analyse régressive, lorsqu'on la pousse assez loin, oblige à
supposer qu'une large partie de l'esprit plonge dans une complète obscurité. La
vie psychologique normale témoigne de l'existence d'états mentaux inconscients.
Nos tendances, nos affections ne cessent pas d'être, quand elles cessent d'être
senties ; et souvent la passion, avant d'éclater au grand jour, s'est
développée lentement à l'insu de l'homme qu'elle consumera. Une mort, un départ
vous révéleront brusquement la profondeur d'une affection que l'on croyait
superficielle ; et c'est un événement fortuit qui, fréquemment, permettra de
découvrir la force d'un amour resté jusque-là inconscient. Notre défaut
d'attention, leur propre faiblesse ou leur continuité nous empêchent de
percevoir maintes sensations. D'innombrables souvenirs subsistent en notre
esprit qui ne viendront à la lumière que très rarement, si même ils y
reviennent. C'est d'une secrète incubation de la pensée que résulte
l'inspiration soudaine bien connue de l'artiste et du savant. Et, dans l'acte
instinctif ou habituel, la conscience s'atténue au point de disparaître : on
porte les mains en avant pour parer un coup sans attention préalable, et les
doigts du pianiste continuent de jouer correctement même lorsque son esprit
vagabonde au loin. L'automatisme psychologique, aux manifestations si diverses
et si multiples, prouve à l'évidence que de larges pans d'ombre existent dans
notre esprit. Les techniques psychanalytiques de Freud ont justement pour objet
d'explorer ces régions obscures. Au médecin placé à son chevet, le malade dira
tout ce qui lui passe par la tête, donnant libre cours aux images, aux idées,
aux souvenirs qui naissent associativement dans son cerveau ; ou bien, avant
toute réflexion, il débitera les phrases, énoncera les pensées que lui
suggèrent des mots inducteurs prononcés à dessein. Oublis, lapsus, retards,
méprises ou erreurs diverses auront une cause que le psychanalyste pourra
découvrir ; des expressions inattendues, des termes révélateurs, l'émotion dont
s'accompagnent certains aveux, le renseigneront sur le contenu de
l'inconscient. Une interprétation méthodique des rêves permettra également de
découvrir les désirs refoulés. En songe, l'enfant croit manger le sucre d'orge
dont on le priva durant la journée. Mais un revêtement imaginatif, d'apparence
absurde, défigure en général le souhait du dormeur ; d'où un symbolisme, dont
il importe de détenir la clef pour découvrir le vrai sens des constructions
oniriques. « Une malade rêve qu'elle n'arrive pas à donner à dîner à ses
invités. La psychanalyse découvre qu'elle réalise en réalité un désir secret et
inconscient qu'elle n'avait pas accusé au médecin : celui de ne pas donner à
une de ses invitées (une amie maigre qui plaisait à son mari et dont elle était
jalouse) l'occasion de bien manger et d'engraisser... Un jeune homme, amant
clandestin d'une jeune fille, rêve qu'il est arrêté pour infanticide ; il ne
réalisait pas ainsi le désir de tuer l'enfant qui pouvait naître de ses amours
coupables ; mais il avait depuis peu le souci d'avoir pu rendre sa maîtresse
enceinte et se tranquillisait par ce rêve, en imaginant son enfant mort ».
Freud exagère la portée de certaines observations ; sa symbolique, ses
interprétations paraissent quelque peu arbitraires ; mais nul n'a mieux mis en
relief le rôle joué par l'inconscient, tant dans les psychoses et névroses que
dans la vie normale et courante. À notre activité mentale, consciente ou non,
les spiritualistes ont donné pour support une entité métaphysique : l'âme. Et
ce principe immatériel et simple, qu'utilise le cerveau durant la vie présente,
continuerait de penser, vouloir et sentir, même après la mort. Prêtres et
philosophes ont noirci d'innombrables pages pour étayer ce mensonge intéressé.
Récemment Bergson dépensa beaucoup d'ingéniosité pour rajeunir cette doctrine
absurde avec une virtuosité indéniable, il usa d'un vernis fait de science et
de poésie pour masquer la vieille erreur spiritualiste, attaquée de toutes
parts. Mais le vernis a craqué, et l'antique aberration dualiste, reparue, a
précipité le déclin du bergsonisme. Sa faillite est si complète, si définitive
qu'un disciple de Bergson, Jacques Chevalier, ose écrire de son maître : «
Aujourd'hui, l'âge est venu, l'œuvre est inachevée ; et, autour de nous les
fruits n'ont pas répondu à la promesse des fleurs... Des doctrines qu'on
croyait mortes ont tiré de nouveau les intelligences vers le Mécanisme et la
Matière ». Cet aveu a dû singulièrement coûter à son auteur un clérical militant,
dont la république a trouvé bon 'de faire un professeur de Faculté ; il
constate le discrédit qui atteint de nouveau les idées chrétiennes, du moins
parmi ceux qui réfléchissent. « De même qu'un vêtement accroché à un clou
déborde ce clou, de même dit Bergson, la conscience accrochée au cerveau
déborde ce cerveau ». Et ce philosophe, qui a l'habitude de remplacer les
arguments sérieux par de simples analogies, conclut que l'esprit décroché,
libéré, continue de vivre lorsque disparaît le cerveau, « sans que je puisse
toutefois promettre, ajoute-t-il avec un sérieux qui frise le comique, plus
qu'une survivance temporaire, c'est-à-dire sans que je puisse promettre encore
une survivance indéfiniment prolongée ou définitive ». En somme, il adopte les
thèmes de la métaphysique judéo-chrétienne et se borne à modifier quelque peu
les accords jugés inharmoniques aujourd'hui ; ce qu'il y a de neuf chez lui
c'est le langage, non les solutions. L'art subtil du narrateur, l'agrément des
périodes, une finesse d'observation indéniable ne pouvaient cacher indéfiniment
la faiblesse de sa doctrine. Que les spiritualistes en prennent leur parti le
charme est rompu du bergsonisme ; la raison a repris ses droits. Comment
admettre l'existence d'un esprit distinct du corps, alors que le mental reste
dans une dépendance si complète du physiologique ? Seule la communauté
d'origine rend compte du prodigieux parallélisme qui fait coïncider, de façon
minutieuse, les modifications cérébrales et les états psychologiques. Les
expériences de Flourens ont démontré que l'animal décérébré n'était qu'une
machine, un automate capable d'exécuter certains mouvements réflexes ou
habituels, mais dépourvu d'intelligence et de besoins. Un pigeon se laissera
mourir d'inanition devant un monceau de grains, toutefois il avalent les
aliments que l'on placera dans son bec. Et l'ablation des hémisphères cérébraux
aura des effets d'autant plus notables que l'on s'élèvera davantage dans la série
des vertébrés ; tant il est vrai que le développement de la conscience est en
raison directe de la perfection du système nerveux. Combien misérables aussi
les élucubrations de Bergson touchant les maladies de la mémoire et ses jeux
d'acrobate pour démontrer que les souvenirs ne se conservent point dans le
cerveau. Sans doute la physiologique ignore beaucoup de choses touchant le
système nerveux mais le mystère n'est pas plus grand de savoir pourquoi la
régénération d'un tissu nerveux suffit a faire reparaître les images qu'il
gardait en réserve, que de savoir pourquoi l'empreinte digitale revient
rigoureusement identique après une brûlure profonde ou une plaie. Nous devons
donc conclure que la base dernière de la mentalité psychologique c'est le
cerveau. Alors que l'homme se croit le maître de l'univers, nous apprenons, par
les récentes découvertes médicales, que lui-même obéit aux glandes endocrines.
Ses vices, ses vertus, son caractère en découlent, de même que son tempérament
physique et la nonchalance ou la vivacité de son intellect. Mais l'éducation
reçue, le milieu où l'on vit, la profession que l'on exerce, influent également
sur le contenu de l'esprit. Des hommes fort cultivés et par certains côtés très
modernes ont été comme arrêtés dans leur développement par une formation qui
retarde de plusieurs siècles. Ceci se remarque souvent parmi les anciens élèves
de l'enseignement congréganiste. Pour eux, la scolastique représente le dernier
cri de la sagesse ; ils ne lisent qu'avec des lunettes théologiques, n'ont que
dédain pour l'art affranchi des préoccupations religieuses ou patriotiques et
ne voient dans les soulèvements populaires que de diaboliques machinations. De
même, la profession crée des habitudes, des préjugés, qui marquent l'individu
de façon indélébile généralement ; d'où la mentalité sinistre du politicien, du
juge, du militaire, du patron. Milieu physique et moral, opinions
philosophiques ont une importance non moindre ; l'homme du nord se distingue
aisément de l'homme du midi, et l'on sait combien efficace l'action de la
publicité, de l'opinion, de l'exemple. Sans doute le tempérament contredit
parfois les idées, mais toutes choses égales, un libertaire cherchera moins a
tyranniser ses semblables qu'un partisan de l'autorité. Ajoutons, chez les
esprits d élite un sentiment de révolte à l'égard des contraintes que la
famille, la société, l'église prétendent leur imposer ; un besoin d'être
soi-même, de se frayer sa propre voie, les détourne du conformisme
traditionnel. Toute mentalité humaine comporte certains éléments identiques ;
c'est en vertu des principes souverains de la raison que nos opérations
logiques deviennent possibles ; leur disparition serait le signal d'une éclipse
de la pensée. Néanmoins de prodigieuses différences sont observables, soit dans
le temps soit dans l'espace, entre les manières de sentir et de juger des
peuples comme des individus. La fiévreuse activité chère aux habitants d'Europe
et d'Amérique contraste avec la passivité qu'affectionnent les orientaux ; un
artiste original, un vrai savant passeront pour des anormaux aux yeux du
petit-bourgeois apeuré ; le cerveau libéré des dogmes est aux antipodes de
l'esprit grégaire. Avec l'âge, la mentalité se transforme souvent ; socialiste
à vingt ans, le même individu, surtout s'il a fait fortune, pourra s'affirmer
réactionnaire à cinquante ; l'inverse arrive aussi quelquefois. Une crise lente
ou brusque, une révolution intellectuelle ou sentimentale surviennent
fréquemment chez les jeunes, moins souvent chez l'homme mûr, provoquées par le
travail de la réflexion interne ou par des circonstances extérieures.
Méprisables lorsqu'elles n'ont d'autre guide que l'intérêt, de pareilles
transformations imposent le respect, quand elles ne valent à l'individu que des
injures et des persécutions. Assurément le nombre est restreint de ceux
qu'attire le sentier abrupte, rocailleux, bordé de précipices, qui conduit vers
les sommets de la pensée ; ils existent pourtant et nous devons les aider à se
découvrir eux-mêmes, à trouver leur chemin, à s'orienter. –
L. BARBEDETTE.
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