Ce que c'est que la mémoire.
Les psychologues et les philosophes admettaient presque tous autrefois que
chaque individu possédait un corps et une âme douée de certains pouvoirs ou
facultés : faculté de vouloir ou volonté, faculté de se souvenir ou mémoire,
etc. Aujourd'hui cette conception est abandonnée. « Si, en disant : nous avons
la faculté de la mémoire, vous n'entendez rien autre qu'une abstraction
désignant le pouvoir intérieur de se souvenir du passé, il n'y a là aucun mal.
Nous possédons cette faculté, puisque nous avons incontestablement ce pouvoir.
Mais si par faculté vous entendez un principe d'explication de notre pouvoir
général de réminiscence, alors votre psychologie est vide. La psychologie
associationniste, au contraire, donne une explication de chaque fait
particulier de la mémoire, et elle explique ainsi la faculté en général. Dire
de la mémoire : c'est une faculté, n'est donc pas une explication réelle et
dernière, car elle doit être elle-même expliquée par l'association des idées...
Si la mémoire était une faculté accordée à l'homme dans un but tout pratique,
c'est des choses les plus nécessaires que nous devrions nous souvenir le plus
aisément. La fréquence des répétitions et la date récente de l'idée reçue dans
l'esprit ne joueraient aucun rôle. Mais nous nous souvenons mieux des choses
arrivant fréquemment et à une date peu éloignée ; nous oublions les choses
anciennes expérimentées une seule fois. Dans l'hypothèse émise plus haut, tout
cela est une anomalie incompréhensible. » W. JAMES. (Causeries pédagogiques.)
Mais si, comme l'indique fort bien W. James, on n'explique rien en disant que
nous nous souvenons parce que nous avons une faculté que l'on appelle : mémoire,
on n'explique pas tout au moyen de la psychologie associationniste. Sur bien
des points même la psychologie associationniste ‒ qui a évolué et évoluera
encore ‒ paraît nettement en désaccord avec les faits. C'est le cas par exemple
des souvenirs globaux d'images : ce n'est pas à la suite de l'association des
détails d'une image que nous reconnaissons cette image, nous pouvons, par
exemple, être incapables de reconnaître chacun des détails d'un portrait, pris
isolément, tout en pouvant aisément reconnaître l'ensemble. Il est souvent plus
aisé de se souvenir des ensembles que des détails ; il sera plus facile à un
enfant de reconnaître cinq ou six mots, présentés globalement, que cinq ou six
lettres et les auteurs des méthodes globales de lecture ont tiré parti de ce
fait. En réalité, la psychologie scientifique est de date récente, les
problèmes qui se posent à elle sont extrêmement compliqués et les résultats
qu'elle a obtenus sont peu nombreux et souvent discutables. Nous n'essaierons
donc pas d'expliquer les pourquoi de la mémoire. Deux hypothèses sont possibles
au sujet de la conservation des souvenirs : 1° les souvenirs se conservent sous
forme de modifications cérébrales ; 2° ils se conservent sous forme de
phénomènes psychologiques inconscients, indépendants du cerveau. D'après
Bergson, ces deux hypothèses seraient partiellement vraies, le passé se
survivrait sous deux formes distinctes : 1° dans les mécanismes moteurs
dépendants du cerveau ; 2° dans des souvenirs indépendants. Il n'y a pas
davantage accord en ce qui concerne les limites de la mémoire. Dans le langage
courant on donne le nom d'habitude à une mémoire motrice résultant de la
répétition mais ce que l'on considère comme mémoire est bien souvent dû, en
réalité, à un apprentissage moteur, l'enfant qui récite une poésie le fait
grâce à des souvenirs moteurs d'articulation beaucoup plus qu'à l'aide de la
mémoire des idées. On tend « généralement aujourd'hui, écrit Piéron, à
envisager comme habitude tout apprentissage, toute acquisition qui se
perfectionne par répétition, et à réserver à la mémoire les souvenirs
d'événements uniques non susceptibles d'être répétés, repassés ». Un certain
nombre de psychologues restreignent le sens du mot mémoire d'une autre façon.
La mémoire ne serait pas seulement l'évocation d'une expérience antérieure ;
pour qu'il y ait fait de mémoire la persistance, l'aptitude à renaître du
souvenir doit être complété par un caractère personnel, subjectif, il faut que
l'individu ait conscience que le souvenir évoqué est un élément de son
expérience antérieure. C'est un tel sens restreint qu'admet Dugas lorsqu'il
distingue le savoir des souvenirs et écrit : « Ce n'est pas à la qualité d'être
conservées et rappelées, mais à celle d'être reconnues par l'esprit comme ses
acquisitions individuelles et propres que les connaissances doivent le titre de
souvenirs. » Des divisions de la mémoire. ‒ Il est d'observation courante que
les individus diffèrent considérablement en ce qui concerne leur aptitude à se
souvenir non seulement au point de vue quantitatif mais encore au point de vue
qualitatif. Certes l'intérêt est pour beaucoup dans ces différences : si le
marchand se souvient mieux des cours des marchandises, le sportsman des records
athlétiques, etc., ceci tient pour une bonne part à l'Intérêt et à la
répétition, mais il n'est pas vrai qu'on retienne aisément tout ce qui
intéresse et notre magasin de souvenirs en renferme assez souvent qui ne nous
intéressent que peu ou point. La complication de la mémoire apparaît surtout
lorsqu'on étudie les anormaux, les surnormaux et les malades. En 1861, Broca, à
l'aide de deux autopsies, démontra que l'aphasie est liée à une lésion siégeant
dans la partie supérieure du pied de la troisième circonvolution frontale du
cerveau gauche. Ce serait dans cette partie du cerveau que serait localisée la
mémoire des mots et par suite d'une lésion cervicale la mémoire des mots
pourrait disparaître ou être affaiblie alors que la mémoire générale resterait
intacte. À la suite des travaux de Broca, d'autres savants s'efforcèrent d'établir
de nouvelles localisations et différenciations ; c'est ainsi que selon Djérine
il n'y aurait pas une mémoire verbale mais trois : la mémoire visuelle des
caractères, la mémoire auditive des mots et la mémoire motrice d'articulation.
Mais il y eut des excès dans ces tentatives de localisation, soit par suite de
l'interprétation abusive d'observations cliniques incomplètes soit parce que
les lésions cérébrales observées étaient trop étendues ou sans limites
précises. Enfin les premiers observateurs ne tinrent pas assez compte de
différences individuelles souvent fort importantes. Pour n'en prendre qu'un
exemple, le centre de Broca se trouve d'ordinaire du côté droit chez les
gauchers. Se plaçant à un autre point de vue, des psychologues ont pensé qu'il
y avait lieu de distinguer deux formes de la mémoire : la mémoire statique et
la mémoire dynamique. Lorsque nous nous souvenons de la couleur ou de l'odeur
d'une fleur, par exemple, il y aurait mémoire statique. Si au contraire nous
avons une poésie à apprendre nous n'aurons pas à retenir des mots, que nous
connaissons déjà, mais l'ordre de ces mots, notre souvenir sera réduit à une nouvelle
série d'associations entre des souvenirs-états (souvenirs statiques)
précédemment acquis. Mais c'est tout à fait arbitrairement que l'on peut ainsi
diviser la mémoire et opposer l'image statique et l'enchaînement dynamique ;
cette distinction, comme celle des diverses étapes de la mémoire que nous
allons voir plus loin, est nécessaire pour apporter plus de clarté à l'étude
mais n'est pas l'image exacte de la réalité. Le langage et les enchaînements
dynamiques interviennent en effet sans cesse dans les souvenirs sensoriels qui
n'existent à l'état pur que chez le tout petit enfant. Si je veux me souvenir
de la couleur d'une rose, j'observerai, par exemple, que sa couleur est
intermédiaire entre le jaune de l'orange et le jaune du citron ; j'intellectualiserai
ainsi mon souvenir et ferai appel à des enchaînements dynamiques. Ceci a une
grosse importance au point de vue de l'utilisation de la mémoire, les procédés
mnémotechniques employés ont pour but de remplacer la mémoire des sensations
par la mémoire des idées. On oppose aussi parfois mémoire sensorielle et
mémoire verbale, mémoire brute et mémoire organisée. Toutes ces oppositions
sont également quelque peu arbitraires et, bien qu'il n'y ait pas équivalence
absolue entre les termes, on peut dire, d'une part : mémoire statique,
sensorielle ou brute, et d'autre part: mémoire dynamique, verbale ou organisée.
Mais, comme nous l'avons déjà dit, la forme statique, sensorielle ou brute de
la mémoire n'existe, à l'état pur, que chez le tout petit enfant et on peut
même dire que toute mémoire est associative car le rappel même des éléments
purement sensoriels est le résultat d'une excitation de nature associative.
Lorsque l'on parle des formes de la mémoire il ne faut pas oublier la mémoire
affective. Les souvenirs affectifs sont d'ailleurs, en partie, produits par des
associations intellectuelles. Les étapes de la mémoire. ‒ Comment se servir de sa
mémoire. ‒ Si nous examinons l'évolution d'un souvenir, nous pouvons distinguer
‒ mais cette distinction est quelque peu arbitraire ‒ quelques étapes.
L'évolution des souvenirs est soumise à des lois, que nous indiquerons à propos
de ces étapes, dont la connaissance est utile à tous ceux qui veulent apprendre
à se servir de leur mémoire. 1° L'acquisition. ‒ L'acquisition peut être
spontanée sans que l'individu le veuille ou même malgré sa volonté. « Elle
dépend alors de l'intensité de l'excitation, de sa valeur affective, des
dispositions d'esprit plus ou moins réceptives dans lesquelles le sujet se
trouve, de la répétition de l'excitation. » Souvent l'acquisition est voulue et
nécessite un effort d'attention plus ou moins prolongé du sujet. a) Les facteurs
de la fixation. ‒ L'acquisition d'un souvenir se fait d'autant mieux et
d'autant plus vite qu'on y consacre un plus grand effort d'attention. Pour
rendre les enfants aptes à apprendre vite et bien il faut développer leur
capacité d'attention par l'éducation. L'attention est nécessaire pour acquérir
des impressions vives et des notions claires. Pour se souvenir d'un fait, il
faut l'avoir bien observé. C'est une erreur que d'agir envers la mémoire de
l'enfant comme envers la panse d'un ruminant en voulant y accumuler des notions
confuses que l'on supposerait devoir être assimilées plus tard. La mémoire de
l'enfant ne peut retenir et utiliser de telles notions. Les états affectifs,
plaisir, peine, passion, augmentent la vivacité de l'impression et « l'action
fixatrice de certaines émotions paraît dépasser de beaucoup celle que peut
posséder l'attention la plus vive. » (Piéron). En dehors de la volonté, le plus
puissant levier de l'attention est l'intérêt qui, surtout chez les enfants, est
« le facteur le plus efficace de l'acquisition rapide des souvenirs. » En un
certain sens, l'art de se souvenir est donc l'art de s'intéresser à quelque chose
; de ce point de vue des études superficielles sont condamnables, on ne
s'intéresse pas à ce que l'on ne comprend pas ou que l'on comprend mal, mais
l'intérêt vient et s'accroit au fur et à mesure qu'on approfondit les sujets
d'études. Cette importance de l'intérêt justifie par là même la nécessité
d'aller toujours du facile au difficile, les progrès rapides servent de
stimulant. Si vous avez à faire appel à la mémoire des enfants, songez avant
tout à obtenir la vivacité de l'impression et la clarté de la notion à
enseigner et pour ceci sachez utiliser l'intérêt extrinsèque : images des
livres, récompenses, compositions, etc., mais songez qu'il ne vaut pas
l'intérêt intrinsèque qu'il importe avant tout d'obtenir (voir au mot intérêt).
Un autre moyen d'augmenter la vivacité de l'impression, c'est de faire appel à
la multiplicité des images coexistantes. « L'expérience a appris qu'une
multiplicité de sensations, à la condition bien entendu que toutes se réfèrent
au même objet, favorise la mémoire. » (Binet). Plus il y aura de sens à
enregistrer une impression, plus celle-ci sera vive et durable. Ceci ne veut
pas dire qu'il faut faire également appel à tous les sens. Chacun de nous a
d'ordinaire un sens qui prédomine, il faut avant tout se servir de ce sens mais
il ne faut pas s'en servir exclusivement. Chez la plupart des individus on peut
constater une réelle supériorité de la mémoire visuelle, de là l'utilité des
gravures, des graphiques, des schémas, des caractères qui diffèrent par la
grandeur, la couleur, etc., des mots soulignés, etc. Si nous voulons bien nous
souvenir d'une rose nouvelle, il nous faut observer attentivement sa couleur,
son odeur, sa forme, sa grosseur, sa tenue (plus ou moins rigide), le soyeux de
ses pétales, en utilisant nos yeux, notre nez, nos doigts même pour faire ainsi
appel à la multiplicité des impressions. Mais nous rendrons nos souvenirs plus
sûrs, plus précis encore si nous faisons appel à des associations d'images et
d'idées. Si nous comparons la couleur de cette rose à la couleur d'autres roses
ou même d'autres fleurs, si nous découvrons par exemple qu'elle est rouge
coquelicot, etc. ; si nous observons, si nous réfléchissons également à propos
de sa forme, etc., nos souvenirs gagneront en richesse. La mémoire ne peut
rendre ce qu'on ne lui confie pas : si on confie à la mémoire d'un enfant des
phrases incomprises, cet enfant ne peut se souvenir des idées correspondantes ;
l'activité de la pensée est l'une des plus importantes conditions d'une bonne
mémoire. « Après l'attention, dit Atkinson, l'association des idées est le
facteur le plus important de la mémoire. C'en est même un facteur nécessaire, à
tel point qu'il ne peut y avoir, selon Piéron, d'acquisition de souvenirs
isolés, d'images indépendantes, la loi de notre vie mentale étant d'être faite
d'enchaînements. C'est, dit-il, avant tout par la multiplicité des liens
associatifs que la mémoire humaine apparaît supérieure. Ce sont ces liens qui
permettent d'évoquer les souvenirs. Mais ces liens, c'est l'intelligence qui
les crée ou les découvre ; « il faut donc une pensée constamment active et qui
laisse chaque fois entre les éléments de l'esprit comme les fils d'une
gigantesque et précieuse toile, grâce à laquelle elle peut ensuite retrouver
plus facilement la route déjà suivie. » (Ch. Julliot.) Comment créer de tels
liens associatifs ? Binet nous donne à ce sujet de précieux conseils ; « En
premier lieu, on cherchera, toutes les fois qu'on veut acquérir un souvenir
important, à effectuer des rapprochements entre ce qu'on apprend et ce qu'on
sait déjà, afin que l'acquisition fasse corps avec le stock des
connaissances... En second lieu, on cherchera à créer des associations entre le
souvenir et des points de repère qui serviront à l'évoquer... En troisième
lieu, ce qu'il faut éviter, ce sont les associations dangereuses, qui
rapprochent ce que l'on doit tenir séparé. Une règle de pédagogie,
malheureusement peu connue, servirait à éviter celte erreur ; c'est que c'est
au moment de la formation d'un souvenir qu'il faut intervenir de la manière la
plus active pour éviter les mauvais nœuds d'association... si vous enseignez
l'orthographe, ne mettez pas en discussions l'orthographe des mots inconnus, ou
ne relevez pas tout haut des erreurs commises, ou enfin ne donnez pas à vos
élèves l'occasion de commettre des erreurs dans des dictées mal préparées... On
évitera bien des erreurs, bien des confusions d'esprit, et bien du travail
inutile, en se rappelant que la mémoire consiste à conférer d'abord à ce qu'on
apprend une individualité ; c'est seulement lorsque le souvenir est bien
individualisé qu'on peut risquer des comparaisons entre objets analogues ou peu
différents. » b) Le rythme dans la mémorisation. ‒ Notre vie est soumise à des
rythmes multiples : les alternatives de sommeil et de veille, la respiration,
la circulation, le développement physique des individus avec ses périodes de
croissance, etc. L'effort d'attention nécessaire, dans presque tous les cas, à
la mémorisation ne saurait échapper à cette influence du rythme. L'état de nos
forces est chose variable mais, en règle générale, nous pouvons dire que nous
nous fatiguons de plus en plus pendant la veille et que nous réparons nos
forces pendant le sommeil. Or, si l'individu fatigué peut encore se livrer à un
travail machinal, il ne pourra que mal apprendre s'il veut se livrer à l'étude
: les candidats surmenés qui préparent un examen gardent peu de souvenirs de ce
qu'ils ont appris étant en cet état. Il semblerait donc que l'étude du matin
serait plus fructueuse que l'étude du soir. Mais il y a des différences
individuelles, certaines personnes sont mal disposées à l'étude le matin et
enfin pendant le sommeil notre inconscient travaille et il le fait le plus
souvent avec les matériaux qui lui ont été fournis peu de temps auparavant, «
quelques personnes ont remarqué que si on lit la leçon le soir, on la trouve
sue au réveil... » (Binet). Il est donc essentiel de choisir l'heure de l'étude
après avoir recherché à quel moment de la journée l'effort de mémorisation est
le plus profitable pour nous. La durée de l'effort n'est pas non plus sans
importance et varie également selon les individus. Pour faire un travail
quelconque nous devons d'abord nous mettre en train et cette période de mise en
train est une période de rendement faible mais croissant qui précède une
période de rendement maximum, suivie elle-même, lorsque le travail se prolonge
et amène la fatigue, d'une période de rendement décroissant. Il convient donc
d'éviter : d'une part, une durée trop courte qui serait prise entièrement ou
presque par une période de mise en train ; d'autre part, une étude trop longue
amenant la fatigue, c'est-à-dire un rendement défectueux en quantité et en
qualité. Il faut, certes, faire effort et se défier des acquisitions rapides
car ce qui est vite appris est vite oublié, mais il faut aussi ménager l'effort
et savoir prendre des repos, « la fixation d'un souvenir comporte un processus
physiologique qui évolue assez lentement dans l'intimité de la substance
nerveuse ; il faut attendre, avant de faire un nouvel effort, que l'effort
précédent ait donné à peu près tout son effet. De même les bons rameurs ne
précipiteront pas leurs coups d'avirons, mais ne pèseront à nouveau sur la rame
que lorsque l'effort précédent aura rendu ce qu'Il pouvait rendre, se réglant
sur un rythme optimum » (Piéron). Binet évalue la durée d'étude optimum à un
quart d'heure environ et Piéron écrit : « Le rythme optimum sera atteint pour
un intervalle de dix minutes entre les efforts successifs. » Mais il est
évident que ces durées sont approximatives et qu'elles dépendent des individus
comme aussi de la difficulté de l'effort à accomplir. Mais que faut-Il faire
pendant les intervalles entre les efforts ? il est bon de se reposer ou de
faire un travail machinal ; car cette phase qui suit un travail actif n'est du
repos que par l'apparence ; en réalité, à ce moment là les souvenirs qu'on
vient de fixer s'organisent, ils deviennent plus stables, ils entrent
définitivement dans la mémoire, comme un liquide trouble qui se dépose. »
(Binet). « Allons plus loin ; si, après avoir exercé sa mémoire on ne peut pas
trouver le repos qui est nécessaire à l'organisation des souvenirs qu'on vient
de fixer, il faut tout au moins prendre une précaution, ne pas se livrer à un
travail analogue à celui qui vient de nous occuper ; quand on veut apprendre
par cœur un morceau de musique, on compromettrait l'œuvre de la mémoire si
aussitôt après on se mettait à lire ou à chanter d'autres airs de musique. Des
expériences nombreuses de Cohn, Bourdon, Münsterberg, Bigham, mettent ces
effets hors de doute, et V. Henri, qui rapporte en détail ces recherches de
laboratoire, y ajoute une remarque bien intéressante. Si nous nous rappelons
mieux le matin une leçon apprise la veille au soir que si nous l'avions apprise
le matin et cherchions à la réciter le soir, c'est parce que dans le premier
cas nous nous sommes reposés pendant l'intervalle, tandis que dans le second
cas l'intervalle à été rempli par un grand nombre d'impressions, qui ont nui au
travail d'organisation des souvenirs. » (Binet). Comment faut-il répéter un
texte que l'on veut apprendre par cœur ? Il y a diverses manières : d'abord la
lecture à haute voix et ensuite la répétition mentale, généralement les
écoliers préfèrent la première manière, plus machinale, mais l'expérience prouve
que la seconde manière, qui demande plus d'attention, est celle qui a le plus
d'efficacité. Deux autres manières de répéter s'opposent également : l'une
fragmentaire, l'autre globale. « Quand un enfant s'exerce librement à mémoriser
une poésie, il découpe le morceau en strophes, et chaque strophe en une grand
nombre de petits fragments qu'il cherche à se rappeler chacun pour son compte.
Or, plusieurs expérimentateurs (Miss Steffens, Larguier des Bancels, Lobsien)
ont démontré que ce procédé fragmentaire est défectueux et donne de moins bons
résultats que le procédé global qui consiste à lire une série de fois, mais
toujours d'un bout à l'autre, le morceau à apprendre. Ce procédé global est
préférable, non pas parce qu'il assure la rapidité de l'acquisition, mais parce
qu'il intensifie la conservation. » (Demoor et Jonkheere). Mais pourquoi la
méthode globale serait-elle supérieure à la méthode fragmentaire ? « Nous
croyons, dit Binet, que la supériorité de la méthode globale tient à beaucoup
de petites causes ; mais la principale, à notre avis, c'est qu'elle utilise la
mémoire des idées, tandis que par l'autre méthode, on ne fait intervenir que la
mémoire sensorielle des mots ». « Les souvenirs, écrit Piéron, tendent à
s'effacer les uns les autres ; si vous savez un chapitre, le fait d'apprendre
le chapitre suivant vous fera oublier le précédent... D'ailleurs, entre les
fractions apprises, par cette dernière méthode, il persiste des entailles, où
le bloc mnémonique se coupera, tandis que, dans la méthode globale, le bloc
n'aura pas de fissures aussi marquées. » « Toutefois, affirment Demoor et
Jonckheere, les expériences récentes que nous avons faites avec les enfants
d'école primaire font accorder au procédé fragmentaire la même valeur qu'au
procédé global, lorsque, au lieu de morceler la poésie à l'infini, les enfants
utilisent des fragments qui expriment une idée ». Il nous paraît possible de
concilier les méthodes fragmentaire et globale. Qu'il s'agisse d'étudier un
chapitre d'un ouvrage pour en retenir la teneur analytique ou une poésie que
l'on veut apprendre par cœur, nous commencerons par une lecture totale qui nous
permettra de saisir l'idée générale du morceau, de résumer ce morceau en une
ligne ou en quelques lignes. Cette vue d'ensemble est forcément plus ou moins
confuse et notre deuxième opération, comme la suivante, aura pour but
d'approfondir l'étude et de se faire une idée plus précise du texte. Pour cela
nous diviserons ce texte en quelques parties, assez peu nombreuses pour éviter
la confusion, que nous devrons subdiviser à leur tour. Nous noterons ces
divisions et subdivisions sur un papier, en ne négligeant ni l'emploi des
accolades ni celui des encres de couleur différentes pour les titres ou idées
essentielles. Si la succession des diverses parties n'est pas suffisamment
nette, nous nous efforcerons de la rendre plus claire en recherchant pourquoi
telle ou telle partie suit une autre partie et en précède une troisième. À
l'occasion, si l'établissement d'enchaînements logiques paraît trop difficile,
nous pourrons user de la topologie. Cependant, avant d'user d'un procédé
mnémonique, il convient de s'efforcer de s'en passer dans la mesure du
possible, il convient donc d'abord de voir si les deux parties que l'on désire
enchaîner l'une à l'autre forment une succession, si la deuxième est le
complément ou développement de la première, si elle est déduite de celle-ci ou
s'il n'y a pas opposition entre ces deux parties. Lorsque nulle liaison
naturelle ne paraît possible, lorsqu'on ne peut imaginer nulle prose de liaison
que l'on pourrait intercaler entre les parties, il est alors bon, comme nous
venons de l'écrire, de recourir à la topologie. Cette méthode de mémorisation
fut recommandée par Cicéron et est par conséquent fort ancienne, elle consiste
à choisir des lieux familiers placés dans un ordre invariable et à y accrocher
les idées. Imaginez par exemple que vous quittiez votre maison et suiviez un
chemin bien connu ; sur ce chemin se trouvent, je m'imagine, un arbre, une
maison, etc., qui peuvent servir de points de repère. Accrochez donc la
première partie de votre texte à l'arbre, la deuxième partie à la maison, etc.,
puis essayez, si cela vous paraît utile, d'accrocher les parties secondaires à
des parties des choses ou objets de rappel ; aux branches, au tronc de l'arbre
; aux fenêtres, aux portes, à la cheminée, au toit, etc., de la maison.
L'emploi de la topologie est justifié par la supériorité de la mémoire
visuelle. Après avoir classé et associé les différentes parties, il faut
pousser l'effort d'analyse plus avant en procédant à l'étude des phrases et des
mots employés. S'efforcer d'exprimer les mêmes idées sous des formes
différentes, essayer de remplacer certains mots pat des synonymes et voir si
cela va mieux ou plus mal et apprécier la différence de sens qui résulte de ces
changements, se demander pourquoi l'auteur a employé tel terme plutôt que tel
autre, pourquoi il a employé certaine répétition ou pourquoi il l'a évité sont
des moyens de développer l'esprit et d'enrichir la mémoire. Nous avons bien
classé, bien associé et approfondi l'étude du sens et de la forme, il nous faut
répéter : en choisissant, si cela se peut, le moment favorable ; en donnant aux
efforts de mémorisation la durée optimum et en les espaçant comme il convient.
Il s'agit alors de savoir si nous voulons retenir la teneur littérale du texte,
apprendre par cœur, ou nous contenter de sa teneur analytique, ou même procéder
à une sélection et ne nous efforcer de retenir que certaines parties que nous
voulons associer à des connaissances passées pour enrichir notre savoir sur un
sujet donné. S'il s'agit avant tout de retenir des idées, c'est à la répétition
mentale qu'il convient surtout de faire appel. Mais si nous voulons apprendre
par cœur, il nous parait préférable de répéter à voix haute en donnant
l'accentuation convenable ‒ après avoir recherché les mots importants ‒ et
accompagnant cette lecture de gestes, qu'il faudra soigneusement choisir lors
de la première lecture, en évitant de changer ces gestes aux différentes
répétitions. Il faudra aussi s'efforcer peu à peu de se passer du livre en
ayant soin de vérifier fréquemment au début si la récitation est restée
conforme au texte. 2° L'évanouissement. « Peut-être aucun souvenir ne se
perd-il complètement comme semblerait le prouver la reviviscence dans certaines
circonstances exceptionnelles d'images qui semblaient oubliées. Mais
pratiquement il ne faut envisager que la conservation efficace des souvenirs.
C'est-à-dire que ne peuvent être considérés comme vraiment conservés que ceux
qui peuvent être rappelés sans trop de peine au moment opportun. De ce point de
vue on peut dire que la capacité de conservation est très limitée... L'oubli,
entendu non comme une perte de l'expérience antérieure mais comme l'incapacité
de l'évoquer dans les conditions favorables, s'étend donc à de larges tranches
de notre passé. Sauf peut-être dans une période précoce de la vie il peut être
considéré comme une condition de la mémoire et un allègement nécessaire de
notre vie mentale. » (Vermeylen). « Il y a, dit Delbœuf, quelque vérité dans
l'opinion que la mémoire, non seulement se fatigue, mais s'oblitère. Si un
souvenir ne chasse pas l'autre, on peut du moins prétendre qu'un souvenir
empêche l'autre et qu'ainsi pour la substance cérébrale, chez l'individu, il y
a un maximum de saturation ». Il faut donc se défier de l'oubli et repasser
fréquemment ce que l'on veut retenir. « Pour trouver facilement le souvenir que
l'on possède dans le magasin de sa mémoire, il faut constamment « pratiquer »
ce magasin ; au lieu de le remplir indéfiniment, au risque de n'y plus rien
retrouver, mieux vaut se rendre capable d'aller toujours tout droit où se
trouve ce que l'on cherche ». (Piéron). 3° L'intensification du souvenir.
L'évocation. Je connais le nom des rosiers de mon jardin ; mais il arrive
parfois que je me trouve incapable de dire comment se nomme l'un d'eux, j'ai le
nom « sur le bout de la langue » mais je ne peux le prononcer, je suis
incapable de l'évoquer mais je ne l'ai pas oublié, je sais que si l'on prononce
ce nom parmi d'autres je le reconnaîtrai et que je le reconnaîtrai aussi en
feuilletant rapidement un catalogue où se trouve ce nom. La reconnaissance est
un stade inférieur de la capacité d'utilisation du souvenir, il semble que ce
soit une évocation inachevée. Pour qu'un souvenir soit facilement utilisable,
il faut qu'il puisse être facilement évoqué. L'évocation peut être automatique,
comme dans le cas d'un écolier qui récite par cœur grâce à de simples
associations de contiguïté. Elle peut être au contraire le résultat d'une
association logique et réfléchie des idées. Or, l'évocation automatique risque
de nous faire prisonniers de notre mémoire. Si l'écolier qui a appris un résumé
par cœur ne peut répondre à une question qui correspond à une phrase de ce
résumé sans reprendre la récitation de ce résumé par le commencement, il se
trouve être un tel esclave. Il faut se dégager d'une telle contrainte en
utilisant des études nouvelles. Il n'est pas bon de tout garder de nos
acquisitions passées et il convient d'assouplir ce que nous voulons garder.
C'est, dit Piéron, le jeu de l'activité intellectuelle assouplissante qui nous
libère de la mémoire dans la mesure même où elle la développe. Le développement
de la mémoire. ‒ Les premières manifestations nettes de mémoire apparaissent
dès le troisième mois. Entre le 3ème et le 6ème mois l'enfant a un sentiment
précis de familiarité. Vers 8 à 9 mois, l'enfant reconnaît les personnes de son
entourage, après 3 ou 4 jours d'absence. À dix-huit mois cette reconnaissance
se fait après plus d'une semaine d'absence. Avant deux ans l'enfant garde des
souvenirs nets d'événements datant de plusieurs semaines. Vers trois ans
l'enfant peut localiser approximativement son souvenir dans le temps et dans
l'espace mais ce n'est qu'entre sept et onze ans que les souvenirs commencent à
s'ordonner en séries chronologiques. La fixation des souvenirs débute dès les
premiers mois et l'aptitude à la fixation croît avec l'âge. Si l'on énonce des
séries de chiffres à des enfants de différents âges ils peuvent, en moyenne, en
répéter 2 à 3 ans, 3 à 4 ans, 5 à 8 ans, 6 à 10 ans, 7 entre 12 et 15 ans. De
même ils peuvent répéter six syllabes à trois ans, une phrase de dix syllabes à
cinq ans, une phrase de seize syllabes à six ans, une phrase de vingt-six syllabes
à quinze ans. « La reconnaissance d'êtres ou d'objets croît également avec
l'âge ». « Si on demande à des enfants de retrouver, parmi d'autres qu'ils ne
connaissent pas, des dessins qui leur ont été présentés un instant auparavant
on constate qu'ils peuvent en retrouver 5 à 6 ans, 6 à 7 ans, 7 à 8 ans, 8 à 10
ans. » (Vermeylen). « Enfin la conservation se prolonge de plus en plus. Alors
qu'à 2 ans l'enfant garde déjà le souvenir d'événements datant de plusieurs
semaines, à 4 ans on voit ce temps de conservation s'étendre à plusieurs mois ;
à 5 ans des événements s'étant passés à plus d'un an de distance sont retenus.
» (VermeyJen). Cependant les événements de l'enfance laissent peu de traces en
la mémoire, les premiers souvenirs conservés se localisent généralement entre
deux et quatre ans. Cet oubli des événements enfantins paraît tenir à la
transformation mentale qui se produit chez l'enfant entre 5 et 10 ans. «
Pendant cette période la manière de penser de l'enfant passe de la forme
subjective et personnelle à la forme objective. Tout ce qui n'a pas été repensé
sous cette forme nouvelle et définitive ne parvient plus à se conserver et
s'efface alors progressivement. » (Vermeylen). Mémoire enfantine et mémoire
adulte. ‒ L'opinion la plus répandue est que l'enfant a une meilleure mémoire
que l'adulte. Cependant les expérimentateurs qui ont mesuré la capacité
mnésique des enfants et des adultes ont constaté un accroissement progressif de
cette capacité au cours du développement de l'enfant. Cependant il ne semble
pas que la mémoire se développe vraiment avec l'âge, Binet pense même qu'elle
est à son apogée dans l'enfance et en conclut que c'est alors qu'il faut
surtout la cultiver « et profiter de sa plasticité pour y imprimer les
souvenirs les plus importants, les souvenirs décisifs dont on aura le plus
besoin plus tard dans la vie ». Mais si les premiers souvenirs sont mieux fixés
et persistent plus aisément chez les enfants que chez les adultes, le
développement de l'attention et du jugement, la multiplication des liens
associatifs permet à ces derniers de mieux se servir de leur mémoire ; aussi le
nombre des souvenirs emmagasinés et le pouvoir d'évocation associative
croissent avec l'âge. Mémoire, témoignage et mensonge. ‒ L'étude du témoignage
et du mensonge se rattache étroitement à celle de la mémoire. Nous renvoyons
aux mots mensonge et témoignage pour de plus longs développements, mais nous
voulons dès maintenant faire observer que la mémoire n'est pas toujours fidèle.
L'imagination qui l'aide parfois à renforcer les souvenirs les combine, les
amalgame et y ajoute souvent une part d'invention ce qui fait du tout une
conception parfois irréelle. Ceci est d'autant plus à craindre que l'esprit
critique fait d'autant plus défaut et que l'affectivité est vive. Or les enfants
sont tout à la fois des affectifs et des imaginatifs sans esprit critique. Leur
suggestibilité est partant d'autant plus forte qu'ils sont plus jeunes. Il
convient donc d'une part de n'accorder qu'une valeur toute relative aux
témoignages des enfants et d'autre part de ne pas considérer comme mensonge ce
qui n'est pas vraiment altération volontaire de la vérité mais erreur due soit
à des perceptions erronées, soit à l'imagination, soit à la suggestibilité,
soit au manque de développement intellectuel, soit à l'affectivité. ‒
E. DELAUNAY
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