dimanche 12 décembre 2021

MÉMOIRES encyclopedie anarchiste par Sébastien Faure

 

MÉMOIRES

n. pl. Pa

n. pl. Par extension du sens du mot mémoire qui indique la faculté de se souvenir, on appelle Mémoire, avec une majuscule, un plaidoyer écrit et Mémoires, au pluriel, des récits d'événements auxquels l'auteur a été directement mêlé ou dont il a été témoin. Parmi les Mémoires les plus célèbres pour soutenir des causes devant des juges ou devant l'opinion publique, il y a ceux composés par Voltaire pour les défenses de Sirven, de Calas, du chevalier de La Barre, et aussi ceux de Beaumarchais où l'on trouve de curieuses indications sur les mœurs judiciaires, celles des juges et des plaideurs, à la veille de la Révolution française. Proudhon a expliqué qu'en écrivant ses deux Mémoires contre la Propriété, il avait eu pour but de « refaire toute la législation en substituant de nouveaux principes aux anciens », et il a défini ainsi le « genre Mémoire » qui lui paraissait lui convenir : « Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste ou sublime, parlant à la raison, à l'imagination et au sentiment : je crois que je ferai mieux de me tenir à cette forme. La science pure est trop sèche ; les journaux trop par fragments ; les longs traités trop pédants ; c'est Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres. Mais quel avantage j'ai sur eux ! Je fais intervenir le monde entier dans mes écrits ; il n'est pas une question de philosophie, de morale, de politique, que je ne puisse faire entrer dans ces Mémoires. » (Proudhon : Lettres) Les Mémoires qui racontent les événements appartiennent a la fois à l'histoire et à la littérature. Pour l'histoire, ils sont une source de documents des plus précieux, avec les annales, les chroniques et les archives. En littérature, ils sont un des genres les plus vivants et, comme tel, ils ont toujours eu la faveur du public, de préférence aux œuvres d'imagination dont le succès est soumis davantage aux caprices de la mode. Ce sont eux surtout qui, parmi les matériaux de l'histoire, la font lire avec plaisir parce que les événements en sont curieux », disait Mably, et il ajoutait : « Je ne suis plus un lecteur qui lis, je suis un spectateur qui vois ce qui se passe sous mes yeux ». Ph. Chasles a constaté qu'en France les Mémoires historiques et littéraires étaient des produits de la sociabilité particulière formée par la sagacité et l'esprit d'analyse et d'ironie. Il a écrit : « De cette sociabilité française émana le Mémoire historique, le seul genre d'histoire qui nous convienne, celui dans lequel nous avons excellé. Notre histoire véritable, ce sont des lettres, des anecdotes et des portraits, œuvres de bonhomie et de vanité, où l'amour propre prend ses aises. La vie en France se compose d'actes et de sensations beaucoup plus rapides et plus vifs que dans les autres pays de l'Europe ; ces sensations recueillies par nos gens de cour, d'église ou de cabinet, forment une admirable galerie d'études sur l'humanité vue dans l'état social. Aux Mémoires de Retz de Saint-Simon, de Mme de Staël, aux Confessions de Jean-Jacques, les peuples étrangers ne peuvent rien opposer ; c'est de l'esprit, de l'éloquence, de la conversation et du drame ». Sainte-Beuve a remarqué que : « Tout homme qui a assisté à de grandes choses est apte à faire des Mémoires ». Nous verrons plus loin que les Mémoires ne méritent pas toujours une entière confiance par leur exactitude. Voltaire disait que « l'histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux ». C'est en produisant à la fois le récit des faits donnés pour vrais et donnés pour faux que les Mémoires sont de l'histoire et de la littérature. Mais si tendancieux qu'ils soient, ils contiennent toujours une vraisemblance, sinon une vérité, que n'ont pas la légende, la fable, le roman. Ils font penser que si les faits ne se sont pas produits exactement comme ils sont racontés, si les individus n'ont pas été absolument tels qu'on les a ou qu'ils se sont dépeints, ils pouvaient se produire ou être ainsi. C'est cette vraisemblance qui a permis le plutarquisme (voir ce mot) par ses apparences de vérité. Elle manque, malgré les références de certains livres appelés « historiques » aux fantasmagories adaptées à l'histoire d'après la mythologie, et il faut les pauvres cervelles dévoyées par la Bible pour croire aux Samson et aux Jonas transposés des fables d'Hercule par les Hébreux imitant les Grecs. Il faut de même avoir le crâne bourré de religion et de nationalisme pour arriver à se convaincre « historiquement » que saint Denis marcha en portant sa tête dans ses bras, que l'étendard des rois fut remis par un ange à des moines, que le Saint Esprit apporta du ciel l'huile dont ces mêmes rois seraient oints à leur couronnement, que des voix célestes commandèrent à Jeanne d'Arc de sauver la France, que des immortelles poussèrent à l'île d'Aix sous les pas de Napoléon et que sainte Geneviève arrêta la marche des Allemands en 1914. Par contre, il suffit que la plupart des mots historiques soient vraisemblables pour qu'ils soient tenus pour certains, le plutarquisme aidant. Les annales ont été la première forme de l'histoire. Elles ont consisté dans l'enregistrement chronologique des événements dont on voulait conserver le souvenir. Celles des Chinois, Assyriens, Égyptiens, Grecs, Romains sont du plus grand intérêt pour l'histoire de la haute antiquité. Leur synonyme fastes visait particulièrement les faits glorieux chez les Romains. On donne encore le nom d'annales à nombre de publications qui enregistrent les événements au fur et à mesure de leur production. Les commentaires sont les notes sommaires écrites par un personnage illustre sur les faits auxquels il a été mêlé. Ce genre a son modèle dans les Commentaires de César. On a aussi appelé commentaires des ouvrages qui sont plutôt des chroniques ou des mémoires comme ceux de Montluc ou de Rabutin. Les archives sont les collections de titres spéciaux, de chartes, de contrats, et généralement de tout ce qui était la coutume, le droit coutumier public ou privé des communautés ou des familles. Les archives nationales sont réunies dans des bibliothèques spéciales sous la garde d'archivistes. Les annales, augmentées de commentaires, devinrent les premières histoires. Tacite a appelé Annales ses récits des faits qui lui ont été antérieurs et Histoires ceux des faits de son temps. Des annales sortirent les chroniques qui furent l'histoire écrite au moyen âge. Elles donnèrent plus ou moins de développement aux annales pour fournir simplement de sèches énumérations de faits ou de véritables récits historiques. Les plus célèbres, rédigées par des laïques, furent celles de Villehardouin, de Joinville et de Froissart, mais le plus grand nombre fut écrit par des religieux. Elles avaient été précédées de la Chronique d'Eusèbe continuée par saint Jérôme, de celles de Grégoire de Tours, de Frédégaire, de Flodoard qui sont les documents à peu près uniques sur lesquels l'histoire des mille premières années du moyen âge a été établie. On a appelé Grandes Chroniques de France celles rédigées à l'abbaye de Saint-Denis jusqu'en 1350. Une liste détaillée des chroniques du moyen âge a été donnée dans la Bibliotheca historica de Potthast. Les bénédictins de Saint-Maur commencèrent. le recueil des Historiens des Gaules et de la France dont les deux premiers volumes parurent sous le nom de Dom Bouquet en 1738. Depuis 1834, la Société de l'Histoire de France publie la Collection de textes pour servir à l'étude de l'histoire et fait paraître chaque année six volumes d'anciennes chroniques. La chronique devint les Mémoires lorsque l'auteur prit une place personnelle de plus en plus importante dam le récit. Elle mêla alors aux faits historiques et d'ordre général des points de vue particuliers intéressants, surtout quant aux mœurs et à l'état de la critique. Les Souvenirs de Mme de Caylus, qui seraient apocryphes d'après M. Funck-Brentano, et les Confessions de J.-J. Rousseau sont en ce sens des Mémoires. L'histoire a trouvé une mine inépuisable, après les annales et les chroniques, dans des Mémoires comme ceux de Du Clercq et de Commines (XVème siècle), d'Olivier de la Marche, de Montluc, de Saulx-Tavaunes, de La Noue, de d'Aubigné, de la reine de Navarre, de Pierre de l'Estoile (XVIème siècle). À partir du XVIIème siècle, ils se multiplièrent. Il n'est guère d'hommes d'État, de guerre ou d'église, de grands seigneurs et de mondains qui n'aient écrit les leurs, depuis Sully jusqu'aux principaux acteurs de la Révolution. Il faudrait une longue nomenclature pour les citer tous. Les Mémoires les plus célèbres sont ceux du temps de la Fronde, ceux de Retz, de Molé, de Mm. de Montpensier, puis ceux de La Rochefoucauld, de Dangeau, de Saint-Simon, de l'abbé de Choisy, de La Porte, de Mme de La Fayette, de Duclos, du maréchal de Richelieu, de Mme du Hausset sur la Pompadour, de d'Argenson, de Bachaumont, de Mme de Campan sur la vie privée de Marie-Antoinette, de Mme d'Epinay, de Mme du Deffand, etc... Nombreux aussi sont les mémoires du temps de la Révolution qui vit en particulier ceux de : Mme Roland d'une si grande élévation et d'une si sereine pensée. Au XIXème siècle, les Mémoires furent de toutes sortes, depuis ceux militaires des maréchaux de l'Empire, ceux appelés Mémorial de Sainte-Hélène auxquels Napoléon collabora pour mettre un dernier maquillage sur son histoire, ceux politiques de Chateaubriand, de Mme de Rémusat qui fut un témoin lucide et un juge sévère de la cour impériale, ceux politiques aussi de Guizot, ceux littéraires d'A. Dumas, de P. de Kock et autres, jusqu'à ceux de M. Claude qui sont un bas feuilleton policier écrit dans un style d'une platitude désarmante. Il y eut aussi les Mémoires fantaisistes ; ceux de Joseph Prudhomme, prototype de Foutriquet, de Bouvard et Pécuchet, de Tribulat Bonhomet, du père Ubu, de M. Lechat, écrits par Henri Monnier, sont les plus réussis. La fantaisie se mêla de plus en plus aux Mémoires pour les transformer en romans généralement inférieurs. Aujourd'hui, il n'est pas de soliveau ministériel ou académique, de cabotin ou de catin à la mode, ayant joué un rôle plus ou moins malfaisant, ridicule ou scandaleux, qui n'écrive ou plutôt ne fasse écrire « ses Mémoires » par quelque plumitif affamé. On a eu, il n'y a pas longtemps, ceux de Mme Otero qu'une publicité sans pudeur compara aux Confessions de J.-J. Rousseau !... Diverses collections réunissent les Mémoires qui ont fourni à l'histoire le plus intéressant des apports : celle des Mémoires relatifs à l' Histoire de France, par Petitot et Monmerqué (1819-1829) en 130 volumes ; celle des Mémoires relatifs à l'Histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au XIIIème siècle, réunie par Guizot (1823-1835) en 31 volumes, et sa suite depuis le XIIIème siècle jusqu'à la fin du XVIIIème, par Michaud et Poujoulat (1836-1839) en 32 volumes ; celle des Mémoires relatifs à la Révolution Française, par Berville et Barrière (1820-1827) en 55 volumes, et d'autres. Il faut citer encore les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres suivis de ceux de l'Institut, ceux de l'Académie des Sciences, et la collection des Mémoires sur l'art dramatique où sont réunis ceux de Goldoni, Collé, Mlle Clairon, Talma et d'autres auteurs ou acteurs, formant 14 volumes. Citons enfin, parmi les Mémoires d'auteurs étrangers, ceux de Frédéric II, de Catherine II, de Franklin, de Mme Elliott, de J efferson, de Rostopchine, et parmi les Mémoires autobiographiques, ceux de Benvenuto Cellini, Casanova, Luther, Gœthe, Wagner et Tolstoï. Tous les Mémoires dits « historiques » n'ont pas la même valeur. Souvent, leurs récits ne doivent être admis qu'avec la plus grande circonspection et après de nombreuses confrontations. À côté des tendances particulières aux auteurs et qui dominent chez presque tous sur la vérité historique, il faut tenir compte de celles des partis, et bien des jugements sont sujets à caution. Voltaire, comparant les Mémoires qui paraissaient simultanément en Angleterre et en France, disait : « S'ils s'accordent ils sont vrais ; s'ils se contrarient, doutez. » Renan a écrit à propos des Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, de Guizot : « C'est presque une obligation pour l'homme qui a tenu dans sa main les grandes affaires de son pays de rendre compte à là postérité des principes qui ont dirigé ses actes et de l'ensemble de vues qu'il a porté dans le gouvernement. » Cela serait très bien, si ces hommes n'avaient pas agi si souvent sans principes et n'étaient pas surtout occupés, en écrivant leurs Mémoires, a donner le change sur leurs erreurs pour rechercher des justifications posthumes. On attend toujours les Mémoires d'un homme d'État qui, faisant loyalement son examen de conscience, dira : « Voilà comment je me suis trompé. Tirez-en les enseignements nécessaires !... » Ils sont pourtant nombreux ceux qui devraient s'exprimer ainsi. Est-il, par exemple, un seul des responsables de la grande guerre qui reconnaîtra son crime et son impéritie ? Non. La librairie est encombrée de la masse de leurs Mémoires où ils étalent avec une impudente vanité leur prétendu rôle dans la direction d'événements qui les avaient dépassés dès le premier jour. Tous ces apprentis sorciers sont fiers des calamités qu'ils ont déchaînées et de leur criminelle aberration. Un grand nombre de Mémoires sont apocryphes ; d'autres sont nettement faux, tels ceux attribués à Mme de Maintenon. Voltaire, qui a volontiers « plutarquisé » dans son Histoire du siècle de Louis XIV, en disait : « Presque chaque page est souillée d'impostures et de termes offensants contre la famille royale et contre les familles principales du royaume, sans alléguer la plus légère vraisemblance qui puisse donner la moindre couleur à ces mensonges. Ce n'est point écrire l'histoire, c'est écrire au hasard des calomnies qui méritent le carcan. » Parmi les Mémoires apocryphes, il y a des Mémoires de d'Artagnan, des Chroniques de l'Œil de Bœuf, des Mémoires de Napoléon Bonaparte. Ce genre se retrouve dans celui, fort en vogue aujourd'hui, des biographies romancées pour continuer à mêler à l'histoire les fables les plus aventureuses, les fantaisies les plus grossières et les plus tendancieuses. M. Daniel Mornet, maitre de conférences à la Sorbonne, a sévèrement jugé ce genre en écrivant fort justement : « Les biographies romancées sont dangereuses. Elles sont des écoles de truquage ou, plus poliment, de rhétorique. Elles habituent à « farder la vérité » et à goûter la vérité fardée. Elles sont à la vie vraie et à la conscience ce que leur sont le monde où l'on se farde et la conscience de ceux qui s'y plaisent. » Ce genre ne pouvait que convenir à notre époque où la sophistication s'étend à tous les domaines pour égarer l'opinion et lui faire accepter, démocratiquement, le retour à toutes les turpitudes du passé. ‒

Édouard ROTHENension du sens du mot mémoire qui indique la faculté de se souvenir, on appelle Mémoire, avec une majuscule, un plaidoyer écrit et Mémoires, au pluriel, des récits d'événements auxquels l'auteur a été directement mêlé ou dont il a été témoin. Parmi les Mémoires les plus célèbres pour soutenir des causes devant des juges ou devant l'opinion publique, il y a ceux composés par Voltaire pour les défenses de Sirven, de Calas, du chevalier de La Barre, et aussi ceux de Beaumarchais où l'on trouve de curieuses indications sur les mœurs judiciaires, celles des juges et des plaideurs, à la veille de la Révolution française. Proudhon a expliqué qu'en écrivant ses deux Mémoires contre la Propriété, il avait eu pour but de « refaire toute la législation en substituant de nouveaux principes aux anciens », et il a défini ainsi le « genre Mémoire » qui lui paraissait lui convenir : « Moitié science, moitié pamphlet, noble, gai, triste ou sublime, parlant à la raison, à l'imagination et au sentiment : je crois que je ferai mieux de me tenir à cette forme. La science pure est trop sèche ; les journaux trop par fragments ; les longs traités trop pédants ; c'est Beaumarchais, c'est Pascal qui sont mes maîtres. Mais quel avantage j'ai sur eux ! Je fais intervenir le monde entier dans mes écrits ; il n'est pas une question de philosophie, de morale, de politique, que je ne puisse faire entrer dans ces Mémoires. » (Proudhon : Lettres) Les Mémoires qui racontent les événements appartiennent a la fois à l'histoire et à la littérature. Pour l'histoire, ils sont une source de documents des plus précieux, avec les annales, les chroniques et les archives. En littérature, ils sont un des genres les plus vivants et, comme tel, ils ont toujours eu la faveur du public, de préférence aux œuvres d'imagination dont le succès est soumis davantage aux caprices de la mode. Ce sont eux surtout qui, parmi les matériaux de l'histoire, la font lire avec plaisir parce que les événements en sont curieux », disait Mably, et il ajoutait : « Je ne suis plus un lecteur qui lis, je suis un spectateur qui vois ce qui se passe sous mes yeux ». Ph. Chasles a constaté qu'en France les Mémoires historiques et littéraires étaient des produits de la sociabilité particulière formée par la sagacité et l'esprit d'analyse et d'ironie. Il a écrit : « De cette sociabilité française émana le Mémoire historique, le seul genre d'histoire qui nous convienne, celui dans lequel nous avons excellé. Notre histoire véritable, ce sont des lettres, des anecdotes et des portraits, œuvres de bonhomie et de vanité, où l'amour propre prend ses aises. La vie en France se compose d'actes et de sensations beaucoup plus rapides et plus vifs que dans les autres pays de l'Europe ; ces sensations recueillies par nos gens de cour, d'église ou de cabinet, forment une admirable galerie d'études sur l'humanité vue dans l'état social. Aux Mémoires de Retz de Saint-Simon, de Mme de Staël, aux Confessions de Jean-Jacques, les peuples étrangers ne peuvent rien opposer ; c'est de l'esprit, de l'éloquence, de la conversation et du drame ». Sainte-Beuve a remarqué que : « Tout homme qui a assisté à de grandes choses est apte à faire des Mémoires ». Nous verrons plus loin que les Mémoires ne méritent pas toujours une entière confiance par leur exactitude. Voltaire disait que « l'histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux ». C'est en produisant à la fois le récit des faits donnés pour vrais et donnés pour faux que les Mémoires sont de l'histoire et de la littérature. Mais si tendancieux qu'ils soient, ils contiennent toujours une vraisemblance, sinon une vérité, que n'ont pas la légende, la fable, le roman. Ils font penser que si les faits ne se sont pas produits exactement comme ils sont racontés, si les individus n'ont pas été absolument tels qu'on les a ou qu'ils se sont dépeints, ils pouvaient se produire ou être ainsi. C'est cette vraisemblance qui a permis le plutarquisme (voir ce mot) par ses apparences de vérité. Elle manque, malgré les références de certains livres appelés « historiques » aux fantasmagories adaptées à l'histoire d'après la mythologie, et il faut les pauvres cervelles dévoyées par la Bible pour croire aux Samson et aux Jonas transposés des fables d'Hercule par les Hébreux imitant les Grecs. Il faut de même avoir le crâne bourré de religion et de nationalisme pour arriver à se convaincre « historiquement » que saint Denis marcha en portant sa tête dans ses bras, que l'étendard des rois fut remis par un ange à des moines, que le Saint Esprit apporta du ciel l'huile dont ces mêmes rois seraient oints à leur couronnement, que des voix célestes commandèrent à Jeanne d'Arc de sauver la France, que des immortelles poussèrent à l'île d'Aix sous les pas de Napoléon et que sainte Geneviève arrêta la marche des Allemands en 1914. Par contre, il suffit que la plupart des mots historiques soient vraisemblables pour qu'ils soient tenus pour certains, le plutarquisme aidant. Les annales ont été la première forme de l'histoire. Elles ont consisté dans l'enregistrement chronologique des événements dont on voulait conserver le souvenir. Celles des Chinois, Assyriens, Égyptiens, Grecs, Romains sont du plus grand intérêt pour l'histoire de la haute antiquité. Leur synonyme fastes visait particulièrement les faits glorieux chez les Romains. On donne encore le nom d'annales à nombre de publications qui enregistrent les événements au fur et à mesure de leur production. Les commentaires sont les notes sommaires écrites par un personnage illustre sur les faits auxquels il a été mêlé. Ce genre a son modèle dans les Commentaires de César. On a aussi appelé commentaires des ouvrages qui sont plutôt des chroniques ou des mémoires comme ceux de Montluc ou de Rabutin. Les archives sont les collections de titres spéciaux, de chartes, de contrats, et généralement de tout ce qui était la coutume, le droit coutumier public ou privé des communautés ou des familles. Les archives nationales sont réunies dans des bibliothèques spéciales sous la garde d'archivistes. Les annales, augmentées de commentaires, devinrent les premières histoires. Tacite a appelé Annales ses récits des faits qui lui ont été antérieurs et Histoires ceux des faits de son temps. Des annales sortirent les chroniques qui furent l'histoire écrite au moyen âge. Elles donnèrent plus ou moins de développement aux annales pour fournir simplement de sèches énumérations de faits ou de véritables récits historiques. Les plus célèbres, rédigées par des laïques, furent celles de Villehardouin, de Joinville et de Froissart, mais le plus grand nombre fut écrit par des religieux. Elles avaient été précédées de la Chronique d'Eusèbe continuée par saint Jérôme, de celles de Grégoire de Tours, de Frédégaire, de Flodoard qui sont les documents à peu près uniques sur lesquels l'histoire des mille premières années du moyen âge a été établie. On a appelé Grandes Chroniques de France celles rédigées à l'abbaye de Saint-Denis jusqu'en 1350. Une liste détaillée des chroniques du moyen âge a été donnée dans la Bibliotheca historica de Potthast. Les bénédictins de Saint-Maur commencèrent. le recueil des Historiens des Gaules et de la France dont les deux premiers volumes parurent sous le nom de Dom Bouquet en 1738. Depuis 1834, la Société de l'Histoire de France publie la Collection de textes pour servir à l'étude de l'histoire et fait paraître chaque année six volumes d'anciennes chroniques. La chronique devint les Mémoires lorsque l'auteur prit une place personnelle de plus en plus importante dam le récit. Elle mêla alors aux faits historiques et d'ordre général des points de vue particuliers intéressants, surtout quant aux mœurs et à l'état de la critique. Les Souvenirs de Mme de Caylus, qui seraient apocryphes d'après M. Funck-Brentano, et les Confessions de J.-J. Rousseau sont en ce sens des Mémoires. L'histoire a trouvé une mine inépuisable, après les annales et les chroniques, dans des Mémoires comme ceux de Du Clercq et de Commines (XVème siècle), d'Olivier de la Marche, de Montluc, de Saulx-Tavaunes, de La Noue, de d'Aubigné, de la reine de Navarre, de Pierre de l'Estoile (XVIème siècle). À partir du XVIIème siècle, ils se multiplièrent. Il n'est guère d'hommes d'État, de guerre ou d'église, de grands seigneurs et de mondains qui n'aient écrit les leurs, depuis Sully jusqu'aux principaux acteurs de la Révolution. Il faudrait une longue nomenclature pour les citer tous. Les Mémoires les plus célèbres sont ceux du temps de la Fronde, ceux de Retz, de Molé, de Mm. de Montpensier, puis ceux de La Rochefoucauld, de Dangeau, de Saint-Simon, de l'abbé de Choisy, de La Porte, de Mme de La Fayette, de Duclos, du maréchal de Richelieu, de Mme du Hausset sur la Pompadour, de d'Argenson, de Bachaumont, de Mme de Campan sur la vie privée de Marie-Antoinette, de Mme d'Epinay, de Mme du Deffand, etc... Nombreux aussi sont les mémoires du temps de la Révolution qui vit en particulier ceux de : Mme Roland d'une si grande élévation et d'une si sereine pensée. Au XIXème siècle, les Mémoires furent de toutes sortes, depuis ceux militaires des maréchaux de l'Empire, ceux appelés Mémorial de Sainte-Hélène auxquels Napoléon collabora pour mettre un dernier maquillage sur son histoire, ceux politiques de Chateaubriand, de Mme de Rémusat qui fut un témoin lucide et un juge sévère de la cour impériale, ceux politiques aussi de Guizot, ceux littéraires d'A. Dumas, de P. de Kock et autres, jusqu'à ceux de M. Claude qui sont un bas feuilleton policier écrit dans un style d'une platitude désarmante. Il y eut aussi les Mémoires fantaisistes ; ceux de Joseph Prudhomme, prototype de Foutriquet, de Bouvard et Pécuchet, de Tribulat Bonhomet, du père Ubu, de M. Lechat, écrits par Henri Monnier, sont les plus réussis. La fantaisie se mêla de plus en plus aux Mémoires pour les transformer en romans généralement inférieurs. Aujourd'hui, il n'est pas de soliveau ministériel ou académique, de cabotin ou de catin à la mode, ayant joué un rôle plus ou moins malfaisant, ridicule ou scandaleux, qui n'écrive ou plutôt ne fasse écrire « ses Mémoires » par quelque plumitif affamé. On a eu, il n'y a pas longtemps, ceux de Mme Otero qu'une publicité sans pudeur compara aux Confessions de J.-J. Rousseau !... Diverses collections réunissent les Mémoires qui ont fourni à l'histoire le plus intéressant des apports : celle des Mémoires relatifs à l' Histoire de France, par Petitot et Monmerqué (1819-1829) en 130 volumes ; celle des Mémoires relatifs à l'Histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au XIIIème siècle, réunie par Guizot (1823-1835) en 31 volumes, et sa suite depuis le XIIIème siècle jusqu'à la fin du XVIIIème, par Michaud et Poujoulat (1836-1839) en 32 volumes ; celle des Mémoires relatifs à la Révolution Française, par Berville et Barrière (1820-1827) en 55 volumes, et d'autres. Il faut citer encore les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres suivis de ceux de l'Institut, ceux de l'Académie des Sciences, et la collection des Mémoires sur l'art dramatique où sont réunis ceux de Goldoni, Collé, Mlle Clairon, Talma et d'autres auteurs ou acteurs, formant 14 volumes. Citons enfin, parmi les Mémoires d'auteurs étrangers, ceux de Frédéric II, de Catherine II, de Franklin, de Mme Elliott, de J efferson, de Rostopchine, et parmi les Mémoires autobiographiques, ceux de Benvenuto Cellini, Casanova, Luther, Gœthe, Wagner et Tolstoï. Tous les Mémoires dits « historiques » n'ont pas la même valeur. Souvent, leurs récits ne doivent être admis qu'avec la plus grande circonspection et après de nombreuses confrontations. À côté des tendances particulières aux auteurs et qui dominent chez presque tous sur la vérité historique, il faut tenir compte de celles des partis, et bien des jugements sont sujets à caution. Voltaire, comparant les Mémoires qui paraissaient simultanément en Angleterre et en France, disait : « S'ils s'accordent ils sont vrais ; s'ils se contrarient, doutez. » Renan a écrit à propos des Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, de Guizot : « C'est presque une obligation pour l'homme qui a tenu dans sa main les grandes affaires de son pays de rendre compte à là postérité des principes qui ont dirigé ses actes et de l'ensemble de vues qu'il a porté dans le gouvernement. » Cela serait très bien, si ces hommes n'avaient pas agi si souvent sans principes et n'étaient pas surtout occupés, en écrivant leurs Mémoires, a donner le change sur leurs erreurs pour rechercher des justifications posthumes. On attend toujours les Mémoires d'un homme d'État qui, faisant loyalement son examen de conscience, dira : « Voilà comment je me suis trompé. Tirez-en les enseignements nécessaires !... » Ils sont pourtant nombreux ceux qui devraient s'exprimer ainsi. Est-il, par exemple, un seul des responsables de la grande guerre qui reconnaîtra son crime et son impéritie ? Non. La librairie est encombrée de la masse de leurs Mémoires où ils étalent avec une impudente vanité leur prétendu rôle dans la direction d'événements qui les avaient dépassés dès le premier jour. Tous ces apprentis sorciers sont fiers des calamités qu'ils ont déchaînées et de leur criminelle aberration. Un grand nombre de Mémoires sont apocryphes ; d'autres sont nettement faux, tels ceux attribués à Mme de Maintenon. Voltaire, qui a volontiers « plutarquisé » dans son Histoire du siècle de Louis XIV, en disait : « Presque chaque page est souillée d'impostures et de termes offensants contre la famille royale et contre les familles principales du royaume, sans alléguer la plus légère vraisemblance qui puisse donner la moindre couleur à ces mensonges. Ce n'est point écrire l'histoire, c'est écrire au hasard des calomnies qui méritent le carcan. » Parmi les Mémoires apocryphes, il y a des Mémoires de d'Artagnan, des Chroniques de l'Œil de Bœuf, des Mémoires de Napoléon Bonaparte. Ce genre se retrouve dans celui, fort en vogue aujourd'hui, des biographies romancées pour continuer à mêler à l'histoire les fables les plus aventureuses, les fantaisies les plus grossières et les plus tendancieuses. M. Daniel Mornet, maitre de conférences à la Sorbonne, a sévèrement jugé ce genre en écrivant fort justement : « Les biographies romancées sont dangereuses. Elles sont des écoles de truquage ou, plus poliment, de rhétorique. Elles habituent à « farder la vérité » et à goûter la vérité fardée. Elles sont à la vie vraie et à la conscience ce que leur sont le monde où l'on se farde et la conscience de ceux qui s'y plaisent. » Ce genre ne pouvait que convenir à notre époque où la sophistication s'étend à tous les domaines pour égarer l'opinion et lui faire accepter, démocratiquement, le retour à toutes les turpitudes du passé. ‒

Édouard ROTHEN

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