samedi 18 décembre 2021

Le jeu des perles de verre par Hermann Hesse

" D’autre part, avec une peine et un dévouement inouïs, il avait contribué à adoucir leur détresse : il avait, chaque fois, découvert de l’eau, détecté une source, un ruisselet. Il avait empêché qu’au comble de la misère on n’anéantît tout le bétail et en particulier il avait, à cette époque de grands périls, évité par son assistance et ses conseils, par des menaces, des sortilèges et des prières, par l’exemple et par l’intimidation, que celle qui était alors l’aïeule du village, saisie d’un désespoir et d’une dépression funestes, ne s’effondrât et ne lâchât stupidement les rênes. Il s’était révélé alors qu’en des époques d’angoisse et de préoccupation générales un homme est d’un secours d’autant plus grand que sa vie et sa pensée sont plus orientées vers l’esprit, vers des valeurs supérieures à sa personne, et qu’il a mieux appris le respect, l’observation, l’adoration, l’art de servir et de se sacrifier. Ces deux terribles années qui avaient failli faire de lui une victime et causer sa perte lui valurent finalement un grand prestige et la confiance, non seulement de la foule des irresponsables, mais aussi des quelques individus qui portaient le poids des responsabilités et savaient juger un homme de son espèce. Sa vie avait traversé ces épreuves et bien d’autres encore, quand il atteignit l’âge mûr et se trouva au point culminant de son existence. Il avait aidé à enterrer deux bisaïeules de la tribu, perdu un beau petit garçon de six ans, que le loup avait emporté. Il avait surmonté une maladie grave sans le secours de personne, en se soignant lui-même. Il avait souffert de la faim et du froid. Tout cela avait laissé des marques sur son visage et aussi dans son âme. Il avait également fait l’expérience que les hommes de pensée provoquent chez autrui une singulière espèce de scandale et de répulsion : de loin, certes, on les estime et, en cas de besoin, on a recours à eux, mais on ne les aime pas, on ne les considère pas comme ses semblables, on préfère s’écarter de leur route. Il s’était aussi rendu compte que des formules traditionnelles – ou librement inventées – de sortilèges et d’exorcismes sont bien plus volontiers acceptées par des malades ou des malheureux qu’un conseil sensé, que l’homme aime mieux supporter des maux et une apparence d’expiation que d’amender ou simplement d’examiner son être intime, qu’il croit plus facilement à la magie qu’à la raison, à des formules qu’à l’expérience : toutes choses qui, durant les quelques milliers d’années qui suivirent, n’ont sans doute pas autant changé que bien des livres d’histoire le prétendent. Mais il avait aussi appris qu’un homme de pensée, qui cherche, n’a pas le droit de perdre l’amour, qu’il doit affronter les désirs et les folies des autres, sans orgueil, mais sans le droit non plus de se laisser dominer par eux, qu’il n’y a qu’un pas entre le sage et le charlatan, le prêtre et le jongleur, entre le frère secourable et le profiteur parasite, et qu’au fond les gens préfèrent infiniment payer un escroc, se faire exploiter par un crieur de foire plutôt qu’accepter sans débours un secours généreusement offert. Ils n’aimaient pas payer en confiance et en amour, ils préféraient que ce fût en argent et en nature. Ils se trompaient mutuellement et attendaient qu’on les trompât. Il lui fallut apprendre à considérer l’être humain comme une créature faible, égoïste et lâche, et se rendre compte aussi qu’il partageait, lui-même, tous ces défauts et ces mauvais instincts. Et pourtant il lui fut permis de nourrir son âme de la foi que l’homme est aussi esprit et amour, qu’il y a en lui quelque chose qui s’oppose aux instincts et aspire à les ennoblir. Mais toutes ces idées sont sans doute bien trop déliées et trop subtilement formulées, pour que Valet en eût été capable. Disons qu’il était sur la voie qui y conduisait, que cette voie un jour mènerait jusqu’à elles et les dépasserait." 

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