dimanche 22 avril 2018

Tous les grands hommes ont du sang sur les mains

Je continue la lecture passionnante de François-René de Chateaubriand, ses "Mémoires d'Outre-tombe" et j'en suis arrivé au moment où il parle de Bonaparte, personne qu'il déteste, et des atrocités que cet homme a commis pour sa propre gloire. N'ayant aucune pitié pour ses ennemis, il n'en avait pas plus pour ses hommes qu'il mit à mort afin de ne pas les laisser en arrière à disposition de l'ennemi. Cet homme qui façonna sa vie, en faisant disparaitre des pièces de son passé, qui occulta des évènements, comme ceux de Toulon, afin de venir offrir à l'éternité l'aura d'un général sublime et vainqueur. Un homme qui offrit à la France un passé glorieux fait de victoires et de conquêtes.

Alors, nous entendons tous actuellement, les bonnes âmes de droite, les âmes de la boboitude En Marche, crier au scandale parce des gens se réclament du Ché ou de Robespierre parce que, ces hommes là auraient du sang sur les mains. Bonaparte en a tout autant mais personne n'en parle. Des millions d'hommes sont morts pendant ces "campagnes" plus ou moins victorieuses. Voici quelques autres exemples:


«Il a pris croissance dans notre chair ; il a brisé nos os, et s'est nourri de la moelle des lions. C'est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps : une partie de la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes ; une origine innocente est un obstacle. »

«De ces productions incohérentes du siècle il tira l'Empire ; songe immense mais rapide comme la nuit désordonnée qui l'avait enfanté. »

«Égorgement effroyable ! L'adjudant général Boyer écrit à ses parents : " Les Turcs, repoussés de tous côtés, se réfugient chez leur dieu et leur prophète ; ils remplissent leurs mosquées ; hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous sont massacrés. »

A Jaffa : « Napoléon se décida, dit M. Thiers, à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie : il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient ; l'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée. »

Miot, dans la première édition de ses Mémoires (1804) se tait sur les massacres ; on ne les lit que dans l'édition de 1814. Cette édition a presque disparu ; j'ai eu peine à la retrouver. Pour affirmer une aussi douloureuse vérité, il ne me fallait rien moins que le récit d'un témoin oculaire. Autre est de savoir en gros l'existence d'une chose, autre d'en connaître les particularités : la vérité morale d'une action ne se décèle que dans les détails de cette action ; les voici d'après Miot :

« Le 20 ventôse (10 mars), dans l'après−midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me détermina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs, marchant pêle−mêle, prévoyaient déjà leur destinée ; ils ne versaient point de larmes ; ils ne poussaient point de cris : ils étaient résignés. Quelques−uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnette. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger aussi imminent. Peut−être les plus hardis pensaient−ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le
bataillon qui les enveloppait ; peut−être espéraient−ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion.
Mais les massacres de Jaffa sauvaient−ils notre armée ? Bonaparte ne vit−il pas avec quelle facilité une poignée de Français renversa les forces du pacha de Damas ? A Aboukir, ne détruisit−il pas treize mille Osmanlis avec quelques chevaux ? Kléber, plus tard, ne fit−il pas disparaître le grand vizir et ses myriades de mahométans ? S'il s'agissait de droit, quel droit les Français avaient−ils eu d'envahir l'Egypte ? Pourquoi
égorgeaient−ils des hommes qui n'usaient que du droit de la défense ? Enfin Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la guerre, puisque les prisonniers de la garnison de Jaffa avaient mis bas les armes et que leur soumission avait été acceptée. Le fait que le conquérant s'efforçait de justifier le gênait ; ce fait est passé sous silence ou indiqué vaguement dans les dépêches officielles et dans les récits des hommes attachés à Bonaparte. " Je me dispenserai ", dit le docteur Larrey, " de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place : j'ai été le triste témoin de celui de Jaffa. " Bourrienne s'écrie : " Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire. Tout ce qu'on peut se figurer d'affreux dans un jour de sang serait encore au−dessous de la réalité. " Bonaparte écrit au Directoire que : " Jaffa fut livré au pillage et à toutes les horreurs de la guerre qui jamais ne lui a paru si hideuse. " Ces horreurs, qui les avait commandées ? »
Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud−ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d'une mare d'eau jaunâtre. Alors l'officier qui commandait les troupes fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents, y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu'avec une extrême répugnance au ministère abominable qu'on exigeait de leurs bras victorieux. Il y avait près de la mare d'eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l'entouraient. Il se précipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises ; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant la grâce de la vie. Il s'écriait : " De quoi suis−je coupable ? quel mal ai−je fait ? " Les larmes qu'il versait, ses cris touchants, furent inutiles ; ils ne purent changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. A l'exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j'ai parlé, puis, se prenant la main, après l'avoir portée sur le coeur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort ; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moment, leur religion et l'espérance d'un avenir heureux. Ils semblaient se dire : " Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d'un bonheur durable. " Ainsi ce bien−être après la vie, que lui promet le Koran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur.
Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les manières annonçaient un grade supérieur, je le vis faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s'y enterrer vivant : sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s'étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades, en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l'idée d'avancer le terme de ses souffrances. Ce spectacle, qui fait palpiter mon coeur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l'exécution des pelotons répartis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d'eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches ; il fallut frapper ceux−ci à la baïonnette et à l'arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue ; je m'enfuis, pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n'avons plus l'espérance de lui échapper, s'élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au coeur et qui devaient sur−le−champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu'il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant le sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l'abri de ce rempart affreux, épouvantable, n'avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma main qui n'en rend point toute l'horreur. »

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