« Dans
un État formé, qui subsiste, et se soutient, en demeurant appuyé
sur les fondements, et qui agit conformément à sa nature,
c'est-à-dire, par rapport à la conservation de la société, il n'y
a qu'un pouvoir suprême, qui est le pouvoir législatif, auquel tous
les autres doivent être subordonnés; mais cela n'empêche pas que
le pouvoir législatif ayant été confié, afin que ceux qui
l'administreraient agissent pour certaines fins, le peuple ne se
réserve toujours le pouvoir souverain d'abolir le gouvernement ou de
le changer, lorsqu'il voit que les conducteurs, en qui il avait mis
tant de confiance, agissent d'une manière contraire à ]afin pour
laquelle ils avaient été revêtus d'autorité. Car tout le pouvoir
qui est donné et confié en vue d'une fin, étant limité par cette
fin-là, dès que cette fin vient à être négligée par les
personnes qui ont reçu le pouvoir dont nous parlons, et qu'ils font
des choses qui y sont directement opposées; la confiance qu'on avait
mise en eux doit nécessairement cesser et l'autorité qui leur avait
été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau où
il jugera à propos, pour sa sûreté et pour son avantage. Ainsi, le
peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer des
entreprises de toutes sortes de personnes, même de ses
législateurs, s'ils venaient à être assez fous ou assez méchants,
pour former des desseins contre les libertés et les propriété des
sujets. En effet, personne, ni aucune société d'hommes, ne pouvant
remettre sa conservation, et conséquemment
tous
les moyens qui la procurent, à la volonté absolue et à la
domination arbitraire de quelqu'un, quand même quelqu'un en aurait
réduit d'autres à la triste condition de l'esclavage, ils seraient
toujours en droit de maintenir et conserver ce dont ils n'auraient
point droit de se départir; et étant entrés en société dans la
vue de pouvoir mieux conserver leurs personnes, et tout ce qui leur
appartient en propre, ils auraient bien raison de se délivrer de
ceux qui violeraient, qui renverseraient la loi fondamentale, sacrée
et inviolable, sur laquelle serait appuyée la conservation de leur
vie et de leurs biens. De sorte que le peuple doit être considéré,
à cet égard, comme ayant toujours le pouvoir souverain, mais non
toutefois comme exerçant toujours ce pouvoir; car, il ne l'exerce
pas, tandis que la forme de gouvernement qu'il a établie subsiste;
c'est seulement lorsqu'elle est renversée par l'infraction des lois
fondamentales sur lesquelles elle était appuyée. »
« On
peut demander ici, qu'est-ce qu'on devrait faire, si ceux qui sont
revêtus du pouvoir exécutif, ayant entre les mains toutes les
forces de l'État, se servaient de ces forces pour empêcher que ceux
à qui appartient le pouvoir législatif, ne s'assemblassent et
n'agissent, lorsque la constitution originaire de leur assemblée, ou
les nécessités publiques le requéraient? je réponds que ceux qui
ont le pouvoir exécutif, agissant, comme il vient d'être dit, sans
en avoir reçu d'autorité, d'une manière contraire à la confiance
qu'on a mise en eux, sont dans l'état de guerre avec le. peuple, qui
a droit de rétablir l'assemblée qui le représente, et de la
remettre dans l'exercice du pouvoir législatif. Car, ayant établi
cette assemblée, et l'ayant destinée à exercer le pouvoir de faire
des lois, dans de certains temps marqués, ou lorsqu'il est
nécessaire; si elle vient à être empêchée par la force, de faire
ce qui est si nécessaire à la société, et en quoi la sûreté et
la conservation du peuple consiste, le peuple a droit de lever cet
obstacle par la force. Dans toutes sortes d'états et de conditions,
le véritable remède qu'on puisse employer contre la force sans
autorité, c'est d'y opposer la force. Celui qui use de la force sans
autorité, se met par là dans un état de guerre, comme étant
l'agresseur, et s'expose à être traité de la manière qu'il
voulait traiter les autres. »
« Mais
puisqu'on ne peut supposer qu'une créature raisonnable, lorsqu'elle
est libre, se soumette à un autre pour son propre désavantage
(quoique si l'on rencontre quelque bon et sage conducteur, on ne
pense peut-être pas qu'il soit nécessaire ou utile de limiter en
toutes choses son pouvoir), la prérogative ne saurait être fondée
que sur la permission, que le peuple a donnée à ceux à qui il a
remis le gouvernement,
de
faire diverses choses, de leur propre et libre choix, quand les lois
ne prescrivent rien sur certains cas qui se présentent, et d'agir
même quelquefois d'une manière contraire à des lois expresses de
l'État, si le bien public le requiert, et sur l'approbation que la
société est obligée de donner à cette conduite. Et,
véritablement, comme un bon Prince, qui a toujours devant les yeux
la confiance qu'on a mise en lui, et qui a à coeur le bien de son
peuple, ne saurait avoir une prérogative trop grande, c'est-à-dire,
un trop grand pouvoir de procurer le bien public; aussi un Prince
faible ou méchant, qui peut alléguer le pouvoir que ses
prédécesseurs ont exercé, sans la direction des lois, comme une
prérogative qui lui appartient de droit, et dont il peut se servir,
selon son plaisir, pour avancer des intérêts différents de ceux de
la société, donne sujet au peuple de reprendre son droit, et de
limiter le pouvoir d'un tel Prince, ce pouvoir qu'il a été bien
aise d'approuver et d'accorder tacitement, tandis qu'il a été
exercé en faveur du bien public. »
«
Si quelqu'un dit : faudra-t-il donc que le peuple soit toujours
exposé à la cruauté et à la fureur de la tyrannie? Les gens
seront-ils obligés de voir tranquillement la faim, le fer et le feu
ravager leurs villes, de se voir eux-mêmes, de voir leurs femmes,
leurs enfants assujettis aux caprices de la fortune et aux passions
d'un tyran, et de souffrir que leur Roi les précipite dans toutes
sortes de misères et de calamités ? Leur refuserons-nous ce que la
nature a accordé à toutes les espèces d'animaux; savoir, de
repousser la force par la force, et de se défendre contre les
injures et la violence? Je réponds en deux mots, que les lois de la
nature permettent de se défendre soi-même, qu'il est certain que
tout un peuple a droit de se défendre, même contre son Roi; mais
qu'il ne faut point se venger de son Roi, telle vengeance étant
contraire aux mêmes lois de la nature. Ainsi, lorsqu'un Roi ne
maltraite pas seulement quelques particuliers, mais exerce une
cruauté et une tyrannie extrême et insupportable contre tout le
corps de l'État, dont il est le chef, c'est-à-dire, contre tout le
peuple, ou du moins contre une partie considérable de ses sujets :
en ce cas, le peuple a droit de résister et de se défendre, mais de
se défendre seulement, non d'attaquer son Prince, et il lui est
permis de demander la réparation du dommage qui lui a été causé,
et de se plaindre du tort qui lui est fait, mais non de se départir,
à cause des injustices qui ont été exercées contre lui, du
respect qui est dû à son Roi. Enfin, il a droit de repousser une
violence présente, non de tirer vengeance d'une violence passée. La
nature a donné le pouvoir de faire l'un, pour la défense de notre
vie et de notre corps; mais elle ne permet point l'autre; elle ne
permet point, sans doute, à un inférieur de punir son supérieur.
Avant que le mal soit arrivé, le peuple est en droit d'employer les
moyens qui sont capables d'empêcher qu'il n'arrive; mais lorsqu'il
est arrivé, il ne peut pas punir le Prince qui est l'auteur de
l'injustice et de l'attentat. Voici donc en quoi consiste le
privilège des peuples, et la différence qu'il y a entre eux, sur ce
sujet, et des particuliers : c'est qu'il ne reste à des
particuliers, de l'aveu même des adversaires,
si
l'on excepte Buchanan, qu'il ne leur reste, dis-je, pour remède, que
la patience; au lieu que les peuples, si la tyrannie est
insupportable (car on est obligé de souffrir patiemment les maux
médiocres), peuvent résister, sans faire rien de contraire à ce
respect qui est dû à des Souverains. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire