mercredi 4 avril 2018

Traité du Gouvernement Civil de John Locke



« Dans un État formé, qui subsiste, et se soutient, en demeurant appuyé sur les fondements, et qui agit conformément à sa nature, c'est-à-dire, par rapport à la conservation de la société, il n'y a qu'un pouvoir suprême, qui est le pouvoir législatif, auquel tous les autres doivent être subordonnés; mais cela n'empêche pas que le pouvoir législatif ayant été confié, afin que ceux qui l'administreraient agissent pour certaines fins, le peuple ne se réserve toujours le pouvoir souverain d'abolir le gouvernement ou de le changer, lorsqu'il voit que les conducteurs, en qui il avait mis tant de confiance, agissent d'une manière contraire à ]afin pour laquelle ils avaient été revêtus d'autorité. Car tout le pouvoir qui est donné et confié en vue d'une fin, étant limité par cette fin-là, dès que cette fin vient à être négligée par les personnes qui ont reçu le pouvoir dont nous parlons, et qu'ils font des choses qui y sont directement opposées; la confiance qu'on avait mise en eux doit nécessairement cesser et l'autorité qui leur avait été remise est dévolue au peuple, qui peut la placer de nouveau où il jugera à propos, pour sa sûreté et pour son avantage. Ainsi, le peuple garde toujours le pouvoir souverain de se délivrer des entreprises de toutes sortes de personnes, même de ses législateurs, s'ils venaient à être assez fous ou assez méchants, pour former des desseins contre les libertés et les propriété des sujets. En effet, personne, ni aucune société d'hommes, ne pouvant remettre sa conservation, et conséquemment
tous les moyens qui la procurent, à la volonté absolue et à la domination arbitraire de quelqu'un, quand même quelqu'un en aurait réduit d'autres à la triste condition de l'esclavage, ils seraient toujours en droit de maintenir et conserver ce dont ils n'auraient point droit de se départir; et étant entrés en société dans la vue de pouvoir mieux conserver leurs personnes, et tout ce qui leur appartient en propre, ils auraient bien raison de se délivrer de ceux qui violeraient, qui renverseraient la loi fondamentale, sacrée et inviolable, sur laquelle serait appuyée la conservation de leur vie et de leurs biens. De sorte que le peuple doit être considéré, à cet égard, comme ayant toujours le pouvoir souverain, mais non toutefois comme exerçant toujours ce pouvoir; car, il ne l'exerce pas, tandis que la forme de gouvernement qu'il a établie subsiste; c'est seulement lorsqu'elle est renversée par l'infraction des lois fondamentales sur lesquelles elle était appuyée. »

« On peut demander ici, qu'est-ce qu'on devrait faire, si ceux qui sont revêtus du pouvoir exécutif, ayant entre les mains toutes les forces de l'État, se servaient de ces forces pour empêcher que ceux à qui appartient le pouvoir législatif, ne s'assemblassent et n'agissent, lorsque la constitution originaire de leur assemblée, ou les nécessités publiques le requéraient? je réponds que ceux qui ont le pouvoir exécutif, agissant, comme il vient d'être dit, sans en avoir reçu d'autorité, d'une manière contraire à la confiance qu'on a mise en eux, sont dans l'état de guerre avec le. peuple, qui a droit de rétablir l'assemblée qui le représente, et de la remettre dans l'exercice du pouvoir législatif. Car, ayant établi cette assemblée, et l'ayant destinée à exercer le pouvoir de faire des lois, dans de certains temps marqués, ou lorsqu'il est nécessaire; si elle vient à être empêchée par la force, de faire ce qui est si nécessaire à la société, et en quoi la sûreté et la conservation du peuple consiste, le peuple a droit de lever cet obstacle par la force. Dans toutes sortes d'états et de conditions, le véritable remède qu'on puisse employer contre la force sans autorité, c'est d'y opposer la force. Celui qui use de la force sans autorité, se met par là dans un état de guerre, comme étant l'agresseur, et s'expose à être traité de la manière qu'il voulait traiter les autres. »

« Mais puisqu'on ne peut supposer qu'une créature raisonnable, lorsqu'elle est libre, se soumette à un autre pour son propre désavantage (quoique si l'on rencontre quelque bon et sage conducteur, on ne pense peut-être pas qu'il soit nécessaire ou utile de limiter en toutes choses son pouvoir), la prérogative ne saurait être fondée que sur la permission, que le peuple a donnée à ceux à qui il a remis le gouvernement,
de faire diverses choses, de leur propre et libre choix, quand les lois ne prescrivent rien sur certains cas qui se présentent, et d'agir même quelquefois d'une manière contraire à des lois expresses de l'État, si le bien public le requiert, et sur l'approbation que la société est obligée de donner à cette conduite. Et, véritablement, comme un bon Prince, qui a toujours devant les yeux la confiance qu'on a mise en lui, et qui a à coeur le bien de son peuple, ne saurait avoir une prérogative trop grande, c'est-à-dire, un trop grand pouvoir de procurer le bien public; aussi un Prince faible ou méchant, qui peut alléguer le pouvoir que ses prédécesseurs ont exercé, sans la direction des lois, comme une prérogative qui lui appartient de droit, et dont il peut se servir, selon son plaisir, pour avancer des intérêts différents de ceux de la société, donne sujet au peuple de reprendre son droit, et de limiter le pouvoir d'un tel Prince, ce pouvoir qu'il a été bien aise d'approuver et d'accorder tacitement, tandis qu'il a été exercé en faveur du bien public. »

« Si quelqu'un dit : faudra-t-il donc que le peuple soit toujours exposé à la cruauté et à la fureur de la tyrannie? Les gens seront-ils obligés de voir tranquillement la faim, le fer et le feu ravager leurs villes, de se voir eux-mêmes, de voir leurs femmes, leurs enfants assujettis aux caprices de la fortune et aux passions d'un tyran, et de souffrir que leur Roi les précipite dans toutes sortes de misères et de calamités ? Leur refuserons-nous ce que la nature a accordé à toutes les espèces d'animaux; savoir, de repousser la force par la force, et de se défendre contre les injures et la violence? Je réponds en deux mots, que les lois de la nature permettent de se défendre soi-même, qu'il est certain que tout un peuple a droit de se défendre, même contre son Roi; mais qu'il ne faut point se venger de son Roi, telle vengeance étant contraire aux mêmes lois de la nature. Ainsi, lorsqu'un Roi ne maltraite pas seulement quelques particuliers, mais exerce une cruauté et une tyrannie extrême et insupportable contre tout le corps de l'État, dont il est le chef, c'est-à-dire, contre tout le peuple, ou du moins contre une partie considérable de ses sujets : en ce cas, le peuple a droit de résister et de se défendre, mais de se défendre seulement, non d'attaquer son Prince, et il lui est permis de demander la réparation du dommage qui lui a été causé, et de se plaindre du tort qui lui est fait, mais non de se départir, à cause des injustices qui ont été exercées contre lui, du respect qui est dû à son Roi. Enfin, il a droit de repousser une violence présente, non de tirer vengeance d'une violence passée. La nature a donné le pouvoir de faire l'un, pour la défense de notre vie et de notre corps; mais elle ne permet point l'autre; elle ne permet point, sans doute, à un inférieur de punir son supérieur. Avant que le mal soit arrivé, le peuple est en droit d'employer les moyens qui sont capables d'empêcher qu'il n'arrive; mais lorsqu'il est arrivé, il ne peut pas punir le Prince qui est l'auteur de l'injustice et de l'attentat. Voici donc en quoi consiste le privilège des peuples, et la différence qu'il y a entre eux, sur ce sujet, et des particuliers : c'est qu'il ne reste à des particuliers, de l'aveu même des adversaires,
si l'on excepte Buchanan, qu'il ne leur reste, dis-je, pour remède, que la patience; au lieu que les peuples, si la tyrannie est insupportable (car on est obligé de souffrir patiemment les maux médiocres), peuvent résister, sans faire rien de contraire à ce respect qui est dû à des Souverains. »

Aucun commentaire: